La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Thaddeus
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

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L’impératif de la conscience


On pourrait commencer par mobiliser l’armada des formules superlatives, célébrer cette contribution à la lutte contre l’oubli pour ce qu’elle est : une œuvre grave et rigoureuse, sobre et inspirée, personnelle et universelle, magnifique et bouleversante. Rappeler à quel point elle marie l’authenticité et l’intelligence, la colère et la douleur, le courage et l’obstination. Louer l’exceptionnelle dignité avec laquelle elle relate la vie au jour le jour sous le règne de l’arbitraire, les terreurs murées derrière les visages clos, la barbarie et la solidarité, l’humiliation et l’espérance. Autant de mots emprunts d’emphase, de solennité, mais quasiment impossibles à éluder lorsqu’il s’agit d’évoquer les crimes attachés à la politique d’épuration ethnique que les nazis entendaient mener jusqu’à la solution finale : l’élimination par la faim, la torture, le feu, le gaz ou les balles d’êtres humains condamnés pour le seul fait de n’être pas aryens. Steven Spielberg s’est laissé dix ans de réflexion. Il a reculé, tergiversé, hésité, tourné autour du film. Le projet lui ayant été rétrocédé par Martin Scorsese, il l’a proposé à Roman Polanski. Avant de s’y investir corps et âme. Lors de sa sortie-évènement, La Liste de Schindler a déchaîné les passions, fait couler des fleuves d’encre, alimenté polémiques, plateaux-télé et débats éthiques. Que le roi du divertissement hollywoodien, l’enfant chéri du box-office s’empare d’un sujet pareil fut pour certains une pilule impossible à avaler. Après Nuit et Brouillard de Resnais, après Shoah de Lanzmann, on a cru qu’il y aurait un moratoire de la fiction, un embargo, un arrêt sur images définitif. Au chapitre des sentiments, un élément fut jugé inacceptable : le mécanisme du suspense, et le soulagement qui s’ensuit, à certains moments-limite. L’exemple le plus parlant, repris partout, s’est cristallisé dans la scène des douches : on a reproché au cinéaste de transgresser le réel, d’en montrer trop ou pas assez (c’est selon), en définitive d’avoir osé courir le risque et de nous l’avoir fait encourir. Là où Hitchcock filmait en spirale le trou noir d’évacuation puis l’œil droit de Janet Leigh assassinée, lui filme par un hublot puis de l’intérieur des femmes nues sous les pommeaux d’où surgit finalement une eau bienfaisante. On se situe alors dans l’épicentre de l’indicible tragédie du siècle, sur laquelle on ne saurait mettre aucune image puisqu’elle est inimaginable, un irreprésentable de la pensée. Le meurtre ne sera pas montré, ce qui ne l’empêche pas d’avoir lieu.


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Le caractère schizophrène du parcours créatif du réalisateur atteint ici son acmé. La production de La Liste de Schindler est entamée alors même que celle de Jurassic Park — son antinomie absolue — n’est pas achevée. Ce paradoxe se retrouve dans la figure ambigüe et complexe d’Oskar Schindler, membre opportuniste du parti nazi, sympathique canaille, coureur de jupons insouciant, bon vivant charismatique et affairiste magouilleur, qui se voit peu à peu rattrapé par sa conscience. Prototype du personnage spielbergien, il est l’homme ordinaire qui, en des circonstances extraordinaires, reçoit une révélation, opère un renversement des valeurs, trouve son chemin de Damas et accomplit des miracles. Marié mais sans enfants et sans attaches, il donne un sens à son existence le jour où il réalise que le seul moyen de laisser une trace est de se constituer une famille d’adoption. Dans un monde au bord de l’effondrement, il choisit la plus meurtrie, lui consacre toute son énergie et à force d’engagement parvient à en assurer la survie et la descendance. Jamais Spielberg n’explique vraiment pourquoi il se lance dans cette entreprise héroïque. Il se refuse à interpréter le protagoniste et son action — ç’aurait été commencer à mentir. Alors il le "représente", comme on dit d’un tableau qu’il représente un paysage ou une bataille : il le présente à nouveau, et par là le rend présent. C’est un portrait, et sans doute un autoportrait. Sans rien en laisser paraître, Schindler s’arrange pour que soient épargnées un maximum de victimes. La cruauté cynique des bourreaux galonnés n’altère pas l’amitié qu’il leur porte, mais il sait manipuler leurs faiblesses, il les amuse et les achète. Il ne se découvrira qu’au dernier jour à ceux qu’il protège, qui se méfient de lui mais qui, silencieusement, sans rien en dire, comprennent son jeu. Ce cheminement de deux angoisses intérieures, jamais montrées — celle de l’homme seul et celle du troupeau qu’il abrite — constitue une sorte de miracle cinématographique, dû à la proximité du danger ultime qui menace chaque jour les sursitaires du four crématoire.

