La tête contre les murs (Georges Franju, 1959)
Ce qui devait marquer les débuts derrière la caméra de Jean-Pierre Mocky devint le premier long-métrage de Franju : un éclairage sur les conditions d’internement psychiatrique, la réalité des méthodes de guérison, l’élimination des individus considérés comme dangereux car n’obéissant pas aux normes acceptées par la société. Et pour souligner un peu plus la violence feutrée de cette oppression institutionnelle, le combat idéologique entre deux docteurs, l’un partisan d’une médecine autoritaire, l’autre défendant une approche libérale. On était donc en droit d’attendre un cri de révolte, et pourtant le film a tendance à ennuyer : sa facture dépassionnée déçoit, ce qu’il donne à comprendre est franchement court, et sa neutralité esthétique résonne presque comme un manque d’engagement. Le comble.
3/6
La belle équipe (Julien Duvivier, 1936)
Avec
Le Crime de Monsieur Lange, voici sans doute la cristallisation la plus explicite des aspirations du Front Populaire. Mais sous un vernis vaguement rousseauiste, derrière l’histoire de ces cinq amis chômeurs qui montent une ginguette et donnent forme à leur utopie en mariant travail et plaisir, se développe un concentré d’amertumes, d’abord en contre-chant discret puis en mélodie majeure. La fête a beau diluer les barrières sociales, le vin délier les langues et dégourdir les jambes, la mélodie de l’accordéon se marier aux arbres du bord de l’eau, l’amitié finira par se briser sur l’action de la garce absolue interprétée par Viviane Romance – du moins dans la version originale voulue par Duvivier. Le film a vieilli mais son déroulement mélodramatique, à la fois pastoral et unanimiste, conserve un certain éclat.
4/6
Bronco Billy (Clint Eastwood, 1980)
La névrose et les affrontements urbains des années 70 cèdent ici la place à un acquiescement souriant au carnaval de la vie, à une philosophie simple mais aimable qui fleure davantage le crottin de cheval que la poudre à canon. Se contentant de bâtir un rôle propre à satisfaire ses rêves adolescents, le héros-titre est le moteur spirituel d’une petite troupe excentrique qui réenchante l’Histoire à sa manière en permettant à chacune des ethnies, des minorités et des parias qui la composent de coexister fraternellement. Ce show est un monde où chacun peut jouer son personnage et où l’on vient à la fin saluer face caméra sous un chapiteau en forme de manteau d’Arlequin – celui de l’Amérique de l’après-Vietnam. D’où le charme d’un film-ballade drôle et nonchalant, un peu roublard mais tout à fait attachant.
4/6
Chérie, je me sens rajeunir (Howard Hawks, 1952)
Des singes faisant tourner bourrique, Grant grimé en Indien qui scalpe le soupirant de sa femme, Marylin Monroe en ravissante idiote… On ne s’aventurera pas trop en affirmant que, derrière l’incongruité de l’argument et la fantaisie des situations, le cinéaste s’amuse ici des multiples inhibitions de l’âge adulte et du désordre social causé par le retour en enfance. De là à y lire un éloge de l’idiotie et de l’irresponsabilité, il y a un pas. Le mieux est encore de se réjouir de l’humour un peu régressif de cette tranche de burlesque garantie sans sous-texte intello, sorte de version comique de
Benjamin Button qui culmine dans une dernière demi-heure assez désopilante, tant en convenant que l’on n’y trouve pas la précision infaillible, le rythme débridé et la jubilatoire drôlerie des plus grandes comédies hawksiennes.
4/6
Louisiana story (Robert Flaherty, 1948)
Chantre de la nature et de l’écologie, Flaherty accepte la commande de la Standard Oil et, alors qu’il devait tourner un film ouvertement industriel, contourne le dilemme en centrant le point de vue sur le regard émerveillé d’un jeune garçon. Car celui-ci accepte l’intrusion du progrès dans son quotidien édénique, transformant le monstre d’acier qui s’élève et se meut silencieusement au milieu du bayou en un animal fabuleux qu’il faut dompter comme les sauriens du marais. Montrant l’interpénétration pacifiste et utopique de deux univers, le vieux monde patriarcal, agraire, archaïque, naturel, et celui technologique de la machine et du pétrole, le film opère leur harmonieuse conciliation par une vision humaniste supérieure et grâce à l’esprit de jeu et de poésie, à la foi d’un enfant, de l’enfance éternelle.
