Les amants de la nuit
Un garçon à peine sorti d’une adolescence difficile, mû par d’impétueux désirs de liberté ; une fille de son âge, douce et fragile, prête à le suivre jusqu’au bout du monde et de la nuit. Un hold up, des complices pourris et inquiétants, une cavale éperdue, nourrie de faux espoirs, la fatalité au bout du périple : motifs immuables du film noir, que Ray colorie de son anticonformisme, de son goût de la révolte et de son aptitude à saisir l’épiderme des choses. Il y a ici une forme de croyance en l’état d’innocence des amants-enfants qui provoque chez le spectateur un étonnant sentiment d’intrusion. Mais, si déjà ce premier film brûle du romantisme tourmenté et secret si typique de son auteur, il souffre néanmoins de quelques lacunes : fiévreux mais un peu brouillon, écorché mais un poil trop déséquilibré.
4/6
Le violent
Portrait d’un écrivain schizoïde soupçonné de l’assassinat d’une femme, qui permet au réalisateur de dépeindre le milieu hollywoodien et de reproduire la relation ambiguë de l’individu avec la société. Démarré sur les rails d’un film noir classique, avec meurtre à élucider et héros flegmatique à l’humour narquois (Bogart, ad hoc), le récit prend rapidement la tangente pour offrir quelque chose de plus intime, de plus douloureux. Très inspiré par les béances inquiétantes de son protagoniste, Nicholas Ray problématise la question de la crise conjugale à travers un drame de la séparation que l’on devine profondément personnel (il offre le rôle féminin à l’excellente Gloria Grahame, son ex en devenir). D’où les éclats de vérité et le désarroi sourd de ce beau film de regrets et de désillusions.
4/6
La maison dans l’ombre
Le titre français du précédent opus aurait pu servir pour celui-ci : la brutalité des rues new-yorkaises déteint sur le protagoniste, flic aux méthodes expéditives en quête d’une contrition impossible., et qui aurait pu être de l’autre bord si le destin de la roulette sociale l’avait voulu. Nicholas Ray applique au polar urbain sa méthode, cotonneuse, alanguie, avant d’expédier le récit dans une province enneigée où se cache un angelot meurtrier, déchiré entre des pulsions incontrôlables et la douceur de sa sœur aveugle. En poétisant la confrontation au regard de l’autre, la réversibilité et l’ambivalence mystérieuse de la culpabilité et de l’innocence, les vertus de l’amour salvateur enfin, le cinéaste développe une tonalité brumeuse, presque onirique, qui offre à ce beau film toute sa singularité.
4/6
Les indomptables
Les hommes défient la mort afin de pouvoir s’acheter un foyer, se convaincre qu’ils valent quelque chose, ou juste se prouver qu’ils existent encore. Rattrapés par l’ivresse de l’argent, du risque et de la gloire, certains ont oublié ce en quoi ils avaient prêté serment autrefois, lorsqu’ils ne vivaient pas dans l’ombre de leur succès. Les femmes trinquent, étouffent de dépit et d’angoisse, trouvent néanmoins la force de rappeler à leurs époux ce qu’ils se sont promis. Marginaux, gueules cassées, groupies, nomades peuplent cette tranche d’Americana où une poignée de désaxés avant l’heure suivent la route sinueuse de leur prise de conscience, cet étonnant document sur le monde séduisant et dangereux du rodéo, institution nationale qui vend du spectacle en épuisant les rêves de ceux qui le font.
4/6
Johnny Guitare
Ici les hommes s’appellent "monsieur" avant de se battre ou se tirer dessus, et les femmes poursuivent un duel à mort dans un salon incendié et infernal, au pied d’une potence ou jusque dans un repaire de montagne. Le western était déjà une chanson de geste ; Nicholas Ray en fait un chant d’amour et de folie. Dominante baroque des couleurs rouge, noir et jaune vif, stylisation des décors, traitement allégorique d’une intrigue qui opère, autour de l’affrontement entre deux femmes (l’une puritaine et conservatrice, l’autre progressiste et indépendante), une lecture de l’évolution sociale américaine : cette œuvre flamboyante prend des allures de psychodrame lyrique, aux accents passionnels et désenchantés, flirtant constamment avec l’irréalisme féérique. Une date incontestable dans l’histoire du genre.