La fiction s’établit ainsi sur la mise en place d’un système économique dont le héros retors exploite d’abord les mécanismes (le temps, c’est de l’argent) pour ensuite les inverser (l’argent, c’est du temps) et enfin les court-circuiter. Elle organise les termes d’une addition élémentaire : celle des 1.100 Juifs qui se soustrairont à l’Holocauste. Tant qu’on peut énumérer, il est encore possible de nommer, d’identifier, d’être du côté de l’humain et dans la vie. L’horreur commence dès l’instant où c’en est trop et que l’on bascule de l’autre côté, celui de l’innommable, de l’inhumain (la liquidation du ghetto de Cracovie, le charnier de Plaszow). Alors Spielberg compte comme un fou, comme Schindler qui dicte à Stern, son ange blanc, la liste des noms à sauver ("Plus ! Il en faut plus !"), et il vérifie que tout le monde est bien là, bien vivant. C’est le signe d’un film qui s’est longuement posé les questions de sa morale : il ne s’autorise à montrer des personnages qu’autant qu’il s’est assuré que chacun d’eux en réchappera, car agir autrement reviendrait à s’aligner sur la logique nazie, selon laquelle un Juif vivant est déjà un homme mort. À un moment pourtant, on se retrouve à Auschwitz. Rien n’y prépare, Schindler ayant déjà détourné la machine, mais c’est justement une erreur d’aiguillage qui met le train des femmes sur les rails du dead end : littéralement, le film arrive au camp d’extermination "par accident". Cela dure peu, pas plus de quinze minutes. Le cinéaste affronte là le défi absolu imposé par son projet. Comment visualiser cet endroit ? La question ne se pose pas. On n’en verra rien ou presque : la nuit noire, une neige de cendres, la fumée, les projecteurs aveuglants, les visages cadrés en gros plans et avec peu de contrechamps — les silhouettes d’un autre convoi. La scène est abstraite, fugace, c’est-à-dire qu’elle est ailleurs. Spielberg fait passer l’idée sans passer les images, quand il enraye le mouvement (et le revolver du S.S.) juste à temps, ou quand un plan renvoie à une réalité autre (les dents en or, les monceaux de valises et de vêtements, les rames de marchandises qui emmènent au loin les déportés…). Par de tels choix, il prouve une fois de plus qu’il est un immense metteur en scène, au sens le plus noble du terme.


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Rendus in extremis à la vie, les "Juifs de Schindler" évident autour d’eux les six millions qui n’en sont pas revenus. Chaque plan s’adosse à son hors-champ insoutenable car indénombrable. L’œuvre est construite autant sur ce qu’elle montre qu’autour de ce qui y manque. Elle exemplifie, à l’intérieur de l’Histoire, cette liste de noms lui dictant sa conduite et son esthétique. Pour sa première collaboration avec Janusz Kaminski, qui infléchira de manière déterminante les orientations plastiques de sa carrière ultérieure, Spielberg décide de la prédominance d’une caméra à l’épaule sensible et tremblante, d’un noir et blanc cru et tranchant. Très contrastée, l’image a la même texture que la feuille de papier où les noms s’écrivent noir sur blanc. Ne serait-ce qu’en cela, le film inscrit de la mémoire. Il témoigne d’un regard sur le réel, en livre les interrogations, en offre le point de vue. Plus que sur le génocide et l’inexorable machine de mort du Troisième Reich, La Liste de Schindler est, problématique spielbergienne par excellence, une méditation sur l’innocence — ce qu’on peut en sauver et ce qui est définitivement perdu. Par des séquences sèches, allusives et brutales, par des visions infernales à la Brueghel, l’auteur rend sensibles la banalité administrative de l’abjection hitlérienne, le sadisme de ces criminels qui bâillent d’ennui en massacrant, de ce diable personnifié qui, du haut de la terrasse de sa villa, tue au fusil à lunette comme on tire au pigeon, ou qui se fait manucurer les ongles par la jeune femme lui servant d’esclave domestique. On sait alors d’instinct fondamental qu’il suffit d’un coup de lime de travers pour qu’elle se prenne au mieux un coup de bottes dans le ventre, car il n’y a pas plus dangereux qu’un fauve assoupi. Il faut un mélange rare de candeur et d’épouvante pour faire ressentir que dans le non-sens de la logique de l’extermination nazie, la mort peut devenir un jeu d’enfant cauchemardesque. Et un humanisme égal pour y opposer cette très brève mais superbe scène de résistance : sur le chantier du camp de travaux forcés, par pur caprice d’Amon Göth, une architecte va être exécutée. Juste avant de mourir, de sa voix fière mais saisie d’effroi, elle affirme : "Il faudra plus que cela."

