La rivière (Tsai Ming-liang, 1997)
Lee Kang-sheng n’aurait pas dû plonger dans cette rivière polluée pour figurer un noyé lors du tournage d’un film. Depuis il est pris d’une douleur qui lui tord le cou, le terrasse, le désarticule. On tente pour le soigner toutes les méthodes possibles, son corps est violenté, percé, martyrisé, mais rien n’y fait. Fidèle à son style mutique, Tsai filme le jeune homme, son père adepte de moites étreintes homosexuelles dans les cabines de saunas, sa mère frustrée fréquentant un amant qui la rabroue, au sein d’un Taipei liquide, silencieux, où les bouffées d’angoisses alternent avec des traits de burlesque fugace. Il faut savoir accepter les lenteurs de l’exercice, son opacité, sa scénographie très tranchée, pour pouvoir en apprécier le propos mélancolique sur l’irréparable douleur des solitudes urbaines. 4/6
Les espions (Henri-Georges Clouzot, 1957)
Pour Clouzot la mécanique dramatique semble plus importante que les motivations psychologiques, peut-être parce qu’il ne croit pas à une finalité rationnelle des comportements humains. Son goût de l’absurde n’a jamais été mieux exploité que dans ce film authentiquement kafkaïen, qui voit le quotidien d’un directeur de clinique inéluctablement investi par des êtres étranges, des actes illisibles, des enjeux indéchiffrables : tout un monde cynique, obscur et vaguement inquiétant à travers lequel transparaît l’angoisse de l’homme qui constate qu’il n’est plus qu’un objet. Huis-clos à la frontière du fantastique, l’œuvre retourne comme une crêpe à chaque nouvelle bifurcation, dispense une morale grinçante et désabusée, et constitue sans doute le jalon le plus injustement méconnu de l’auteur. 5/6
Enemy (Denis Villeneuve, 2013)
Ce film a déjà été réalisé par Kieślowski, sur un pendant féminin : c’était La Double Vie de Véronique. L’affirmation est certes abusive tant le registre anxiogène convoqué ici s’en éloigne et tant l’inspiration, bien moins spirituelle, en diffère. Bonne surprise : là on l’on pouvait redouter une énième polanskerie lynchoïde, Villeneuve évite les effets de manche, déjoue les attentes formelles (malgré l’image jeune pisse obligée) et ne cherche pas à emberlificoter son public pour lui prouver crânement qu’il est le plus malin. Tirant le meilleur parti du décor urbain de Toronto, l’atmosphère engourdie et opaque de ce thriller mental laisse filtrer une angoisse très contemporaine liée à la dépossession de soi, au refus de l’engagement conjugal, qui lui confère sa singularité relative mais appréciable. 4/6
Faux mouvement (Wim Wenders, 1975)
Deuxième volet du triptyque consacré par Wenders au mal-être de l’Allemagne des années 70. Plus littéraire que les autres, parfois lesté d’un certain verbiage métaphysique, il agit à l’image de ses protagonistes, réunis par hasard dans une équipée erratique sur les routes de la RFA : en larguant les amarres et en fuyant toute cimentation narrative. Entre haltes et promenades, des rives du Rhin aux faubourgs crépusculaires de Bonn, le road movie développe une réflexion quelque peu ésotérique sur la crise identitaire d’un pays, d’une époque, d’êtres velléitaires et sans idéaux tentés par l’engloutissement. Son attrait naît de sa plastique travaillée, du charme d’Hannah Schygulla et de la toute jeune Nastassja Kinski, d’une forme de poésie du désarroi faite d’humour laconique, de nonchalance et de mélancolie. 4/6
L’idéaliste (Francis Ford Coppola, 1997)
Même quand il adapte John Grisham, Coppola reste un cinéaste capable de transformer un pensum judiciaire en un film personnel au classicisme subtil. Un jeune avocat candide et honnête contre un as du bourreau flanqué d’une armada de collaborateurs cyniques, une famille modeste flouée par une gigantesque compagnie d’assurances : vieux schéma du combat idéaliste perdu d’avance. Et pourtant, telle une pierre noire parfaitement polie dont la surface comporterait néanmoins quelques accrocs, cette histoire cousue de fil blanc captive et nous implique par son sens du détail, sa rigoureuse minutie, la mise en lumière de ses seconds rôles (Mickey Rourke, Virginia Madsen, et même Teresa Wright !). Autant de qualités, discrètes mais réelles, rehaussant la portée d’un beau récit d’apprentissage. 4/6
