Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Federico
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Federico »

En l'absence d'un topic sur Naomi Watts, je reprends un vieux fil entamé quelques années sur un autre topic...

Par curiosité, j'ai regardé (ou plutôt tenté de regarder) Ellie Parker. Pour être franc, vu que c'était en italien et que très vite l'amateurisme de la réalisation m'a fait tomber les yeux, les bras et tout le reste, j'ai passé de nombreuses séquences en accéléré.
Ces piètres conditions de visionnage ne m'autorisent sans doute pas à formuler un avis très valable mais le peu que j'ai capté confirme hélas ce qui fut écrit ici plus haut : c'est horriblement mauvais. :?

Ce tout petit film était à l'origine un court fait entre amis (le "réalisateur" Scott Coffey et Naomi Watts avaient panouillé ensemble sur Tank girl) tourné juste avant que la carrière de l'actrice n'explose avec le film que vous savez puis remonté et complété pour en faire un long-métrage sorti en 2005. Comme l'ont écrit Silencio (le bien nommé) et Thaddeus, c'est un one-Watts-show. Malheureusement (on se demande comment il est possible de ne pas proposer le minimum potable avec une telle merveille d'actrice), la réalisation en DV est abominable, intégralement filmée au grand angle (des plans d'ensemble aux très gros plans), bref, laisse l'impression d'avoir été confiée au petit frère du 3ème assistant accessoiriste sur Mulholland Dr., fan transi trop timide pour oser le faire lui-même.

En conclusion, une curiosité à ne réserver justement qu'aux inconditionnels de la craquante Naomi qui parvient malgré tout à exprimer de temps en temps sa capacité à passer par tous les stades, de la classe à la plus grande vulgarité. Une "performance" captée de façon on ne peut plus cheap où la belle se change en conduisant, tire sur un spliff dans son bain, participe à une séance de cri primal... Un essai (raté, vous l'aurez compris) mais troublant dans la mesure où son personnage d'apprentie-actrice borderline en rappelle inévitablement un autre...
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Je lui fais "Pouet-Pouet"!
Elle me fait "Pouet-Pouet"!
On se fait "Pouet-Pouet"!
Et puis ça y est (pas vraiment) :mrgreen:
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Supfiction »

Étrange que personne n'ai réagit à ce qui est posé ici comme une évidence, une affirmation (même pas une accusation). Lynch a t-il un jour été interrogé au sujet de Céline et Julie vont en bateau ?
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Thaddeus
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Thaddeus »

Je doute fort que Lynch ait jamais entendu parler de Rivette ni vu ne serait-ce qu'un seul de ses films. :)
Ça me rappelle une interview où on l'interrogeait sur Alain Resnais, qui pourrait être considéré, par certains aspects, comme matriciel de son cinéma. Il n'avait pas la moindre idée de qui était ce bonhomme. Bref, je crois que niveau cinéphilie, il a... quelques lacunes, disons.

EDIT : Rien à voir, mais je viens de relire la toute première page du topic, et c'est quand même dingue de constater qu'il ne faut pas attendre plus de trois ou quatre messages pour que ceux-ci consistent presque exclusivement en l'"interprétation" du scénario, voire de tel ou tel détail. :) ... :|
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Federico »

Thaddeus a écrit :Je doute fort que Lynch ait jamais entendu parler de Rivette ni vu ne serait-ce qu'un seul de ses films. :)
Ça me rappelle une interview où on l'interrogeait sur Alain Resnais, qui pourrait être considéré, par certains aspects, comme matriciel de son cinéma. Il n'avait pas la moindre idée de qui était ce bonhomme. Bref, je crois que niveau cinéphilie, il a... quelques lacunes, disons.
Qu'il ait été influencé par Resnais ou Rivette, je n'en sais rien. Qu'il n'en ai jamais entendu parler, ça m'étonne un peu quand même. Je pré-suppose le bonhomme assez cultivé et curieux, notamment vis-à-vis du cinéma européen (parmi ses influences avouées : Fellini, Bunuel, Bergman et même Jacques Tati)...
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par aurelien86 »

Revu le film ce soir... c'est toujours aussi magique, vénéneux, charnel, envoutant...

Par curiosité, quelqu'un sait il où je pourrais éventuellement retrouver la critique des Cahiers et/ou Positif de l'époque (à la sortie du film) ? Je demande car parfois elles sont en ligne, ou certaines personnes les ont scanné (quelqu'un m'avait transmis il y a quelques temps la critique de Titanic des Cahiers par exemple). Si quelqu'un à ça, je suis preneur. Merci beaucoup. :)
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Federico »

aurelien86 a écrit :Revu le film ce soir... c'est toujours aussi magique, vénéneux, charnel, envoutant...

Par curiosité, quelqu'un sait il où je pourrais éventuellement retrouver la critique des Cahiers et/ou Positif de l'époque (à la sortie du film) ? Je demande car parfois elles sont en ligne, ou certaines personnes les ont scanné (quelqu'un m'avait transmis il y a quelques temps la critique de Titanic des Cahiers par exemple). Si quelqu'un à ça, je suis preneur. Merci beaucoup. :)
La critique de Thierry Jousse dans Les CDC de nov 2001 : http://www.davidlynch.de/cdcmd.html
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Thaddeus
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Thaddeus »

Dans une autre vie et en d'autres lieux, j'avais alimenté pendant plusieurs années un topic où je recensais tous les papiers/critiques possibles et imaginables sortis en France (et ailleurs...) sur le film, et sous n'importe quel support. C'était ma période fan boy. C'est pratique, j'ai donc juste à y retourner et à faire un copié-collé. Cadeau.

EDIT : Je vois que Federico m'a devancé.


La critique des Cahiers du Cinéma & trois autres textes parus dans la revue :
Spoiler (cliquez pour afficher)
L'amour à mort
(article paru dans le numéro de novembre 2001)

Le dernier film de David Lynch marque une nouvelle étape dans sa conquête d'un espace narratif débarrassé des contingences de la stricte vraisemblance, espace mental dont les lois s'apparentent très directement à celles du rêve avec télescopages, condensations, escamotages et autres substitutions à la clé. Prévu d'abord pour être le pilote d'une série télé refusée par la chaîne ABC, Mulholland Drive est finalement devenu un long métrage qui emprunte, dans une certaine mesure, ses codes à cette forme télévisuelle qui, depuis longtemps déjà, nourrit le cinéma. Le film s'ouvre sur un double événement inaugural : l'enlèvement, l'accident et l'amnésie de la brune Rita et l'arrivée émerveillée de la blonde Betty à Los Angeles, lieu de projection et d'idéalisation par excellence. Inévitablement, irrésistiblement même, les deux filles vont se croiser dans une demeure de Beverly Hills où leur destin va se lier de façon irrémédiable. La première partie de Mulholland Drive prend ainsi la forme d'une enquête où les deux filles jouent les détectives privés en quête de la véritable identité de Rita. Parallèlement à cette recherche, une série de micro-décalages chargent le film d'un mystère, d'une tension diffuse, laissant supposer que cette enquête pourrait déboucher sur un complot plus vaste articulé autour des rapports complexes entre Hollywood et la Mafia. L'ensemble des signes distribués aléatoirement dans la première partie trouvera une manière de résolution dans une seconde partie, beaucoup plus brève, réinterprétation générale des faits et gestes de tous les personnages du film, un peu comme si les données du problème étaient d'un seul coup compressées et redistribuées à seule fin d'être élucidées.