Il s’en trouvera toujours pour déceler des circonstances aggravantes à un film si magistralement réalisé, photographié, monté, interprété, au motif que tant de qualités, tant de virtuosité formelle, tant d’émotion suffocante ne sauraient s’accommoder de l’intransmissible. Qu’il soit permis de ne pas partager cette intransigeance. En des temps où beaucoup s’ingénient à falsifier le passé, à nier les faits, rien n’est plus admirable que de voir un complice privilégié des foules, un artiste aussi illustre et important que Spielberg s’emparer, avec la sensibilité qui est la sienne, de cette question primordiale : analyser et comprendre "le ventre encore fécond d’où a surgi la bête immonde." Au générique final, une main a déposé deux roses rouges sur la tombe de Schindler, de la même couleur que le manteau de la fillette, le seul symbole que s’autorise le réalisateur. Elle atteste de la probité de l’œuvre et d’un cinéaste résolu à ne pas perdre de vue l’Autre, cet autre lui-même qui a pu ressembler ailleurs à un enfant triste ou à un extraterrestre perdu. Lorsque des hommes et des femmes rapportent ce qui leur est arrivé, leurs témoignages sont autant de fictions dont ils constituent la preuve vivante, les acteurs devenus narrateurs, au nom des morts. "Tous les chagrins peuvent être supportés si on les transforme en histoire ou si l’on raconte une histoire à leur sujet" : la phrase est de Karen Blixen, reprise par Hannah Arendt. La Liste de Schindler perpétue les récits des survivants. Ni illustration de la Shoah ni son allégorie, c’est bien davantage une parabole, assez proche de celle de l’Arche de Noé. Plutôt que de donner les images de l’Apocalypse, l’auteur relate une genèse. À la sortie du film, au lieu de répondre aux questions sempiternelles ("Pourquoi l’avez-vous fait ?") par un discours d’intention calibré, il confessa un souvenir d’enfance : comment un membre de sa famille, rescapé d’Auschwitz, lui avait appris à compter en lui montrant sur son bras le tatouage-matricule, et comment le 6 se transformait en 9 lorsqu’il le pliait. C’était sa réponse, une image à partir de laquelle il n’a cessé depuis d’élaborer des plans, de produire du mouvement — des movies, puisqu’elle lui a appris qu’on ne peut compter que sur les vivants. Dans La Liste de Schindler, Spielberg ne fait rien d’autre que poser la question de son art. Quelque chose comme : qu’est-ce que le cinéma ?


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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par AtCloseRange »

On aurait presque du mal à imaginer la même polémique aujourd'hui. Un des meilleurs films de Spielberg même si comme d'habitude pas exempt de scories (l'incompréhensible scène de la douche, cette fin...).
aelita
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par aelita »

Tout à fait (pour la polémique).
La scène des douches peut surprendre, mais, dans des documentaires réalisés dans les années 70 , j'ai entendu des témoignages relatant des faits aussi surprenants, comme celui d'une femme racontant qu'un groupe de femmes (dont elle faisait partie) a échappé à la chambre à gaz pour cause de rupture de stock de cartouches de Zyklon B . Le plus surprenant , ce n'est pas qu'elles n'aient pas été reconduites à la chambre à gaz une autre fois...
La fin me gêne davantage. Pas à cause de la touche de sionisme qu'elle contient, mais parce que, à mon avis, elle ne cadre pas avec le reste du film .
J'ai d'ailleurs le même problème avec la fin de Korczak de Wajda (scène totalement allégorique, alors que dans le Spielberg, non), film qui a sans doute été un modèle pour Spielberg (même esthétique en noir et blanc).
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? (pensée shadok)
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par AtCloseRange »

aelita a écrit :Tout à fait (pour la polémique).
La scène des douches peut surprendre, mais, dans des documentaires réalisés dans les années 70 , j'ai entendu des témoignages relatant des faits aussi surprenants, comme celui d'une femme racontant qu'un groupe de femmes (dont elle faisait partie) a échappé à la chambre à gaz pour cause de rupture de stock de cartouches de Zyklon B . Le plus surprenant , ce n'est pas qu'elles n'aient pas été reconduites à la chambre à gaz une autre fois...
Je ne remets pas en cause l'existence d'une telle scène mais le suspense assez inacceptable avec lequel elle joue.