Compartiment tueurs (Costa-Gavras, 1965)
Fort d’un solide bagage cinéphile, ayant suivi les cours de l’IDHEC et assisté René Clair ou Jacques Demy, Costa-Gavras témoigne pour son premier film d’une étonnante maîtrise de la caméra. Son style très nerveux, physique et toujours mobile, excelle à restituer une atmosphère tendue où la menace est omniprésente, dans les bars et les ruelles, les cages d’ascenseurs et les transports parisiens, tous ces lieux banals devenus les champs d’action d’un tueur insaisissable. Mené à un rythme haletant, offrant à un casting assez phénoménal l’occasion de briller dans les registres de l’inquiétante étrangeté (Denner, Piccoli), de l’innocence (le jeune couple Perrin-Allégret) ou de la cocasserie (presque tous les autres), le polar entretient un suspense qui nous empoigne sans discontinuer. De sacrés débuts. 5/6
Hurlements (John Dante, 1981)
Difficile de ne pas confronter cette variation lycanthrope avec Le Loup-garou de Londres, sorti au même moment. Et la comparaison ne lui porte pas préjudice car son approche horrifique s’avère peut-être plus entêtante que le second degré recherché par Landis. La conviction de Dante et l’amour qu’il porte d’évidence au genre qu’il revisite avec respect portent leurs fruits : tout en peaufinant scènes spectaculaires et passages obligés (les transformations à vue envoient du bois), il sait ménager le contre-pied (l’entame en mode polar urbain bien noir) et créer des personnages aptes à nous convaincre que leur vie ne compte pas pour du beurre. Son sous-texte politique rend même la conclusion étonnamment émouvante, d’autant que la maman d’Elliot est aussi jolie qu’impeccable. 4/6
La colline des potences (Delmer Daves, 1959)
Plus peut-être que dans n’importe quel autre western de Delmer Daves, les images savent ici donner corps aux valeurs intellectuelles et sentimentales du récit. Jouant sur les thèmes de l’Éden, de l’amour contrarié, des épanouissements individuels entravés par des passions ou des intérêts communautaires contradictoires, le film trouve une idéale harmonie entre l’expression des qualités des personnages et celle de leur part d’ombre (Gary Cooper y est loin d’être un saint). Il émeut surtout par sa douceur, son chant de la nature, sa construction narrative en forme de parabole, et par une poignée de séquences suspendues à une découverte, un élan : ainsi de la très belle révélation des yeux bleus de Maria Schell, ou encore de la générosité du dénouement, caractéristique de la morale du cinéaste. 4/6
Goupi mains rouges (Jacques Becker, 1943)
Entre retournements de situations, cadavre ressuscité, rivalités amoureuses, Becker décrit une communauté paysanne à la manière d’un vaudeville, en rupture de l’imagerie de retour à la terre des années Pétain. Il flirte avec un fantastique noir qu’il refuse néanmoins au profit de portraits cocasses et chaleureux, peint le milieu rural avec une exactitude presque vériste, en exalte certains aspects tout en se montrant particulièrement féroce et critique sur d’autres. Petit bijou de fluidité, de verve, d’écriture, qui stimule les zygomatiques tout en inoculant une drôle d’amertume, cette chronique d’un clan terrien rongé par les querelles et l’obsession de l’argent fait en outre flamboyer les numéros d’acteurs (on retiendra particulièrement un Le Vigan déchaîné en colonial paludéen et assassin). 5/6
Dressé pour tuer (Samuel Fuller, 1982)