5/6
Top 10 Année 1954
La fureur de vivre
Florissante et sûre d’elle-même, incapable de prendre la mesure du mal-être de la jeunesse, l’Amérique triomphante est épinglée par Ray en un superbe poème des passions naissantes, de la communication douloureuse et d’une adolescence écorchée, victime d’une société qui confond éducation et dressage, apprentissage et dogmatisme du prêt-à-penser. La technique intuitive et condensée du cinéaste, son expérience sensible des traumatismes, sa nervosité fébrile et naturelle font merveille et insufflent une fougue brûlante à ce roman d’amour. Empreint d’un lyrisme fiévreux qui s’épanche en de superbes séquences (en premier lieu celle du planétarium, avec son interrogation presque cosmique), le film doit évidemment beaucoup à Natalie Wood et au petit Jimmy, dont ce fut la consécration.
5/6
Derrière le miroir
Une banlieue pavillonnaire aux vies bien rangées, un professeur de collège heureux marié à une épouse à croquer et père d’un charmant garçon : le rêve américain. Ray le filme dans son bonheur lisse et propret, ses couleurs qui flamboient, la netteté de sa réussite, pour mieux le faire voler en éclats. Car la psychose qui s’empare de James Mason, son addiction aux drogues médicamenteuses, ne font que dévoiler la folie contenue dans un ordonnancement qui se lézarde, le lent écoulement d’un poison asphyxiant, les pulsions longtemps réprimées au sein d’un système social normatif et étouffant. Avec cette analyse d’une aliénation mentale, le cinéaste fait coup double : il nous dresse les cheveux à l’intérieur de la tête et dévoile l’envers pathologique d’un monde bourgeois clos sur lui-même.
5/6
Amère victoire
Étrange film de guerre, sec, décharné, assez théorique. Les personnages s’y opposent selon les règles manichéennes du blanc (le capitaine Leith) et du noir (le major Brand), insistant en cela sur la distinction entre militaire de carrière et soldat d’occasion qu’
Attaque ! d’Aldrich contenait avec une autre adresse. Certes la nature y a une certaine existence, on y voit le soleil, la soif, la fatigue, la douleur retarder la progression difficile du commando dans les dunes libyennes, et certains passages d’une sobre grandeur entretiennent l’intérêt (Richard Burton restant en arrière avec les blessés pour les achever). Mais si l’on retrouve parfois des échos de T.E. Lawrence dans ce portrait d’archéologue nihiliste et aventureux, la réflexion sur le courage et la lâcheté s’enlise dans certains symboles trop voyants. Mineur.
3/6
La forêt interdite
On pourrait qualifier cette œuvre de tellurique tant elle semble aux prises avec les éléments premiers de l’univers : joncs méandreux et arbres centenaires, oiseaux colorés, rivières endormies et miasmes entêtants d’un lieu superbe et inquiétant, refuge pour tous ceux qui se sentent en marge d’une société mercantile. Un garde-chasse écolo et un braconnier attifé comme un pirate, portant un serpent en guise de collier, y font évoluer les notions de bien et de mal, de brutalité et de civilisation, s’affrontent et se défient jusqu’à fraterniser dans une même soumission aux splendeurs cruelles de la nature. À en croire le producteur et scénariste, Ray participa peu au tournage. Qu’importe : la diffuse et sauvage poésie du film, sa beauté onirique en rupture avec les canons hollywoodiens s’imposent d’elles-mêmes.
5/6
Top 10 Année 1958
Traquenard
Recours aux tonalités or et rouge, sophistication confinant à l’onirisme, plastique baroque et flamboyante qui joue sur les ombres et les lumières dans un climat de crépuscule fait de vitres brisées, de confettis et de serpentins défraîchis, de guirlandes bancales, de lanternes ocres, de poupées en papier mâché : à nouveau le style de l’auteur, qui s’affirme plus que jamais comme un maître coloriste, est reconnaissable entre tous. Reconstituant un Chicago des années 30 corrompu jusqu’à la moelle, convoquant innoncence et brutalité au sein d’une même réunion de fantômes, le cinéaste donne au film noir les accents d’un beau mélodrame sur la fragilité de la beauté, la quête de dignité et d’amour et l’impossibilité d’échapper à la violence généralisée sans lutter à un moment contre elle, même de façon ambigüe.
4/6
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1.
Johnny Guitare (1954)
2.
La fureur de vivre (1955)
3.
Derrière le miroir (1956)
4.
La forêt interdite (1958)
5.
Le violent (1950)
Ces films me font percevoir un poète tourmenté et inquiet, quelque part entre Stroheim et Sternberg, qui puise son inspiration dans l’angoisse existentielle, le feu de la passion, les tourments de l’être humain, complètement en marge du classicisme hollywoodien qui lui est contemporain.