Que les deux filles de Mulholland Drive soient d'abord des personnages d'une série imaginaire ne fait aucun doute. Physiquement, elles sont comme des archétypes, des figures sans profondeur à la silhouette admirablement dessinée, embarquées dans une aventure improbable. Betty, la blonde, peut être vue comme une héroïne de série qui fantasmerait sur Hollywood et le monde mystérieux, voire pervers du cinéma. Tout se passe comme si on était d'abord plongé dans l'endroit positif de son fantasme avant d'en découvrir l'envers cauchemardesque et terrifiant, même si les signes du cauchemar sont déjà présents à l'état latent dans la première partie. De ce point de vue, Betty est aussi une spectatrice qui voudrait pénétrer de plain-pied dans l'univers de son fantasme, rompre la frontière qui la sépare de l'écran incarné par Rita, la femme fatale, la réincarnation de Gilda, l'héroïne de film noir par excellence. Comme dans toute bonne fiction hitchcockienne, Betty est évidemment notre substitut, celle par qui le film advient et atteint, à mesure de son déroulement labyrinthique et sensuel, les zones les plus profondes de notre cerveau, d'abord innocente dans un monde virtuellement coupable, puis coupable dans un monde corrompu. Comme tout spectateur qui se respecte, Betty est prise au piège des images qui l'ont nourrie. Pour autant, Mulholland Drive ne se résout pas, fort heureusement, à un précis de décomposition de ces images, ni à une leçon, fût-elle magistrale. Son ambiguïté fondamentale est son carburant majeur, la source même de sa beauté. Car ces images-pièges sont aussi le moteur du cinéma, faute de quoi le contrat fondamental entre le film et le spectateur n'existerait même pas. Montrer leur caractère dangereux et vénéneux ne fait bien sûr qu'augmenter leur potentiel de séduction et d'attraction, et non l'inverse.

Mulholland Drive est aussi un nouvel avatar du ruban de Moebius cher à David Lynch, une forme dont on trouve l'esquisse dans Blue Velvet et un premier achèvement dans Lost Highway. Les deux côtés du ruban se retournent comme les deux faces interchangeables d'une seule et même réalité, et la fin rejoint le début en une circularité infinie. On pourra toujours dire que l'une des deux faces représente le rêve et l'autre la réalité, mais l'inverse pourrait tout aussi bien être vérifiable. Ici encore, la dualité des personnages féminins, qu'on retrouve incarnant d'autres rôles à l'intérieur de la dernière partie du film, renvoie très directement à cette forme fascinante qui fonctionne comme un cerveau dont les deux hémisphères se répondent sans cesse. C'est ainsi que ce film de David Lynch, comme Lost Highway mais de manière encore plus subtile, exige sans cesse du spectateur une double postulation, à la fois lecteur des images, interprète des signes et, en même temps, capteur privilégié des climats, atmosphères et autres flux que la mise en scène n'a de cesse de faire lever. Il y a dans Mulholland Drive, un côté film ambient, au sens où la création d'ambiances incroyablement sophistiquées et la permanente fluidité de leurs enchaînements conduisent en priorité la perception du spectateur. Ce qui revient souvent à croire que tout est mystère, rien n'est rationnel, explicable et qu'il s'agit seulement de se laisser porter, comme dans un environnement, une installation ou une pièce musicale, par la pure sensorialité. Mais, en réalité, cette dimension sensorielle, pour fondamentale qu'elle soit, ne doit jamais faire oublier que le film est aussi un texte qu'il faut lire et interpréter. C'est dans l'interstice, la faille créée parla disjonction ou l'ambivalence entre ces deux pôles apparemment contradictoires, que s'engouffre ou se glisse précisément le film, objet tout à la fois rationnel et insaisissable.

En voyant Mulholland Drive, on pourra aisément le ranger dans cette tendance postmaniériste mise à jour il y a déjà quelques années. Postmaniériste, c'est-à-dire ayant dépassé la citation, l'imitation, la déformation, voire la parodie, propres au maniérisme au profit d'images plus subtiles et plus raffinées qui supposent une mémoire du cinéma déjà assimilée et digérée, invisible en quelque sorte, créatrice de formes fantomatiques, complexes et composites. De ce point de vue, le dernier film de Lynch est un objet d'autant plus passionnant que cette assimilation des images en est le sujet même. Mulholland Drive raconte précisément l'aventure de personnages qui vivent sous l'influence d'images anciennes, de modèles préexistants. S'il n'est pas sans rappeler certaines œuvres de Brian De Palma (par exemple, Snake Eyes pour prendre un exemple récent) ou de Quentin Tarantino (Pulp Fiction auquel on pense parfois), il va plus loin qu'eux, se situant dans un au-delà où il ne s'agit plus d'imiter mais de vivre avec ses fantômes, de les apprivoiser en quelque sorte, de les faire siens. A ce titre, l'éblouissante séquence du play-back au théâtre ou celle, non moins impressionnante, dans laquelle Betty réinterprète magistralement une scène banale lors de son bout d'essai pour les studios, fonctionnent comme de formidables métaphores du film lui-même. Vivre, parler, chanter en play-back, c'est-à-dire répéter des paroles déjà écrites en les interprétant différemment, en changeant leur direction, voilà toute l'histoire des personnages, et du cinéma d'aujourd'hui. On pourrait même dire que Mulholland Drive est l'histoire d'une schizophrène, Betty, qui tente de passer de l'état d'image à celui de personnage, de l'état de spectatrice à celui d'actrice. C'est à cet apprentissage de la liberté, fût-il mortel, à cette assimilation définitive de la mémoire que nous invite le film, apprentissage qui est aussi celui du cinéma contemporain qui ne peut vivre en dehors de son histoire mais qui ne peut pas exister non plus sans se retourner contre elle et faire de ce retournement l'instrument de sa propre liberté.

Mais toute cette construction alambiquée, tout ce jeu de pistes, toute cette accumulation incroyable de strates multiples, toute cette sédimentation métaphorique ne serait rien si Mulholland Drive n'était pas d'abord et, avant tout, une formidable réflexion en actes sur Hollywood, sur le métier et le jeu d'acteur et surtout une magnifique histoire d'amour entre deux filles, d'un lyrisme pratiquement sans équivalent dans le cinéma contemporain. Comme Twin Peaks, le film, était d'abord le récit d'un inceste, Lost Highway celui d'une crise conjugale, Mulholland Drive est l'histoire d'un amour impossible, ambivalent, vital et mortel à la fois. Toute la première partie, euphorique si l'on veut, raconte avant tout la découverte et la montée progressive de cet amour jusqu'au point culminant de sa déclaration nocturne (le sublime I'm in love with you) avant de révéler le poison qu'il porte en son sein même, sa part d'ombre, de cauchemar. Tout revient en accéléré mais sur un mode définitivement morbide. Dans ce jeu de dupes, le cinéaste du film (auquel on ne peut en aucun cas identifier Lynch, qui serait plutôt son contraire) joue un rôle décisif, tout à la fois miroir vaniteux de cette industrie du rêve dans laquelle Betty voudrait tellement se fondre et lui-même dupe de ce système dont il est à la fois un reflet dérisoire et un maillon servile, c'est-à-dire tout le contraire d'un authentique metteur en scène. On le voit : quelle que soit la porte qu'on ouvre pour entrer dans Mulholland Drive, on retombe sur la dualité. De cette dualité, à la fois forme, fond, sujet, objet du dernier film de David Lynch, naît une fascination qui n'est pas prête de se dissiper.

Thierry Jousse
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La blonde préfère les femmes
(article paru dans le numéro de juin 2001, pour la rétrospective du Festival de Cannes)

Air connu : un grand cinéaste réalise toujours le même film. À propos de Mulholland Drive, on a pu donc entendre certains dire avec un air blasé que Lynch fait encore et toujours du Lynch. Sauf que, chez Lynch, même et surtout si l’on est en terrain familier, c’est toujours de vacillement qu’il s’agit. Mulholland Drive était destiné à être le pilote d’une série que des gens de télé ont refusé de produire. De cet épisode conçu pour convaincre des diffuseurs, Lynch a tiré un film magnifique, au centre de ses obsessions et de ses lieux communs, tournant toute la dernière partie pour l’occasion. Le film rassemble in extenso le premier et le dernier épisode de cette série à jamais perdue dans les tiroirs. On pourra toujours rêver les épisodes manquants, mais ce n’est plus le problème de Lynch car, comme souvent chez lui, le manque, l’absence, se confond avec un stupéfiant et arbitraire dérèglement qui bouleverse le jeu de rôles.

La première partie du film, comme Twin Peaks, multiplie les portes, les personnages, les scènes qui s’agencent de manière à la fois harmonieuse et superfétatoire. Seuls deux personnages lient l’ensemble, deux jeunes femmes, deux actrices superbes qui allument et envoûtent le spectateur dès leur première apparition, une blonde et une brune venues à Hollywood pour devenir stars, ainsi qu’un semblant d’intrigue, qui ne sera d’ailleurs jamais résolu, l’une d’elles ayant perdu la mémoire et se retrouvant en possession d’une mallette remplie de billets.