C’est presque un sujet de moyen-métrage, dont la littéralité fait fi de toute engraissage et de tout développement inutile. Qualité rare, bien sûr : Fuller travaille au corps la minceur aride de son point de départ et en tire une fable saisissante sur la domestication, la nature, la marge séparant la civilisation de la sauvagerie, à l’épreuve de nos conceptions morales. Seul lui importe le duel lent, long et cruel entre l’homme et l’animal, dont il note la progression imprévisible et surprend les sensations viscérales. La philosophie, la psychologie des comportements, il s’en moque, fixé exclusivement sur la tension et l’action des forces qui s’affrontent, sur l’efficacité brute d’une mise en scène refusant la scène à faire, construite sur des stimuli, et dont pas un plan ne traîne pour rien. Un modèle d’intensité et d’intelligence. 5/6
Une leçon d’amour (Ingmar Bergman, 1954)
À ceux convaincus qu’il ne sait faire que de l’austérichiant, Bergman se montre ici capable d’au moins deux choses : faire rire (eh oui) et filmer le bonheur, le vrai. Il s’expose à la limite de l’artifice, des effets d’annonce et de la mise en condition, mais sa joie communicative est celle d’un auteur s’abandonnant aux délices d’un registre qu’il croyait hors de sa portée. Tel un laboratoire de la légèreté, où un couple doit cesser de jouer la comédie pour se retrouver, le film préfigure Les Fraises Sauvages sur un mode enjoué, vaudevillesque, plein de réparties savoureuses et proche des sommets américains du genre. Gunnar Björnstrand, rusé, sympathiquement volage, très drôle, et Eva Dahlbeck, avec sa sophistication princière de Darrieux nordique, brillent d’une complicité taquine assez formidable. 5/6
Le vent de la plaine (John Huston, 1960)
Inversant les données de La Prisonnière du Désert pour en faire le support d’une réflexion antiraciste sur les tiraillements entre la vraie et la fausse filiation, sur les liens du sang et ceux de la famille, le film offre son lot de belles images inédites : la vieille dame jouant du Mozart sur son piano devant une maison perdue au milieu de nulle part, le retranchement final où se déchaînent les flammes, et surtout les apparitions fantomatiques de Kelsey, cavalier de l’Apocalypse, prophète de malheur et chantre des puissances infernales. Reste un message confus voire maladroit, dont l’ambigüité plus ou moins volontaire dispense tantôt le trouble (l’inceste n’est pas loin entre Burt et Audrey), tantôt le malaise (le choix semble bien fait entre préservation familiale et massacre d’Indiens sanguinaires). 4/6
Attaque ! (Robert Aldrich, 1956)
La guerre dépeinte par Aldrich le contestataire, sans fleurs ni couronnes ou compromis. Soit une entreprise absurde mise entre les mains de lâches, de badernes et d’imbéciles nommés par calcul politique, mus par leur unique intérêt personnel, et dont les décision criminelles sont convertes par la hiérarchie militaire – le film préfigure d’un an Les Sentiers de la Gloire. Les quelques digressions explicatives ou flambées d’humanisme démonstratif sont digérées aussi sec par le rouleau compresseur de la mise en scène, brutale, cruelle, qui entretient l’attente éprouvante de l’action puis la relâche en plongeant le spectateur au cœur de la boue et de la colère, du courage ou de la trahison. Rarement le cinéma américain aura été aussi offensif vis-à-vis de l’armée, de ses intrigues, de son hypocrisie. 5/6
3 cœurs (Benoît Jacquot, 2014)
Devant une histoire aussi banale et rebattue de triangle amoureux, on se demande si la démarche de Jacquot relève de la plus inconsciente témérité ou au contraire d’une paresse quasi démissionnaire. Et s’il faut saluer sa volonté de traiter de manière aussi inactuelle le drame sentimental, avec ses coups du destin et ses déchirements intimes, le truffaldisme recherché flirte parfois dangereusement avec le roman-photo pour mémères (les ponctuations narratives avec la voix-off du réalisateur, ouille). Mais le film se relève quasi miraculeusement de ces écueils et de ses faiblesses, d’abord parce que le récit ne s’appesantit jamais et qu’il parvient à donner corps à ses personnages, ensuite et surtout parce que la qualité de l’interprétation cimente des enjeux que l’on se surprend à trouver plutôt touchants. 4/6