4/6
Une nouvelle amie (François Ozon, 2014)
En guise de bon gros fuck à la manif pour tous, le cinéaste fait son
Laurence Anyways, le corse d’une généreuse louchée d’Almodóvar (fétichisme
queer et coloré, cocasserie théâtrale des récitals en boîtes de nuit) et le roule dans une problématique érotico-morbide à fort coefficient hitchcockien. Tant de références pourraient lui être fatales, mais on a compris depuis longtemps que son cinéma, s’il carbure aux effets de reconnaissance, en tire également son identité et ses principes de lecture. C’est aussi le paradoxe de cette variation sur le caractère mouvant de l’identité sexuelle, des places genrées et des désirs minoritaires, qui cultive une ambiguïté labile et incertaine tout en l’énonçant avec une clarté rationnelle, presque pédagogique, qui lui laisse assez peu d’ombre et de mystère.
4/6
Le paradis (Alain Cavalier, 2014)
Le dernier bricolage mi-expérimental mi-espiègle d’Alain Cavalier fait bien de ne pas durer plus de soixante-dix minutes : au-delà, la curiosité clémente aurait eu vite fait de se transformer en ennui poli. Si un certain talent est sans doute nécessaire pour parvenir à relier sans trop de dégâts ces agrégats d’images disparates, ces associations de jouets et de faux poèmes, ces plans de nature banals ou de bibelots sans valeur, ces confessions et récits mythologiques murmurés d’une voix chevrotante, il faut bien convenir que l’ensemble donne, comme
Irène, une étrange impression d’inachèvement en mode aléatoire. Mais c’est sans doute précisément le but recherché par le ciné-vidéaste, qui s’amuse à relire un quotidien minuscule à l’aune du conte et de la fable. Curieux objet.
3/6
Gueule d’amour (Jean Grémillon, 1937)
En même temps que Renoir et juste avant Carné, Grémillon humanise le mythe de Jean Gabin en lui offrant une fragilité, une proximité émotionnelle qu’il aura rarement l’occasion d’exprimer avec une telle latitude durant sa carrière. Glissant de la frivolité à la gravité, mêlant au plus grand réalisme des élans de jeu portés par une authentique poésie, l’acteur trouve ici l’un de ses plus beaux rôles. Mais il ne doit pas faire oublier tout le reste, et notamment les pupilles de chat et le visage acéré de Mireille Balin, la beauté allusive d’une mise en scène qui rend sensible le poids d’une passion tragique, la verve de répliques tour à tour suaves ou vénéneuses, et l’inexorabilité d’une spirale dramatique dictée par le mépris et l’humiliation sociale, dont seules les vertus de l’amitié resteront préservées.
5/6
Quintet (Robert Altman, 1979)
Le monde est en proie à une nouvelle ère glaciaire, les cadavres sont bouffés par les chiens, l’humanité survit entassée dans une cité-ghetto, et les élites se livrent à un jeu mortel censés leur procurer le grand frisson. Toujours concerné par le rituel et la peinture de rapports hypocrites que gèrent des règles strictes, Altman se plaît à démonter les mécanismes du pouvoir clérical et à exalter les vertus du combat solitaire. Dans cette œuvre à la distribution cosmopolite, où les personnages portent des noms qui renvoient aux pièces philosophiques de Shakespeare (Essex, Ambrosia, Vivia, Deuca…), les structures de cristal, les miroirs, les rideaux de stalactites, les vitres frangées du givre participent d’un discours crypté, énigmatique, qui tente d’interpréter la vie pour rejoindre la métaphysique.