Lynch invente alors un monde-feuilleton, dont la seule cohérence est celle de la scène, toutes longues, folles, drôles et émouvantes. Au milieu du film surgit une boîte noire, objet aussi mystérieux que la valise d’En quatrième vitesse auquel on pense souvent, au travers de laquelle s’engouffrent non seulement les deux héroïnes, mais toutes les intrigues à peine nées – les autres épisodes -, le film s’aspirant lui-même de l’intérieur. Betty la blonde (Naomi Watts, l’apparition de ce festival) devient alors Diane et même si l’on voit toujours les mêmes personnages (un cinéaste brimé, un cow-boy philosophe, un monstre…), on ne comprend plus grand-chose. Sauf ceci : avant, la blonde est tombée follement amoureuse de la brune (leur étreinte, intensément érotique, est l’une des scènes d’amour les plus belles vues sur un écran depuis longtemps) et a de fait découvert qu’elle était lesbienne. C’est alors que la boîte fait son entrée, qui doit contenir en son sein tous les refoulés puritains. Betty, devenue Diane, voit celle qu’elle n’avait que commencée à aimer embrasser une autre. Et c’est probablement l’une des scènes les plus cauchemardesques que le cinéaste ait jamais filmées.

Le film de Lynch n’aura pas cessé de rajouter pour finalement en arriver à ce plan bouleversant. Il met désormais uniquement en scène des actes, par exemple la naissance et la fin, quasi simultanée, d’une histoire d’amour (ou celle, aussi belle, de la naissance de Betty en tant qu’actrice). Au travers de ces dérèglements, de ces changements de corps et d’identités, Lynch filme littéralement ce nouveau trauma : l’horreur d’être dépossédé non pas tant de soi (cela, c’était ses précédents films) mais de l’être aimé. Et encore n’est-ce là qu’une de premières ébauches d’hypothèses de ce film si dense que, déjà, on ne cesse plus d’y revenir.

Jérôme Larcher
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Mulholland Drive me crazy
(article paru dans le numéro de septembre 2002)
"You drive me wild", dit Rita/Camilla à Betty/Diane lorsqu’elles s’étreignent sur le sofa. Mulholland Drive rend fou. Il affole l’interprétation (combien de textes en quelques mois ?), il rend amoureux (de chaque parole, de chaque geste). À l’origine de cette démence, il y a surtout cette cassure souveraine en fin de film. Mais où commence-t-elle ? Quand Diane se réveille de son rêve hollywoodien de détective amoureuse (l’interprétation la plus répandue) ? Les deux heures passées n’étaient donc qu’un rêve ? Pourquoi ne serait-ce pas juste avant : quand les deux femmes font l’amour pour la première fois ? Comme Mulholland Drive est le plus beau film sur le visage féminin depuis Hautes Solitudes, voici quelques gros plans.
1. "I'm in love with you"
La peau s’éclaire, les joues rougissent de désir. Betty se tient raide dans son pyjama sous les draps. Rita, nue, pulpeuse presque monstrueuse, semble un ogre devant un enfant. Betty se perd dans la chaleur de l’étreinte, enivrée, elle répète par deux fois sa révélation : "I'm in love with you." Rita, c’était tout Hollywood servi d’un coup sur un plateau, une star inquiète tombée des collines, une bimbo programmée pour livrer à heure fixe deux ou trois indices qui relancent le désir. Oh doux plaisir de l’aventure ! Betty-Marlowe refuse même une audition pour aller fouiller la vie passée de Rita ; le cinéma ne fait pas le poids, vive la vie aventureuse en direct. Mais la détective story a vite fait de se transformer en histoire d’amour : fini la rigolade et la jouissance des signes. Ce qui compte, ce n’est pas de résoudre des énigmes, c’est de chercher ensemble. Dans le visage double repris de Persona, on peut voir tout autant une complétude (les pièces du puzzle enfin assemblées) que la promesse d’une déchirure.
2. Llorando
Qu’apprennent les deux femmes dans ce spectacle grotesque donné en l’honneur de quelques spectateurs égarés ? Elles apprennent à pleurer. On savait que Betty pouvait pleurer sur commande (la répétition) ; cette fois elle est prise de soubresauts, vibrant sur place comme possédée. La voix déchirante de Rebecca Del Rio résonne dans un silence de plomb. Un sinistre gus pourra bien délivrer une parabole fumante et fumeuse sur le simulacre ("No hay banda"). La découverte de l’illusion ne fera jamais disparaître l’intensité de l’affect. Est-ce la terreur qui les fait pleurer ? Est-ce la beauté ? Est-ce la certitude soudaine de l’éphémère ? Est-ce la faiblesse, la fragilité, qui s’empare de ces deux corps amoureux après leur première nuit d’amour ? Est-ce la reconnaissance de leur destin : "Llorando por tu amor" ?

Tout cela à la fois. Voilà ce qu’elles ont appris, voilà pourquoi la boîte bleue leur est donnée. La boîte entre les mains, elles rentrent à la maison en silence (où est passé le bavardage ininterrompu de Betty ?). Rita prend la clé sur l’étagère, elle se retourne, Betty a disparu. Contaminée par le théâtre espagnol, Rita/Gilda/Camilla implore : "Donde estas ?" Betty est allée prendre sa position de cadavre, dans la pièce d’à côté, celle de Diane couchée sur son lit de mort. Rita ouvre seule la boite de Pandore, la boîte de tous les maux, celle qui dans le mythe verse les larmes de la Terre.
3. Crying
Betty est tombée amoureuse et de cette chute elle ne se relèvera pas. Ce raccourci sublime déplore une fatalité ; aimer c’est avoir peur de ne pas être aimé. Betty vit maintenant dans des sables mouvants ; les indices de la detective story viennent se cristalliser autour de Rita comme des pailles de fer s’abattent dans tous les sens sur un aimant. Diane a perdu Camilla, les dents racornies par la douleur, elle se traîne du sofa à la cuisine dans un vieux peignoir qui sent la mort. Diane ne sait plus que pleurer ; au Studio, vieille fille fardée fifties, devant le baiser le Camilla et de son cinéaste ; chez elle, en se masturbant dans une scène d’une sécheresse implacable ; pendant la réception des conspirateurs, muette devant les ricanements des futurs mariées. Les herméneutes pourront s’éreinter à distinguer rêve, flash-back et réalité. C’est substituer la jouissance du détective à la douleur : une femme tombe amoureuse d’une femme qui lui échappe. Dans quel ordre ? Il n’y en a qu’un, l’ordre du film. Et on ne peut que regretter dans l’édition française du DVD, la désastreuse initiative d’ajouter une fonction "lecture aléatoire" à un film aussi straight que le précédent Lynch était pastoral. Les fétichistes pourront traquer d’autres signes, et les spectateurs arty installer le film dans leur chambre. Les autres (les obsessionnels) rappelleront que le DVD américain, validé par Lynch n’avait qu’une seule piste. Aucun chapitrage. Il n’y a qu’un trajet émotionnel. Le reste n’est que littérature. Suivons le conseil du cow boy : "Don’t be a smart-ass : think... Can you do that for me ?" Ne jouez pas au malin : pleurez.

Stéphane Delorme
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Le guide des 100 plus beaux DVD de l'année (hors-série novembre 2002)


On croyait que Mulholland Drive était une œuvre complexe. Il n'en n'est rien. Les mystères qu'on cherchait à y déceler n'existent pour ainsi dire pas. Ou, du moins, ils sont ceux de la vie humaine (aimer et trahir ; réussir, échouer ; maîtriser ou se perdre). C'est que, mus par nos habitudes, on avait confondu logique cartésienne (celle de la cause et de l'effet, du geste et de son but) et logique du rêve (faite de déplacements, de répétitions réorganisées). Dans la logique du rêve, les éléments s'adaptent, opèrent par glissements. Lorsque Antonioni adapte une nouvelle de Cortàzar pour réaliser Blow up il n'agit pas autrement. Telle étoffe violette, par exemple, s'adaptera pour donner sa couleur au bitume. Telle phrase deviendra un personnage, tel bruit de fond une scène, telle remarque un élément du décor.