Un, deux, trois (Billy Wilder, 1961)
Au moment du tournage, le mur de Berlin s’érige et la situation géopolitique ne prête pas franchement à rire. Accordé aux notes échevelées de Khatchatourian, le cinéaste choisit pourtant de fondre le communisme soviétique et le capitalisme yankee dans un même bouillon de folie burlesque, un jeu de manipulation proprement étourdissant mené par un James Cagney déchaîné. Un-deux-trois, tac-tac-tac, la charge satirique frappe très fort et dans toutes les directions, désigne comment tout s’achète et se corrompt, fait danser les trente-six chandelles d’un délire frénétique qui ne laisse pas un instant pour souffler, se remettre d’un gag dévastateur ou d’une répartie hilarante. Ce sens de la cadence, ce brio comique, ces jubilatoires principes d’inversion, de travestissement et de démontage sont à faire tourner la tête. 5/6
Lord Jim (Richard Brooks, 1965)
En adaptant Joseph Conrad, le cinéaste s’appuie sur une superbe ossature romanesque, riche d’enjeux et de dilemmes profonds. Mais il convient de rendre justice à la clarté et à l’inspiration attentive de sa mise en scène, qui utilise parfaitement l’ambigüité du visible puisque l’aventure se comprend aussi comme initiation et comme salut. Dans les temples, les nuits et la brume de la jungle cambodgienne où il tente d’échapper aux tourments de sa faute, un officier de marine hanté par la culpabilité continue de quêter auprès des autres et de lui-même une impossible rédemption et remonte à la source de son destin, de sa vocation, jusqu’à sacrifier sa vie pour son idéal. Une captivante réflexion sur la lâcheté, l’héroïsme, la grandeur d’âme, servie par un Peter O’Toole tout de force et de fragilité mêlées. 5/6
Le pont du nord (Jacques Rivette, 1981)
Une ex-terroriste tout juste sortie de prison rencontre une jeune marginale qui lutte au karaté contre des moulins à vent, un peu allumée mais sympa quand même. Avançant ou reculant selon le bon plaisir du hasard, elles errent dans une capitale faite de terrains vagues, de squares, de chantiers de démolition : un jeu de l’oie grandeur nature hanté par l’ombre d’une conspiration opaque – Paris nous appartient, bis. Chaque halte ou lieu de rendez-vous correspond à une case ; certaines sont piégées, d’autres recèlent des trésors, l’une d’entre elles signifie la mort. Tel un Ali baba de la pellicule, Rivette semble vouloir faire agir ce désordre comme un philtre enjôleur, avec lumière naturelle, deux sous pour budget et une bande de copains en guise d’équipe. Le charme agit, mais par intermittence seulement. 3/6
Model shop (Jacques Demy, 1969)
Qui l’eût cru ? : pour son seul film américain, Demy parvient à inscrire ses motifs au sein des problématiques du Nouvel Hollywood, qui lui sont pourtant totalement étrangères. En trente six heures d’une déambulation sans consistance narrative, il esquisse le parcours d’un jeune velléitaire vers l’impératif du choix et la prise de conscience, capte l’esprit d’une époque contestataire usée par l’enlisement vietnamien, et dépeint Los Angeles d’un œil d’esthète, avec ses pylônes pétroliers pompant le pétrole dans un bruit permanent, ses rues bordées de palmiers, de façades luxueuses et de boutiques à néons. Fausse suite un peu amère de Lola, cette variation sur la peur de vivre ou d’aimer conjugue le raffinement chromatique à la désillusion d’un propos gagné par la mélancolie. Belle réussite. 5/6
Et aussi :
Hippocrate (Thomas Lilti, 2014) - 4/6
L'institutrice (Nadav Lapid, 2014) - 4/6
Mange tes morts (Jean-Charles Hue, 2014) - 5/6
Saint Laurent (Bertrand Bonello, 2014) - 4/6
Les chasses du comte Zaroff (Ernest B. Schoedsack & Irving Pichel, 1932) - 4/6
Films des mois précédents :
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