Pour la fin, voici ce que Spielberg en disait (c'est en lisant de tels propos que je sais que je ne pourrais jamais être en complet accord avec lui et sa vision du monde)
Si vous deviez ne garder qu’un seul moment de ces vingt ans de vie professionnelle, quel serait-il ?

Je resterai accroché jusqu’à mon dernier souffle au moment où j’ai emmené à Jérusalem les Juifs qu’Oskar Schindler avait sauvés, enfin, quelques centaines, venues du monde entier, pour lui rendre hommage dans le cimetière chrétien où il est enterré. Je les ai filmés pour la scène finale de La liste de Schindler, qui n’était pas prévue dans le scénario. Elle a donné de l’authenticité à l’histoire, à l’action désintéressée de Schindler, à sa droiture. Je sortais à peine de l’expérience très forte du tournage et je me suis retrouvé à Jérusalem avec ces trois cents survivants. Ils sont tous devenus comme mes parents ou mes grands-parents ?
http://www.judaicine.fr/actualites/stev ... %A0%C2%BB/
aelita
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par aelita »

Je ne pensais pas à cette scène-là (que je trouve magnifique), mais à celle où les survivants croisent un soldat soviétique, qui leur explique (en gros) que la meilleure solution pour eux, c'est d'aller s'installer en Israël.
Ce n'est pas l'allusion à Israël en elle-même qui m'a gênée, mais ça semblait induire que les survivants s'y sont tous installés (alors que non), ou bien qu'on leur a fait comprendre que c'est là qu'ils devraient aller (mais c'est alors un point qui aurait mérité un développement, voire tout un film sur le destin des survivants de la Shoah, pas seulement une réplique).
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? (pensée shadok)
Strum
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par Strum »

aelita a écrit :Ce n'est pas l'allusion à Israël en elle-même qui m'a gênée, mais ça semblait induire que les survivants s'y sont tous installés (alors que non), ou bien qu'on leur a fait comprendre que c'est là qu'ils devraient aller (mais c'est alors un point qui aurait mérité un développement, voire tout un film sur le destin des survivants de la Shoah, pas seulement une réplique).
C'est allégorique. C'est un film sur la survie et Israël a été un symbole de retour à la vie ou de survie pour de nombreux survivants des camps. Cela se comprends très bien sans besoin de plus d'explications à mon avis : il suffit de connaitre un peu son histoire et les circonstances de la création d'Israël. Toute la fin du film après le départ du camp est très belle.

En revanche, j'ai des réserves sur la scène de la douche et sur le "trop plein" que l'on ressent lors de la dernière heure du film (deux discours d'adieux de Schindler, c'est trop et je trouve le premier superflu) après deux premières heures superbes.
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par aelita »

Voilà. C'est sans doute le côté allégorique (dans un film par ailleurs ultra-réaliste) qui m'a gênée (comme dans Korczak).
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? (pensée shadok)
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Demi-Lune
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par Demi-Lune »

Qu'est-ce qui te gêne exactement dans cette fin, ACR ? Son émotion ? Perso, j'y vois un véritable acte de foi... En faisant revenir tous ces survivants de Schindler, les vrais, sur sa tombe, le film transcende les limites propres au cinéma : il ne reconstitue plus, il agit. Ce passage vers le réel restera probablement le choix le plus valeureux de toute la carrière de Spielberg parce qu'il y dit en substance à quel point la réalisation de ce film est une mission morale, qui peut et doit aller plus loin que la simple recréation artistique (la conséquence de cette responsabilité extra-cinématographique, ça a été logiquement la création de la Shoah Foundation Institute for Visual History and Education). Autant je peux comprendre que la scène des douches soit critiquée sur le plan de la philosophie du cinéma, autant cette fin est pour moi un miracle dans le sens où le cinéma cesse à ce moment d'être un simple vecteur narratif (raconter l'histoire d'Oskar Schindler) pour faire partie de l'Histoire, se mettre humblement à son service. Ce n'est pas que rappeler que c'est une histoire vraie et participer au devoir de mémoire, c'est véritablement donner un sacerdoce au cinéma de fiction. Voir ces vieilles personnes en vrai après avoir vu leur représentation à l'écran, abolir le "confort" de la reconstitution, c'est un acte extrêmement fort. Ce dernier plan de Liam Neeson au loin, se tenant debout face à la tombe de l'homme qu'il a incarné, c'est magnifique.