4/6
Je n’ai pas tué Lincoln (John Ford, 1936)
Ford est à cette époque en pleine évolution vers la maturité et voit son style s’épanouir, son idéologie "lincolnienne" s’exprimer sans détours, ses sujets (petits ou grands) se hausser peu à peu à la dimension épique et être passés au même pressoir d’idéalisme familier et chaleureux. Toutes ces caractéristiques semblent concentrées au sein d’une évocation historique aux vertus presque documentaires, qui emprunte à des registres divers allant du film du procès au prêche humaniste, en passant par le récit carcéral. C’est une très bonne pioche, car l’assurance de la mise en scène, rompue à l’efficacité dramatique, se double d’une vigueur sincère dans la dénonciation de l’injustice révoltante dont fut victime le personnage principal. Un beau film grave sur l’humilité, la loyauté et la persévérance.
4/6
La panthère rose (Blake Edward, 1963)
Découvrir aujourd’hui ce célèbre pastiche policier, dont le thème de Mancini et le personnage animé se sont presque substitués à tout le reste dans l’imaginaire collectif, c’est avoir conscience que l’on a dix wagons de retard. Quelque part, la surprise et le plaisir sont d’autant plus grands. Parce que, entre
La Main au Collet et les comédies loufoques des années 30, l’intrigue gagne en cocasserie à mesure qu’elle se déroule. Et parce que si le casting a des atouts à faire valoir (de la plus belle femme du monde au plus catastrophique inspecteur de l’écran), la précision des situations absurdes et des gags hérités du slapstick n’est pas en reste, entre un quiproquo génialement chorégraphié autour d’un lit et une party (déjà) aux saillies désopilantes (le zèbre a manqué de me faire clamser de rire).
4/6
Temps sans pitié (Joseph Losey, 1957)
Avant même le générique, Losey montre le meurtrier de l’histoire et tue tout le suspense attendu, qui jouera donc ailleurs. Son ambition est manifestement de réaliser un film noir à la dynamite, débordant de force physique, sur le modèle d’
En Quatrième Vitesse et de
La Dame de Shanghaï. D’un point de vue politique, il cherche aussi à stigmatiser la corruption d’une société pourrie, sa désagrégation tant matérielle que morale. Mais si tout ce qui se rapporte au mouvement d’horlogerie interne est bien mené, si l’enchaînement rapide des séquences et les jeux de croisement des personnages maintiennent l’intérêt, c’est dans son portrait de père en faillite, alcoolique en quête de rédemption auquel Michael Redgrave offre une belle épaisseur, que cette course contre la montre est la plus convaincante.
4/6
Boccace 70 (1962)
Le programme commandé aux trois cinéastes consistait en des moyens-métrages d’une demi-heure dont le thème commun est l’étude de la sexualité dans les différentes classes sociales. Aucun réalisateur n’a respecté la durée et tous ont fait dévier le sujet vers la notion plus large d’érotisme en livrant des exercices de style parfaitement reconnaissables.
- • La tentation du docteur Antonio (Federico Fellini)
Dans ce qui constitue le meilleur sketch, le plus inventif et débridé, Fellini reprend la figure de vamp d’Anita Ekberg à des dimensions géantes pour mieux régler ses comptes avec le moralisme hypocrite des bien-pensants. Mené tambour battant au son de la ritournelle de Rota, le film orchestre une escalade délirante à l’onirisme désordonné et réfléchit sur la fonction de l’image en tant que dispositif stimulant le désir collectif. Féroce et jouissif. 5/6
• Le travail (Luchino Visconti)
Visconti se penche en toute logique sur les petits scandales d’une aristocratie décadente et, faisant évoluer son registre vers celui de la légèreté, traite de la dimension marchande des rapports charnels au sein d’un jeune couple d’oisifs. Le film doit tout à son actrice : Romy Schneider, en tout point magnifique, le traverse comme une tornade de charme, d’énergie et de sensualité, l’infléchissant même sur le fil d’une note bienvenue de gravité. 4/6
• La loterie (Vittorio De Sica)
Concoctée par De Sica et située cette fois dans le milieu paysan, la conclusion du triptyque trouve une tonalité farcesque et gentiment grivoise en dressant le portrait d’une communauté chauffée par la mise en jeu de la loterie foraine – rien d’autre que la mégabombe du village, j’ai nommé la caliente Sophia. La comédie ne porte pas à conséquence mais elle est suffisamment cocasse et épicée pour faire passer un bon moment. 4/6
L’homme au complet blanc (Alexander Mackendrick, 1951)
Un modeste inventeur met au point la formule du tissu inusable et insalissable, provoquant ainsi l’union sacrée du Capital et du Travail. S’il fait la part belle au numéro d’acteur (Alec Guinness, naïf et doux), le film garde la recette de bien des comédies britanniques de l’époque : un point de départ absurde poussé jusque dans ses conséquences les plus logiques. Sans verser dans la démonstration ou la revendication, il renvoie dos à dos capitalisme carnassier et prolétariat myope et dispense une pensée étrangement désabusée selon laquelle tout progrès est voué à être étouffé par des intérêts divergents mais aussi frileux les uns que les autres. Propos acerbe, adouci par la poésie lunaire qui émane des tribulations de cet homme trop désintéressé pour la société, au costume brillant dans la nuit.