Dans Mulholland Drive, il n'y a que des variations, du sériel, de la reprise. "Acting is reacting"» (jouer c'est réagir) s'y lit plus sûrement "acting is re-acting" (jouer c'est rejouer). Pour cette raison Mulholland Drive n'a pas de fin, et s'il se clôt (par un suicide), c'est davantage pour affirmer qu'on ne sort pas impunément de son univers. Car, on le sait, Mulholland Drive est une série (télé) frustrée. Il porte en lui le cœur de son identité passée : la série est ce monde sans fin, qui rejoue sans cesse les mêmes motifs. Mais ce film-ci contient en lui mille séries, mille épisodes. Il n'étale pas ses éléments selon une ligne temporelle continue et infinie mais procède plutôt par cristallisation. Il est un peu comme la métaphore du poisson quantique : dans une mare, à un instant t, le poisson n'est plus à une place fixe comme dans la physique classique mais il est partout à la fois au même moment, Mulholland Drive contient son début et sa fin mais simultanément. Lorsque Rita la brune naît à la fiction, elle est vierge de tout récit (et pour cause, elle est amnésique), comme la blonde Betty l'est par son arrivée dans un univers inconnu d'elle. Mais elles sont en même temps nourries de fictions et de corps antérieurs. Elles existaient déjà avant d'apparaître, dans une logique de porte-voix. À la fois elles, à la fois autres.

Il est une chose, cependant, qui résiste à ce hors-temps, à ces répétitions, à ces déplacements : l'amour, le sexe, parce qu'il est le lieu de l'inédit, de l'unique, du non-rejouable. C'est la parenthèse homosexuelle du film : soudainement cette chose-là (l'amour, le sexe) n'a plus de passé, plus d'images passées auxquelles les corps, les récits, les actions peuvent payer leur tribut. La blonde, la brune, ces images de toujours étaient vierges à l'amour (entre femmes). L'incandescence du coup de foudre les extirpera violemment de ces jeux de rôles. C'est d'ailleurs ce qui précipitera la blonde Betty dans l'abîme. Tandis que Rita de nouveau s'adapte, que pour elle "jouer c'est rejouer" (l'amour avec un réalisateur, la vedette), Betty a beau avoir changé de nom, elle est celle pour qui "jouer c'est réagir" (à l'amour qu'elle voue à cette brune jusqu'à la dépendance), incapable de glisser, de se déplacer, comme si elle avait pris conscience du temps, de la finitude, de la perte. Ainsi le ruban de Mœbius a-t-il une faille, une porte de sortie, un point par lequel il est possible d'échapper à ces rondes infinies. Mais l'issue en est fatale. C'est pourquoi Betty en mourra. Lorsque chez Winkies elle tombe sur son ancien nom inscrit sur le badge de la serveuse, elle regarde ce nom comme Rita au début du film. Mais à la différence de la brune qui, alors, se remémorait un élément de sa vie passée, la blonde ne se souvient plus. Elle détourne les yeux, perdant la seule chance de replonger dans le grand carrousel des rôles (car ici il faut enquêter pour renaître). Betty a goûté au véritable amour et s'est arrachée pour toujours de l'éternité.

Jean-Sébastien Chauvin
La critique de Télérama (numéro du 21 novembre 2001), sans doute le texte qui me fit le plus saliver à sa sortie :
Spoiler (cliquez pour afficher)
Lynch était depuis longtemps un auteur culte. Il devient aujourd'hui ce monument insolite, indistinctement composé de son œuvre et de sa personne, et admiré par (presque) tout le monde. Ce sacre aurait pourtant un air d'embaumement officiel s'il n'accompagnait Mulholland Drive. Non seulement le film ample et luxuriant qu'on espérait, mais encore, et surtout, habité comme rarement, viscéral, intime, intense, iconoclaste.
Mais du calme, autant que faire se peut. D'abord les retrouvailles avec la spécialité maison (si l'on excepte l'à-peu-près limpide Une histoire vraie, avant-dernier opus). Se sentir en terrain familier chez Lynch, c'est perdre ses marques et ses repères, renouer avec l'inquiétante et ludique étrangeté, ne plus savoir quelle région de réalité on traverse, celle des songes, celle des fantasmes ou bien celle qu'on appelle, faute de mieux, la réalité tout court et qui, au cinéma, est déjà simulacre, manipulation. Hollywood, la "cité des rêves" justement. À tout instant, il s'y passe quelque chose. En pleine nuit, sur Mulholland Drive, route qui serpente dans les hauteurs, une brune sculpturale, mi-garce de film noir, mi-vamp des années 50, échappe simultanément à une tentative de meurtre et à un terrifiant accident de voiture. La voici qui s'extirpe d'une carcasse de limousine comme un magnifique insecte de sa chrysalide et qui, en chancelant, redescend à travers les collines vers les lumières de la ville. Le film vient juste de commencer, mais comment dire ? Il est déjà à son sommet. Sommet d'élégance, de suspense, de mystère. Au son d'une envoûtante marche funèbre, la vue de Los Angeles illuminée semble contenir en reliques ou en germe toutes les histoires racontées depuis la naissance du cinéma, toutes les illusions et déconvenues jamais suscitées par Hollywood. Et comme de juste, voici Betty, qui, elle, est blonde, fraîche, ingénue, mi-héroïne de sitcom, mi-Grace Kelly. Elle débarque pour la première fois à l'aéroport de L.A. sous un soleil radieux. Elle se verrait bien actrice et, pourquoi pas, star. Et elle investit un appartement plus que charmant prêté par une parente. Précisément l'endroit où la brune sculpturale s'est réfugiée en cachette.
S'enfoncer dans les eaux troubles ­ mais aux senteurs de bain moussant de Mulholland Drive, c'est donc assister à la rencontre de la blonde Betty et de la brune Rita, qui assure ne se souvenir qu'à peine de son accident et de rien d'autre. Mais c'est aussi se retrouver dans la position même de Betty : en état d'éblouissement et de curiosité maximale. Devant Rita l'amnésique, somptueuse énigme. Devant ce décor de conte de fées californien. Devant la profondeur de champ des images, discrètement saturées de signes, d'indices à déchiffrer. Devant la prolifération des pistes ouvertes par le film. Car en contrepoint de l'enquête menée ensemble par Betty et Rita pour raviver la mémoire de cette dernière, d'étranges scènes situées à divers points de la ville oscillent entre burlesque et angoisse. Ici, le cauchemar monstrueux d'un client de la cafétéria Winkies. Là, la mainmise d'une obscure mafia sur les préparatifs d'un film à gros budget et sur son jeune réalisateur branché, bientôt dépossédé du choix de son actrice principale... Ailleurs, les gesticulations fatales d'un minable tueur à gages. Et que dire de ces deux retraités salués à l'aéroport par Betty et figés, juste après qu'elle a tourné les talons, dans une affreuse grimace ?
Ce nouveau rébus géant (après ceux de Blue Velvet, Twin Peaks et Lost Highway) est incrusté de références au cinéma classique ­(Sueurs froides, En quatrième vitesse, Gilda)... Mais assez miraculeusement, le recyclage obsessionnel des mythes et des stéréotypes n'empêche pas le plaisir naïf de croire à l'histoire et aux personnages. Mulholland Drive est aussi un bon vieux film normal, "figuratif". Betty et Rita existent et s'incarnent comme peu de créatures lynchiennes auparavant. C'est même la première fois que l'auteur adopte sans relâche un point de vue féminin. Quand, juste après leur plus morbide découverte, ses deux héroïnes se réconfortent, couchées l'une contre l'autre, et prennent soudain conscience de leurs sentiments mutuels, le cinéaste abat sa carte maîtresse. Ces mots galvaudés entre tous, "I'm in love with you", semblent prononcés pour la première fois sur un écran. Une déflagration sublime. Peut-être la clé romantique de tous les mystères du film.
On vient d'affirmer que Betty et Rita "existent". Il faut paradoxalement envisager aussi l'hypothèse inverse, à la lumière du dernier quart du film, déconstruction vertigineuse de tout ce qui précède. Où l'on retrouve les deux mêmes interprètes (sensationnelles Naomi Watts et Laura Elena Harring) mais... chut, "silenzio !" ainsi que le recommande indirectement Lynch, juste avant le générique final. Certes, mille et un détails insidieux annoncent pendant les deux premières heures cette transformation du carrosse en citrouille, ce déraillement dans l'envers du décor, cette valse terrible des identités. N'empêche, il faut s'accrocher à son fauteuil et tout reconsidérer à la hâte, rétrospectivement. Délices de la mystification. On peut toujours saisir au vol les perches tendues par le cinéaste. Un hommage vitriolé à Hollywood, sa corruption et sa misère refoulée ? L'interprétation des rêves, la psychanalyse ? Betty est-elle le "moi idéal" d'une autre blonde beaucoup moins chanceuse qu'elle ? Et Rita, l'objet de tous ses désirs, l'incarnation de ses ambitions contrariées, l'image qu'elle aurait voulu être ? Si Mulholland Drive peut se lire comme un rêve d'amoureuse déçue, c'est qu'il restitue de manière sidérante la logique de l'inconscient par son alliage de merveilleux et de ténèbres, ses larmes sans objet, ses enchaînements surréalistes, les permutations, apparitions et disparitions qu'il décline jusqu'à la démence. Mais au fond, rien n'est sûr, la boucle délirante déroulée par Lynch est presque impossible à boucler rationnellement. Rien n'est sûr, sinon l'envie irrésistible de revoir ce film schizo et parano, grisant et vénéneux, qui fait un mal monstre et un bien fou.