Sinon, puisqu'on parle des choix esthétiques du film, Spielberg était notamment revenu sur la petite fille en rouge dans le bouquin de Richard Schickel. Exceptionnellement, il s'est montré atteint par les critiques qui ont été faites contre cette image, qu'il a mûrement réfléchie au sens éthique. Pour lui, moins que d'illustrer l'entêtement visuel de ce massacre conduisant à la prise de conscience de Schindler, il s'agissait surtout de signifier la connaissance de ces faits par les autorités américaines, qui n'ont rien fait pour l'empêcher. Cette tache rouge dans tout ce noir et blanc, c'était pour lui un choix esthétique dérangeant pour le regard, dire que tout ça crevait les yeux et que les Américains ont une lourde responsabilité. Un choix techniquement simple à faire, "mais le plus difficile que j'aie eu à faire de toute ma carrière".
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AtCloseRange
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par AtCloseRange »

Demi-Lune a écrit :Qu'est-ce qui te gêne exactement dans cette fin, ACR ? Son émotion ? Perso, j'y vois un véritable acte de foi... En faisant revenir tous ces survivants de Schindler, les vrais, sur sa tombe, le film transcende les limites propres au cinéma : il ne reconstitue plus, il agit. Ce passage vers le réel restera probablement le choix le plus valeureux de toute la carrière de Spielberg parce qu'il y dit en substance à quel point la réalisation de ce film est une mission morale, qui peut et doit aller plus loin que la simple recréation artistique (la conséquence de cette responsabilité extra-cinématographique, ça a été logiquement la création de la Shoah Foundation Institute for Visual History and Education). Autant je peux comprendre que la scène des douches soit critiquée sur le plan de la philosophie du cinéma, autant cette fin est pour moi un miracle dans le sens où le cinéma cesse à ce moment d'être un simple vecteur narratif (raconter l'histoire d'Oskar Schindler) pour faire partie de l'Histoire, se mettre humblement à son service. Ce n'est pas que rappeler que c'est une histoire vraie et participer au devoir de mémoire, c'est véritablement donner un sacerdoce au cinéma de fiction. Voir ces vieilles personnes en vrai après avoir vu leur représentation à l'écran, abolir le "confort" de la reconstitution, c'est un acte extrêmement fort. Ce dernier plan de Liam Neeson au loin, se tenant debout face à la tombe de l'homme qu'il a incarné, c'est magnifique.
Pour moi, c'est un moyen de se dédouaner des reproches qu'il s'attendait à recevoir en traitant cette histoire en y amenant du "vrai" en dernière minute.
Tout ce que tu dis, ce ne sont pour moi que des grands mots qui sont un peu vides de sens quand finalement au-delà de ses audaces réelles (à l'époque, je ne pensais pas Spielberg capable de faire un tel film), le film reste une "reconstitution" hollywoodienne des choses.
Quand tu dis, il ne reconstitue plus, il agit en insistant sur ce dernier point, je ne pourrais pas être plus en désaccord sur ce que j'attends du cinéma.
ça, c'est de l'ordre du catéchisme.
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par Roy Neary »

Evidemment 100 % d'accord avec Demi-Lune. :wink:
Et cette scène finale n'est complète dans ce qu'elle revendique qu'avec le carton qui l'accompagne et qui explicite que les Juifs descendants des survivants de la liste de Schindler sont plus nombreux que les descendants des Juifs restants en Pologne, ce qui est un élément de très grande importance (on parle quand même d'un pays entier, et surtout le pays européen qui comptait le plus de juifs avant la Shoah, en fait 10 % de sa population).
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Ouf Je Respire
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par Ouf Je Respire »

Revu hier. C'est toujours aussi puissant. Les rares réserves me paraissent aujourd'hui balayées. 2 scènes me paraissaient un poil "too much":

- celle des douches
- celles de l'exécution ratée pour cause de 2 pistolets enrayés.