4/6
Marie-Jo et ses 2 amours (Robert Guédiguian, 2002)
Des nus et des bateaux : tout le projet du film le plus tragique et douloureux du cinéaste pourrait se résumer à ces deux motifs. Les premiers, hommes et femmes, valent pour l’humanité toute entière ; les seconds, petits ou grands, symbolisent leur destin voyageur, leur besoin d’aller voir ailleurs, leurs pulsions de vie et de mort. Dans l’écrin indigo de la cité aux mille ressacs, une femme blessée d’amour porte en elle ce goût de peau et de larmes qui lui corrode le cœur. Souffrir en aimant encore ou aimer en souffrant encore… Dilemme éternel exploré à même la chair, romance sans issue pour un mélodrame poignant qui ne flamboie pas, remplace les violons par des chansons à deux francs six sous et juxtapose la félicité la plus solaire et la détresse la plus vive. Les acteurs sont au diapason, superbes.
5/6
On murmure dans la ville (Joseph L. Mankiewicz, 1951)
Film un peu étrange, difficile à identifier, fertile en morbidité (le cadavre d’une belle jeune femme présenté en cours d’anatomie) et en mystère (le compagnon taciturne revenu d’entre les morts). En pleine période maccarthyste, le réalisateur s’élève contre le poison de la rumeur publique et affirme sa croyance au talent individuel, à l’éclat et à la joie, autant que son hostilité au culte de l’argent, au conformisme, à la mesquinerie et à l’envie. Il renonce à ses savantes constructions narratives au profit d’un mélange de mélodrame et de comédie dont l’originalité se fonde sur la puissance du faux, du mentir-vrai qui engendre le doute et apporte aussi le remède au scepticisme comme on peut en juger par l’intrigue amoureuse. Mais l’ensemble est presque trop indéfini pour trouver une vraie cohérence.
3/6
Lifeboat (Alfred Hitchcock, 1944)
La propagande est ici torpillée en bonne et due forme comme le bateau d’approvisionnements au début du film. Un groupe de sept survivants (dont un sosie de Susan Sarandon et un d’Ellen Page), microcosme de l’Amérique de l’après-Pearl Harbor, recueille un capitaine nazi qui va dès lors jouer un double jeu. La situation, minimale et propice à tous les enjeux, est exploitée en un huis-clos flottant dont la clarté psychologique se nourrit d’ambigüité et de cruauté (un nourrisson et sa jeune mère meurent au bout de dix minutes). Analysant le désarroi d’une nation face à un ennemi intelligent et conquérant, Hitchcock sonde les notions de civilisation, de sauvagerie, de trahison, d’individualisme, de cohésion, les densifie avec une prodigieuse maîtrise, et démontre que chez lui le réputé mineur peut avoir un goût de grand cru.
5/6
Et aussi :
Metropolitan (Whit Stillman, 1990) -
4/6
'71 (Yann Demange, 2014) -
4/6
Quand vient la nuit (Michaël R. Roskam, 2014) -
5/6
La prochaine fois je viserai le cœur (Cédric Anger, 2014) -
4/6
Love is strange (Ira Sachs, 2014) -
5/6
Trains étroitement surveillés (Jirí Menzel, 1966) -
4/6
Night call (Dan Gilroy, 2014) -
4/6