Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Rick Blaine
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Re: Mon oncle d'Amerique média pour le cerveau triunique ?

Message par Rick Blaine »

Demi-Lune a écrit :Sous ses allures peut-être plus "mainstream",
Elles sont bien cachées ces allures! :lol:
Ca reste très compliqué. Tout ce que tu en dis, j'ai même été incapable de le percevoir, j'y ai vu une série de situations que mon cerveau avait été incapable de comprendre et encore moins de connecter.
Dans la catégorie des films auxquels je n'ai rien compris (et qui par conséquence m'ennuient profondément), celui ci tient une belle place, aux côtés d'ailleurs d'I want to go home du même Resnais.
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Demi-Lune
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Re: Mon oncle d'Amerique média pour le cerveau triunique ?

Message par Demi-Lune »

Rick Blaine a écrit :Ca reste très compliqué. Tout ce que tu en dis, j'ai même été incapable de le percevoir, j'y ai vu une série de situations que mon cerveau avait été incapable de comprendre et encore moins de connecter.
Il y a pourtant 3 plans qui donnent le sésame, si je puis dire. Après l'expérience de la sonnerie et de l'électrification de la cage du rat (il apprend à contourner la situation), Resnais fait un parallèle explicite avec ses personnages. Celui de Jean LeGall est affublé... d'une tête de rat ! Un rat dans un costard, qui embrasse sa femme en quittant son appartement. Une telle idée visuelle est bien destinée à faire le parallèle entre l'expérience sur rats et notre propre manière, humaine, de réagir face à des situations de contrainte. A la fin, il y a aussi cette idée visuelle du rat de laboratoire qui arpente non sa cage, mais une reproduction miniature de l'appartement de Nicole Garcia. Nous sommes tous des rats de laboratoire. Et c'est bien ce regard, ces velléités d’entomologiste et les conséquences que le film en tire qui me gênent sur le plan des idées.
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Rick Blaine
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Rick Blaine »

En te lisant c'est relativement clair (je ne me souviens plus du tout du film).
Edit: oui avec les images ça me revient, je devais déjà somnoler à ce moment là.

Mais comme ce n'est pas vraiment ce type d'étude que je recherche en regardant un film (et qu'en plus ces sujets ne m'attirent pas plus que ça), j'ai du totalement décrocher.
D'ailleurs j'ai retrouvé mon avis de l'époque, ça confirme que je ne regardais pas le film avec la bonne attente:
2/10. J'ai l'impression d'avoir regardé une émission médicale. C'était sans doute très intéressant, mais ce n'était pas le but recherché. Je n'ai pas adhéré, d'entré, aux choix de narration et de montage de Resnais. L'analyse scientifico-médicale de chaque situation fini par désincarner les personnages (seul Depardieu s'en sort). Au final, beaucoup d'ennui. A oublier
:fiou: :oops:
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Commissaire Juve
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Commissaire Juve »

Perso, j'ai vécu les situations montrées dans le film... jusqu'à la colique néphrétique* ! (pas plus j'espère). Je me suis bien retrouvé dans l'impossibilité de coller mon point sur la gueule de mon supérieur hiérarchique... [édité par moi]

* et ça, ça fait vraiment vraiment vraiment mal ! Dans le film, la souffrance de Roger Pierre, c'est de la gnognotte comparé à la réalité. :mrgreen:
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Re: Mon oncle d'Amerique média pour le cerveau triunique ?