Louis Guichard
La critique de Positif (numéro de décembre 2001) :
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Play it for real
Mulholland Dr. (pour reprendre ici la graphie du titre original) serait-il le Sunset Blvd. de ce début de troisième millénaire ? Impossible de ne pas évoquer le film de Billy Wilder (un des préférés de Lynch) face à cette œuvre complexe qui bouscule les conventions cinématographiques pour relater les premiers pas d'une starlette dans la jungle hollywoodienne. Mais, comme dans toutes les fictions lynchiennes, son nouveau film est aussi un voyage au bout de la nuit, un parcours dans l'inconnu, entre rêve et réalité. A la suite d'un accident de voiture, le destin de la blonde jeune première s'obscurcit alors de la noirceur d'un thriller érotique, violent et mystérieux, transformant une banale séance de casting en expérience métaphysique. La genèse de ce film, d'abord conçu comme le pilote d'une série télévisée, sollicite la comparaison avec Twin Peaks, tandis que l'image de la dualité féminine semble prolonger le questionnement de Blue Velvet et de Lost Highway.

"Don't play for real, until it gets real" (Ne joue pas "pour de vrai", jusqu'à ce que ça devienne réel, vrai), cette réplique apparemment absurde fait beaucoup rire les salles où l'on montre Mulholland Drive. Est-ce parce que le personnage de metteur en scène qui donne ce conseil, dans une séance de casting, à l'acteur chargé de donner la réplique à la jeune héroïne a l'air d'un ringard ? Ou bien parce qu'il y a dans cette scène beaucoup d'autres éléments grotesques rappelant la série On the air ? Cette phrase mérite cependant de se graver quelque part, de n'être pas tenue pour insignifiante, car selon moi elle donne l'esprit de ce film surprenant. N'est-ce pas - entre autres - l'histoire d'une jeune blonde nommé Betty Elms qui, trouvant chez elle une brune amnésique autobaptisée Rita, entreprend de l'aider comme si c'était au départ un jeu ? Un jeu à la Rivette, genre Céline et Julie vont en bateau, où l'on s'amuse à se dire entre femmes : imaginons une histoire policière, ou bien imaginons qu'il y a derrière ce mur quelque chose de terrible. Mais vient un moment où (c'est là que ce n'est plus du Rivette) la folie est en jeu et ne s'arrête plus. Le mot "folie" est, je le sais, tout à fait dévalué, mais ici il s'agit bien de cela. "Ne devient pas fou qui veut", disait Lacan ; ne fait pas non plus du Lynch qui veut, ajouterai-je - mais, en ce qui le concerne, je crois que lui n'a pas le choix.
Naomi Watts incarne de façon troublante cette blonde Betty qui, apparemment naïve au début (les personnages de Lynch sont des gens simples, non des gens "bêtes"), se prend de plus en plus au jeu et s'enfonce dans une histoire sans retour. Peut-être parce qu'elle ne sait pas "jouer" au sens de tracer une limite, et d'être capable de freiner et de cadrer ce qu'elle donne d'elle-même. Quand Betty répète sa scène d'audition avec Rita, elle dit son texte (un dialogue de rupture entre un homme et une femme) avec une véhémence qui fait peur, comme lorsqu'on joue entre enfants un jeu de rôles et qu'on se demande si l'autre n'y croit pas trop... Lorsque, plus tard, face à un public constitué du producteur, du réalisateur cité plus haut, et de plusieurs autres personnages tous plus souriantes les uns que les autres, elle reprendra le même texte face à un vieux beau qui a l'âge d'être son père, elle improvisera une nouvelle manière de le "jouer", ou de ne pas le jouer. Elle gardera les mots, mais les accompagnera de baisers et d'étreintes, les prononcera avec une intensité érotique qui donnera à tout ce qu'elle dit un sens contraire, et sera de nouveau gênante : de nouveau, c'est "for real".
À ce moment-là, Lynch ne fait pas de plan de coupe pour montrer les réactions du metteur en scène et des autres, qu'on ne retrouve qu'une fois l'essai terminé. C'est à nous qu'il laisse le choix de décider si cette scène est bouffonne ou intense - de la même façon que Chaplin, durant la scène de Limelight où Calvero, vieilli, reprend sur scène son numéro burlesque, fait taire le public qui dans son film assiste au spectacle et ne fait non plus aucun plan de coupe, nous laissant dans un silence de mort pour renvoyer sur nous, public réel, la balle de la "réaction" à adopter, et nous confier le soin de décider si Calvero est drôle ou affligeant. Le personnage masculin, le vieux beau, a dit justement, avant de faire la scène : "I just react." Et ce disant, il a peut-être joué avec quelque chose qui passe entre deux êtres humains et ne s'arrête plus. Il est aussi question en effet, là-dedans, de jouissance féminine, comme dans une scène proche de Sailor et Lula, celle des "Fuck me" où Willem Dafoe, en gominé immonde, jouait un texte qui pouvait très bien (c'est en tout cas la thèse que je défends dans mon essai sur Lynch) être une grande mise en scène pour faire jouir Lula, avec des mots. Ne pas oublier non plus que, dans Mulholland Drive, cette scène de casting fait partie des trois ou quatre scènes amoureuses hétérosexuelles du film, scènes qui sont toutes pour la galerie ou sur un plateau de cinéma, en présence de témoins. Les scènes d'amour sans public, traitées sans dérision, ne se déroulent qu'entre les deux femmes, la brune et la blonde, l'extravertie qui "sort" trop bien d'elle-même, et la passive qui, elle, dort beaucoup, dans l'espoir de se réveiller avec une identité retrouvée.
C'est là qu'on pense à un jeu autour de Persona (Lynch citait autrefois ce film de Bergman, comme l'un de ses préférés) où le personnage de la mutique serait repris par une amnésique. Naomi Watts joue avec le même enthousiasme touchant que Bibi Andersson, la blonde infirmière qui, chez Bergman prenait en charge une Liv Ullmann muette. Je renvoie à la scène où l'infirmière Alma convoque toute son hystérie et tous les effets de mélo pour donner la réplique à un homme vieillissant joué par Gunnar Björnstrand. Mais Mulholland Drive est un Persona où l'homosexualité féminine serait loin d'être latente et où les corps féminins se compareraient en totalité, chacune touchant les seins de l'autre, là où, dans Persona, les femmes ne comparaient que leurs mains. Une autre histoire de dislocation d'identité, de psychose, liée au thème de la femme clivée. Thème déjà évident dans Eraserhead (la femme du radiateur et la voisine), Blue Velvet (Sandy et Dorothy), Twin Peaks : Fire Walk with Me (les deux Laura Palmer).