Et finalement, je les trouve salvatrices. Elles représentent l'absurdité de cette période. On pouvait mourir - ou pas - sans aucune raison valable, au-delà même du hasard ou du sadisme. On ne savait plus pourquoi nous étions encore en vie. Et je ne me représenterai jamais cette sensation.

Même le côté allégorique des discours de Schindler ne me paraissent plus tant des défauts. L'allégorie était le moyen de communication "classique" face aux masses, au vu de l'époque. Et je pense qu'il était le moyen pour Spielberg d'insister sur le fait que Schindler ne s'adressait pas qu'à des personnes, mais aussi à un peuple.

Et puis bon, il y a le reste du film. Suffocant, choquant, jusqu'au boutiste, exceptionnel d'intelligence dans la mise en scène, aux acteurs qu'on croirait nés pour le rôle qu'ils occupent. Et cette image, si horriblement belle, tant irréprochable. Depuis 20 ans, peu de films ont marqué mes rétines comme celui-ci. Pas revus de scènes aussi puissantes depuis.

Désormais, avec le recul, je réalise à quel point "Munich" répond à "Schindler". Impressionnant.
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par Jeremy Fox »

Toujours difficile pour moi de parler de ce film tellement à chaque fois il me prend aux tripes, à la gorge et me laisse complètement retourné. Du coup je vais m'en tenir à ça : un film terrible mais courageux et admirable, remarquable à tout points de vue. Ceci étant dit, je ne le reverrais pas tous les jours.
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par Flavia »

Un film terrible, poignant mais indispensable.
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par Nicolas Mag »

Concernant le suspense de la scène des douches n'est ce pas juste pour se mettre à la place de ses gens qui ne savait pas ce qu'il allait devenir. S'il allait vivre ou mourir.

D'ailleurs les anti évoquent très souvent le documentaire comme seul moyen d'evoquer celà. Comme si, il était impossible de remontrer ce terrible suspense des camps de concentration.
D'autres films ont retranscris ce suspense sur des drames réelles (Elephant, Polytechnique de Denis Villeneuve....) sans créer autant de détestation.

Mais il faut dire que ce qui bloque dans le Spielberg, c'est qu'au final c'est de l'eau qui sort. Certains ont donc été gêné de resentir ce soulagement au vue de ceux qui ne s'en sont pas sortis.

Je suis aussi d'accord avec ça trouvé sur le net
Tous les moments de suspense d’un film sont donc, à divers degrés, obsènes.

La scène de la douche dans Schindler’s List est aussi obsène que n’importe quelle scène où le héros/l’héroïne auquel / à laquelle le spectateur s’est attaché vit une situation qui boulverserait cet attachement.

La seule raison de ce dédain est que le film traite de l’Holocauste. En un sens, ce sont les critiques qui sont le plus obsènes car ils militent pour une seule vision, la leur…
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Thaddeus
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Re: La Liste de Schindler (Steven Spielberg - 1993)

Message par Thaddeus »

Nicolas Mag a écrit :Concernant le suspense de la scène des douches n'est ce pas juste pour se mettre à la place de ses gens qui ne savait pas ce qu'il allait devenir. S'il allait vivre ou mourir.
On ne va ressortir cinquante ans de débat critique sur le représentation de l'irreprésentable et l'exigence éthique qui sous-tend toute entreprise visant à mettre en scène la Shoah mais c'est précisément ce point qui, aux yeux de beaucoup, est absolument inacceptable. "Se mettre à la place de". Non : on ne peut pas "se mettre à la place de", parce que cette démarche est au mieux maladroite, au pire obscène. L'expérience vécue par les victimes de cette tragédie est intraduisible : personne ne peut prétendre vouloir se mettre, ou nous mettre, à leur place. Cela relève de l'indicible. Pour beaucoup, la seule manière d'approcher cette réalité est la voie du témoignage, pas celle de l'immersion, qui tient du grand huit sensitif, de l'expérience du "grand frisson", de la délectation trouble à ressentir quelque chose d'innommable alors que l'on se sait en parfaite sécurité devant son écran. On adhère ou non à ces arguments, mais ils se tiennent. Ce sont précisément ceux qui ont été formulés par certains (l'excellente critique des Cahiers) vis-à-vis du récent Fils de Saul, l'accusant d'être une expérience physique, organique, un film "à vivre à la manière de". Opinion que je ne suis pas loin du partager, d'ailleurs, pour ce qui est du film de Nemes.
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