L'idée de base du scénario de Mulholland Drive est celle-ci, très simple : que se passerait-il dans Blue Velvet si Laura Dern rencontrait Isabella Rossellini en l'absence de Kyle MacLachlan ; et que se nouerait-il entre la femme concrète, pratique, mais aussi exaltée, et la femme romanesque habitée d'un lourd secret ? Isabella Rossellini, on y pense forcément en voyant le corps très lourd, physique, latin, de Laura Elena Harring.
Cette homosexualité a aussi quelque chose de provisoire, d'adolescent, comme une très forte amitié entre filles. Comme la série Twin Peaks, ce sont des mystères et des horreurs que s'inventent les jeunes femmes. Il est question, entre autres, d'être la plus belle, la couronnée - il est question de jalousie entre femmes.
Parallèlement à ce grand jeu d'une aspirante actrice qui tourne mal parce que c'est trop vrai, qu'elle ne sait ou ne peut pas mettre un cadre, il est aussi question pour Lynch, dans ce film le plus "en abyme" qu'il ait fait, de jouer avec le cinéma, pour constater, étonné, que ça marche toujours. Mulholland Drive abonde en effet de scènes qui, telles que Lynch les a réalisées, semblent perpétuellement "tester" le pouvoir toujours renouvelé d'un plan subjectif - des plans subjectifs cahotant d'une manière très particulière, et qui parfois fonctionnent tout seuls, sans un personnage pour les modifier. Tester le pouvoir d'un contrechamp, tester le fait que le hors-champ au cinéma permet d'escamoter quelqu'un en une seconde et que ça marche, et que c'est absolu (la scène de la disparition de Betty et Rita dans l'appartement de la tante, qui fait peur) ; tester aussi, bien évidemment, le pouvoir qu'ont les sons de creuser dans l'image un vide, une attente, de l'impulser.
Dans une des nombreuses belles scènes que comporte cette mosaïque, celle du club Silencio, un magicien montre le pouvoir du play-back comme tel, la magie d'un son enregistré et qui sort d'une trompette puis n'en sort plus, ou d'une voix humaine qui sort d'un gosier, et ensuite, quand la femme s'écroule, s'en libère et continue de se déployer.
C'est dans cette même scène qu'est prononcé ce qui sera le dernier mot entendu dans le film, un mot dont le présent article se garde bien de s'inspirer : "Silencio". Le silence joue un grand rôle dans Mulholland Drive, plus encore que dans Lost Highway : soit que ce silence s'établisse absolument, soit qu'il soit le fond noir sur lequel s'inscrit un bruitage minimaliste, irréel, et des paroles environnées de vide. Silence où l'on entend également, avec une précision indécente, les bruits que fait, hors champ, la main d'une femme qui se masturbe.
Comme un grand jeu de piste, Mulholland Drive abonde en objets et en signes mystérieux. Le cinéma est une forme d'expression telle que n'importe quoi dans l'œuvre pourrait en constituer la clé définitive, le détail signifiant, le point où les choses se nouent : ici, le "mot de passe" est tout à tour une mystérieuse boîte cubique, une clé bleue triangulaire, une autre clé bleue mais plate, le nom d'une rue, un badge de serveuse, une réplique clé, "This is the girl", et ainsi de suite. La prolifération de directions, comme dans Twin Peaks, s'accompagne d'une prolifération de figures de "passeurs", de "maîtres" (l'impayable "Cowboy", les deux réalisateurs, le jeune et le vieux), de "parrains", etc.
Je ne veux pas dire par là que c'est un film "ludique", pour employer cet adjectif à la mode. C'est un film où on est à la frontière entre le pour jouer et le pour de vrai, et c'est très sérieux. La scène la plus impressionnantes, pour moi, après laquelle l'héroïne se suicide - et comment ne pas faire autant quand on en est là -, c'est quand un couple de vieux Américains souriants la persécute dans le noir sans qu'on sache si c'est une bonne farce, ou non.
Parce que tout cela se passe à Los Angeles et dans le milieu du cinéma, on serait tenté de citer tous les autres films bien connus où Hollywood se met en scène, ceux de Donen et Kelly, Minnelli, Cukor, et bien sûr Wilder (Sunset Boulevard, un des films favoris de Lynch). J'ai plutôt été sensible à quelques coïncidences avec un grand film d'Aldrich dont je ne sais si l'auteur l'a vu : Le Démon des femmes (Aldrich traitait fort bien de la folie, voir ses films avec Bette Davis). Bien entendu, il y a aussi des souvenirs cinéphiliques explicites : Rita Hayworth dans Gilda, dont la brune tire son nom, où la présence d'Ann Miller, la danseuse de tap dance d'Un jour à New York ; mais je suis sensible à la vision nouvelle que Lynch nous donne d'une ville aussi ressassée au cinéma que Los Angeles. Grâce notamment à quelques plans pris du ciel et à certaines scènes situées sur les hauteurs (dont le symbolisme ascensionnel est simple), on sent, autour de L.A., la proximité d'une nature terrible et sauvage. Une sensation que les États-Unis donnent peut-être plus que tout autre pays, et que Lynch est l'un des seuls à rendre au cinéma, celle d'un côtoiement constant entre le quotidien moderne et une nature vierge, inviolée, pas faite pour l'homme à vrai dire.
Le singulier est le rôle donné dans tout ce tohu-bohu à un personnage de jeune metteur en scène, celui d'Adam, très bien silhouetté par Justin Theroux. Ce personnage est très drôle, car la plupart du temps il ne fait que subir et être le témoin, tantôt perplexe et tantôt accablé, de toutes sortes d'extravagances, dans un spectacle dont il serait le clown blanc.
Mulholland Drive, on le sait, est un film que nous devons à des producteurs français, qui ont permis de reprendre un projet échoué de série pour la télévision. Il est certain que tout cela serait encore mieux avec deux heures de plus. L'épisode qui voit la solitude de Naomi Watts aurait bien sûr gagné à s'éterniser comme dans Eraserhead - le personnage de Henry, son quotidien morne et ses fenêtres à l'horizon bouché, étant ici transféré sur une blonde. Cette partie émouvante, qui montre le flétrissement sur place du personnage féminin, sorte de plante non arrosée, est en soi un autre film dans le film. Mais, plutôt que de se fixer sur ce qui n'est pas, il vaut mieux fêter l'occasion de voir sur les écrans, même pleine de directions perdues et de membres tronqués, cette œuvre qui aurait pu ne jamais être réalisée et qui est un grand film.

Michel Chion
Et tant que j'y suis, en bonus :

- un texte figurant dans le numéro d'été 2020 de la revue La Septième Obsession (dossier "Sexe") :
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FIRE DREAMS WITH HER
Betty (Naomi Watts) est déjà dans le lit, le drap sagement remonté au-dessus de sa poitrine. Rita (Laura Harring), elle vient de la salle de bain, enveloppée dans sa serviette. Scène de la vie conjugale ordinaire d’un couple installé. Qui se demande peut-être s’il va faire l’amour, s’il faut se mettre dans ces dispositions. Mais Betty et Rita ne sont pas chez elles et ne forment pas encore un couple. Et savoir qui elles sont respectivement est déjà une aventure. Elles ne se demandent pas si elles vont faire l’amour, elles vont découvrir que c’est inéluctable.
Le désir chauffe les pommettes de Betty et, pour se faire connaître, passe d’abord par le malentendu, bien entendu : non, elle n’invite pas Rita à enlever sa serviette de bain – sous laquelle elle est nue – mais sa perruque blonde. C’est la brune pulpeuse qu’elle brûle de voir, comme inconsciemment, pas la fausse blonde « trompe-la-mort », pas son alter ego. D’abord embarrassée, l’innocence de Betty fait de plus en plus place au désir. Visage tuméfié, menton avide, bouche qui ne peut que s’offrir : au diable les bises sur les fronts candides des enfants qu’on couche, des meilleures copines qui viennent dormir à la maison, place aux baisers dans les puits de chaleur sans fond. Dans lesquels on tombe, amoureuses. Pas de « I love you » ici, mais des « I’m in love with you ». Ce n’est pas que Betty aime Rita. C’est que deux inconnues encore vides se remplissent d’amour. L’une starlette en devenir, l’autre diva sans souvenir, toutes deux ingénues saphiques. Comme elles, nous n’avons jamais vu de baiser, de désir, de poitrine dénudée.
FINI LE RÊVE
Si Betty et Rita se désirent si ardemment, c’est qu’elles sont au sommet d’un rêve qui tremble, touche à sa fin, à ses limites : le cauchemar de la réalité. Betty et Rita ont vu le cadavre de Diane, la Betty de l’envers, de l’enfer, et, secouées, elles ont failli sortir de leurs rôles – dans un fondu enchaîné désynchronisé, elles quittent leurs corps/visages pour finalement les rejoindre.
Leur étreinte est le dernier sursaut d’orgueil, d’amour, de Diane. Le dernier acte de sa réinterprétation exaltée du rêve hollywoodien, de son rêve hollywoodien. Avec Betty, qu’elle voudrait faire passer pour une jeune première, Diane, dévastée, déjà morte, aurait fait en sorte que Rita, Camilla amnésique, ne soit plus la star montante qui la repousse, l’étoile qui lui file entre les doigts, mais au contraire une anonyme qui tombe à nouveau amoureuse d’elle, qui a éperdument besoin d’elle. Et qui, comble du rêve plus qu’ironie du sort, ira, en parfaite débutante, jusqu’à seconder Betty dans ses castings plus vrais que nature où cette dernière impressionne, provoque, envoûte déjà. Dès lors, tout ce qui est conquête d’Hollywood et reconquête de Camilla/Rita entre dans le rêve de Diane : les grandes villas perchées et les piscines suspendues de la « haute », les limousines à rallonge, les sixties mystifiées, les brunes et blondes archétypales, Vertigo comme Les Oiseaux, Rita Hayworth vamp auburn, les Betty et les stars déchues sur Mulholland Drive comme sur Sunset Boulevard de Billy Wilder (sa Betty Schaefer et sa Norma Desmond), les suprêmes récompenses irréelles, le reconnaissance de ses pairs et mères… C’est tout cela qui s’engouffre dans la chambre de Betty et Rita et qui, french kiss & baiser de cinéma, flambe sous les draps.
Mais, on l’a évoqué, ce fantasme grossit dans la psyché jalouse de Diane, pousse sur le terrain lourd de sa culpabilité (Diane a commandité l’assassinat de Camilla), bourgeonne sur son propre cadavre : les eaux noires du polar et de la réalité cauchemardesque qui ont toujours « filtré » (les arcanes de la production, le Winkie’s entre mauvais rêve et réalité, les hommes de main minables, les figures parentales terrifiantes, le cow-boy incongru qui doit bien plus à Glen Baxter qu’au western classique…) finissent par crever le rêve de l’intérieur. Après l’amour, visages imbriqués et vœux de silence d’une actrice en rupture (Persona encore), Rita, possédée, ne peut que répondre à l’appel du Silencio. Dans ce music-hall, cette fabrique d’illusions, monde entre deux mondes, Betty sera prise de convulsions, comme la caméra, à l’approche du theater : le fantasme ne cadre plus, il faut en sortir. La fin du rêve a sonné. Sonnerie aux morts. Du haut de son balcon, de sa loge, menton relevé, perruque couleur clé, une Norma Desmond transformée demandera in fine une éternité de silence pour les âmes perdues d’Hollywood.
Betty disparaît.
Rita tourne la clé bleue.
MILLE FEUX
Côté cauchemar, le fantasme offre peu de résistance. Dans une cuisine ouverte qui dit toute la solitude et le désespoir d’une Diane en manque – d’amour –, une Rita aimante fait une brève apparition, mais est vite absorbée par une Camilla fuyante. Dans l’entre-deux, une Diane qui a encore quelque chose de Betty, une Diane qui y croit toujours, tentera de rejouer, de jouer, notre love scene fiévreuse avec une Camilla presque disposée. Sous les seins qu’on caresse, les cœurs n’y sont plus. « Discontinuité dialoguée » improbable :
Diane : « What was that you were saying, beautiful ? »
Camilla (suave) : « I said… you drive me wild… »
Camilla (sèche) : « We shouldn’t do this anymore… »
Diane : « Don’t say that. Don’t never say that… »
Camilla se refuse à Diane. Qui sombre dans la masturbation sans vision, sans joie, terrible : aucune projection sur le mur cloqué qui, au mieux, au pire, se floute dans un spasme triste, orgasme du déplaisir.
Fantasme défait.
Ou naissant, délirant : vertige de la boucle, vertige de l’amour, oreiller crevé, couverture verte et draps roses, nous sommes aussi au moment où Diane, prostrée, gisante, va inventer Betty et Rita. Le fantasme de Diane est le dernier souhait d’une actrice de complément, d’une condamnée à mort, d’une damnée de l’amour, d’une criminelle. Retour dans cette chambre de rêve où les doigts brûlent, feu Camilla, les cœurs s’enflamment, feu Diane. Coincée dans le montage entre cadavre et cauchemar, cette love scene est le dernier reset, refuge d’une psyché malade, d’un cœur sauvage, d’une libido acculée. S’y déploie une virginité du désir émoustillante et bouleversante. David Lynch, qu’on dit avare d’explications, a pourtant déjà tout expliqué : tous ses films sont « une quête de l’amour dans l’enfer ». Dans leurs chambres respectives, trop loin des feux de la rampe, Diane s’est consumée.

L. Loubaresse
- un texte sur la figure féminine chez Lynch qui faisait partie du dossier consacré au cinéaste numéro de Positif de décembre 2001 :
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Si David Lynch ne veut pas considérer Mulholland Drive comme une œuvre jumelle de Lost Highway, qui serions-nous pour l'y forcer ? Nous n'essaierons même pas de soulever l'hypothèse d'œuvres triplées en y ajoutant le plus ancien, mais fondateur, Blue Velvet. Mais quand même ! Ces asphaltes nocturnes qui défilent à fond de train dans les faisceaux croisés des phares de voiture... Ce balisage méticuleux à l'aide de fléchages, de pancartes, d'étiquettes et de lieux codés ou reconnaissables, comme si Lynch éprouvait le besoin de garantir, à la manière d'un employé du cadastre, l'authenticité des fictions les plus délirantes sorties de son imaginaire. Et puis ces femmes, blondes et brunes, fleurs enivrantes d'une composition sensuelle et dépaysante. Oui, au fond, Lynch ne nous en voudra pas : reprenons l'idée hitchcockienne de l'artiste /cinéaste qui s'intéresse toujours à la même fleur. Le rapprochement n'est guère déplacé, car cette dichotomie blonde/brune renvoie trop nettement à celle Madeleine/Judy au cœur de Vertigo pour être fortuite. Et, au lieu d'une fleur unique, étendons la métaphore au bouquet aux fleurs multiples, Lynch ayant tout le loisir, d'un film à l'autre, de rectifier à son gré le dessin de tel ou tel élément.

Apparences

La brune est hagarde et somnambulique, nocturne. Ses cheveux de jais retombent sur une chair blâme, couverte tant bien que mal par un kimono soyeux, ou dénudée pour l'amour ou pour l'humiliation. Un rouge à lèvres sombre blesse son visage pâle à la manière d'une cicatrice. Le rimmel qui cerne ses yeux coule avec les larmes (en gros plan même dans Mulholland Drive). Elle arbore les formes ajustées et les tissus fluides aux nuances profondes, avec une préférences pour le grenat. Elle cherche le sommeil. On la surprend recroquevillée sur le côté, dans des draps froissés, dans une léthargie que l'on devine inquiète, la Renee de Lost Highway et la Rita de Mulholland Drive, ainsi que la Betty/Diane des derniers instants du même film, poussant la complaisance jusqu'à choisir le même côté du lit. Victime peut-être consentante jusqu'à un certain point (Blue Velvet), épouse peut-être frustrée (Lost Highway) ou peut-être amnésique (Mulholland Drive), elle évoque le fantôme de la Gene Tierney schizophrène des belles fictions noires de Preminger : elle est souvent dans une voiture sombre, véhicule du rêve, comme l'héroïne du Mystérieux Docteur Korvo (Whirlpool, 1948). Surtout, Lost Highway et Mulholland Drive ont recours à mi-parcours à un "re-casting" qui n'est pas sans rappeler la redistribution des rôles qui intervient au milieu de Laura (1944).
La blonde est provinciale, fraîche, diurne. Son maquillage est discret. Ses cheveux sont ramenés derrière les oreilles par un serre-tête ou des barrettes sages, pour laisser le visage dégagé. Si la chevelure brune cache peut-être une énigme, la blonde semble indiquer l'absence de tout mystère. Elle comprend et recueille l'errante, même si c'est douloureux (Sandy-Laura Dern fond en larmes à la vue de Dorothy-Isabella Rosselini, nue et amoureuse de Kyle MacLachlan, et lui enjoint de partir de chez elle avant de l'accepter, dans Blue Velvet) ou si c'est difficile à croire (Betty-Naomi Watts a presque l'air de s'excuser de sa présence dans l'appartement face à Rita-Laura Elena Harring, l'intruse, dans Mulholland Drive). Elle vient d'une tradition d'ingénues saines, propres au cinéma américain des années 50 (Mona Freeman, Sandra Dee, Nancy Olson dans Sunset Blvd., directement cité par Lynch dans Mulholland Drive ; ou Hope Lange, qui d'ailleurs incarne la mère de Laura Dern dans Blue Velvet). Est-elle la limpidité face à la brune opaque ? On pourrait le croire, mais...

Volte-face

Alice, la blonde de Lost Highway, adopte la chevelure décolorée et la mèche sur l'œil de la Veronica Lake des films noirs, tout comme la brune Rita de Mulholland Drive trouve une identité d'emprunt sur une affiche de Gilda. Alors que la brune Renee incarne une quiétude conjugale toute relative, Alice la blonde est le danger et le mystère, renversant ainsi les données : ne la voit-on pas pour la première fois dans une cadillac ("a Caddy"), véhicule de malfrat qui emprisonne plus tard Rita au début de Mulholland Drive ? Dès l'apparition d'Alice, c'est à la brune aux cheveux courts, résolument moderne et naturelle, petite amie du mécanicien Andy, qu'il échoit d'incarner une certaine normalité. Si, dans Blue Velvet, Sandy et Dorothy incarnent bien les deux pôles antagonistes entre lesquels le héros se déchire, Lost Highway propose une variation plus sulfureuse : non seulement les codes sont inversés, mais c'est la même actrice qui incarne ces deux visages (qui n'en font sans doute qu'un, cela est suggéré) complémentaires de la féminité. Après l'intervention d'Alice, Renee réapparaît, peut-être perverse : l'étreinte saphique, photographiée en noir et blanc, est-elle une humiliation infligée par son amant gangster, ou une pulsion comme dans Mulholland Drive ? Ce dernier film conserve l'idée d'un lien de la brune avec la mafia, présent dans les deux films précédents, mais renonce au prétexte du héros central autour duquel s'articule le jeu des symétries et des dissonances féminines : avec humour, Justin Theroux réduit à la caricature le dolorisme un peu fade de Kyle MacLachlan, de Bill Pullman ou de Balthazar Getty. Betty et Rita poussent la fascination mutuelle du couple Sandy-Dorothy et l'ambiguïté de celui de Renee-Alice jusqu'au désir homosexuel consommé, dans une scène qui est l'une des plus belles du genre que le cinéma nous ait donné. Sandy hait Dorothy. Renee est Alice. Betty aime Rita. Jeu de caches et de substitutions qui nous ramène à une interrogation sur les facettes du féminin qui est au cœur de l'univers de Lynch.

Similitudes

Car c'est alors ce qui unit ces figures dissemblables qui affleure. La perruque brune sur la chevelure brune de Dorothy (Blue Velvet) devient la perruque brune et la perruque blonde que Patricia Arquette arbore de toute évidence pour incarner Renee/Alice (Lost Highway) puis la perruque blonde que Betty déniche pour Rita et qui permet l'identification de l'une à l'autre (Mulholland Drive). Les ongles bien limés, laqués, se retrouvent chez Dorothy, unissent les figures opposées de Renne et d'Alice (c'est là un rouge profond nacré, presque mordoré) et se mêlent dans l'étreinte de Betty et Rita (les uns rose nacré, les autres grenat). Les femmes se jaugent, s'approchent, se confondent et échangent leurs identités. Renee ou Alice, Betty ou Rita, Sandy ou Dorothy : le choix est vain car la femme est la même, victime de violence, objet de désir, porteuse de mystère. Lynch ne semble s'inscrire ni dans une tradition judéo-chrétienne ni dans une réaction féministe. Mais plutôt dans le tracé d'une poésie postromantique, nervalienne pour nous Français, où la femme est appréhendée comme un mystère, et surtout comme une médiatrice capable de faire accéder l'homme aux vies parallèles : Lynch n'affecte-t-il pas tout particulièrement de les placer dans des voitures, véhicules symboliques, près du conducteur, à cette place que certains appellent chez nous la "place du mort" ? Les femmes de Lynch pourraient être des "filles du feu", d'autant que le feu et la fumée sont pour le cinéaste les signes tangibles du passage dans l'autre monde, celui du rêve. Fire Walk with Me souligne le sous-titre du codicille cinématographique au télévisuel Twin Peaks. Et l'on notera que les prénoms de certaines héroïnes de Lynch sont empruntés à des personnages féminins qui "passent" d'un côté et de l'autre du miroir : Alice, bien sûr, mais également Dorothy, emprunté au Magicien d'Oz de Frank L. Baum (le conte et le livre sont explicitement cités dans Sailor et Lula, Laura, comme l'héroïne premingerienne qui revenait du royaume des morts, ou encore Rita, créature de cinéma donc médiumnique.
"This is the girl !", répète le mafieux à l'expresso dans Mulholland Drive. La formule est reprise par ses émissaires et devient comme une formule cabalistique répétée tout au long du film. Pour nous désarçonner encore un peu, ce sésame ne s'applique à aucune des deux héroïnes, mais à l'inconsistante Camilla Rhodes, troublante et évanescente fausse piste qui vient néanmoins poser un baiser sur la bouche de Rita vers la fin. Si la formule s'applique ainsi à un personnage qui n'a été présent dans le film qu'en creux, n'est-ce pas une manière du suggérer qu'elle pourrait s'appliquer aux autres filles ? À toutes celles qui peuplent les films de Lynch ? Comme si ce cinéaste tellement soucieux du fléchage nous désignait du doigt celle(s) que nous devons suivre pour entrer dans son monde. On aura remarqué dans le présent texte beaucoup de questions sans réponses et beaucoup de "peut-être". C'est le talent de Lynch que de susciter le doute et l'interrogation. C'est son honnêteté que de nous donner aucune clé pour nous rassurer. Ses films nous laissent au bord du gouffre, perplexes en même temps que comblés. Les clés bleus n'ouvrent que sur des serrures et une spectatrice aux cheveux bleus nous enjoint de nous taire.
"Silencio".

Christian Viviani
Bonne lecture ! :)
Dernière modification par Thaddeus le 23 juil. 20, 17:56, modifié 7 fois.
aurelien86
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par aurelien86 »

Merci beaucoup !
Je vais lire tout cela. :)

Et ils avaient terminés comment dans les classements respectifs de fin d'année ?
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Blue »

aurelien86 a écrit : Et ils avaient terminés comment dans les classements respectifs de fin d'année ?
Tu trouveras plein de tops des Cahiers ici : http://alumnus.caltech.edu/~ejohnson/cr ... hiers.html
"Mulholland Drive" était 1er en 2001 et meilleur film des années 2000 :wink:
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Anorya »

Blue a écrit :
aurelien86 a écrit : Et ils avaient terminés comment dans les classements respectifs de fin d'année ?
Tu trouveras plein de tops des Cahiers ici : http://alumnus.caltech.edu/~ejohnson/cr ... hiers.html
"Mulholland Drive" était 1er en 2001 et meilleur film des années 2000 :wink:
On peut même dire l'un des meilleurs films du siècle. Le meilleur même. :wink:
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Flol »

Seems legit.
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Mama Grande! »

Dans les deux cas, une femme brune déboule les genoux en sang dans l’appartement d’une autre, blonde ou rousse, y prend une douche, s’y installe, séduit l’hôte des lieux et part avec elle, en taxi, à la recherche d’un passé enfoui, avec comme seul point de départ des bribes de souvenirs dont celui d’une adresse : Mulholland Drive dans un cas, et dans l’autre le 7 bis de la rue du Nadir aux pommes.
Pas tout à fait la meme classe :lol:
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El Dadal
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par El Dadal »

C'est marrant, je viens de tomber par hasard sur la page imdb du pilote, et à voir le nombre de notes et certains commentaires, ça semble (difficilement, mais tout de même) trouvable. Y a-t-il des classikiens qui ont eu ce privilège ? Thaddeus ?
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Thaddeus
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Thaddeus »

Je ne l'ai pas regardé mais il semble bien que ce soit ça (attention qualité pourrie) :



Intéressant de constater que le plan conclusif a été placé vers la toute fin du long-métrage.
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Billy Budd
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Re: Mulholland Drive (David Lynch - 2001)

Message par Billy Budd »

Je n'ose pas regarder.
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