Message par Anorya »

Demi-Lune a écrit : La théorie cognitive émise par le film est fascinante mais je ne peux pas m'empêcher de tiquer sur son déterminisme comportemental. Le film de Resnais se veut un laboratoire empirique de grandes lois de comportement humain face à des situations données. C'est intellectuellement intéressant mais très discutable, non ? Si j'ai bien compris, cette théorie ramène nos actes à des normes prévisibles et conditionnées (sur le plan émotionnel, social, etc), ce qui peut se voir philosophiquement comme une négation de ce qui fait aussi l'humain : le libre-arbitre, le dépassement, bref toutes ces variables qui échappent à une théorisation. J'avoue que je tique là-dessus. Mais il faudrait que je revoie le film pour mieux l'appréhender.
Qu'as tu pensé d'un des plans finals du film avec cet arbre en mural sur un mur ? Perso j'y vois une conclusion en ouverture qui échappe à ce déterminisme, un peu comme si Resnais montrait comme autant de branches sur le mur de la création humaine qu'il y avait aussi bien d'autres voies proposées au final (l'arbre ramenant à un aspect généalogique qui peut faire écho avec la "présentation" (...elle aime bien les films avec Jean Marais...) vue en début de film).
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Re: Mon oncle d'Amerique média pour le cerveau triunique ?

Message par Demi-Lune »

Anorya a écrit :
Qu'as tu pensé d'un des plans finals du film avec cet arbre en mural sur un mur ? Perso j'y vois une conclusion en ouverture qui échappe à ce déterminisme, un peu comme si Resnais montrait comme autant de branches sur le mur de la création humaine qu'il y avait aussi bien d'autres voies proposées au final (l'arbre ramenant à un aspect généalogique qui peut faire écho avec la "présentation" (...elle aime bien les films avec Jean Marais...) vue en début de film).
Oui, ces tous derniers plans sont très mystérieux... On a l'impression que cela fonctionne comme une boucle bouclée, notamment à cause de la ressemblance entre les briques peintes et ces plans de rochers mousseux au tout début du film. C'est vrai que je n'avais pas particulièrement réfléchi au sens de cette grande peinture murale d'arbres. Le message (s'il y en a un :mrgreen: ) peut être ambigu. Les branches comme autant de voies que l'homme aurait pu prendre en fonction de ses réactions... ou au contraire l'imprévisibilité de la vie... y a à creuser. J'avoue que je suis de plus en plus tenté de me choper le beau livre sur Resnais qui vient de sortir, là.
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Federico »

Je vais commencer par un souvenir lointain puisque j'ai vu ce film à sa sortie, en famille. J'étais ado et je me rappelle qu'il avait fait pas mal de bruit et le Pr Laborit la une de tous les magazines (papier, radio et TV) tel un nouveau gourou de la science*. Il était aussi beaucoup question de Roger-Pierre, un comique se révélant acteur dramatique très plausible. Ainsi que de Nicole Garcia, dont ce n'étaient certes pas les débuts mais qui avait impressionné. Bref, si ma mémoire est bonne, le film avait eu bonne presse et un excellent accueil public. Quant à moi, qui ne connaissais alors rien de Resnais, j'avais été plutôt emballé.

Bon maintenant, 30 ans après...

Je dois aussi avouer que maintenant, le cinéma de Resnais, sauf exceptions (les courts-métrages, Je t'aime je t'aime, à la rigueur L'année dernière à Marienbad et surtout le sublime Providence) a le plus souvent tendance à m'ennuyer, par morceaux ou en film entier. C'est d'autant plus idiot que le réalisateur m'est a priori plutôt sympathique, de par ses interviews et son goût précoce pour les publications considérées alors très "mauvais genre" que sont la S-F et la bande dessinée**.

La mécanique des personnages, calquée sur les travaux comportementalistes de Laborit est trop... mécanique. L'effet de ce film qui aurait pu s'intituler De la vie des marionnettes est voulu mais ça coince plus d'une fois, à force d'appuyer. Tel le rat de l'expérience qui sait qu'il va se prendre une châtaigne 4 secondes après le signal sonore, le spectateur peut deviner l'évolution de certaines situations (par ex. l'arrivée du "double" de Depardieu dans l'entreprise où l'on pige immédiatement qu'il est là pour le remplacer et qu'il se comportera en petit chef et en lèche-bottes). Par contre, la séquence où Garcia s'apprête à se tirer du théâtre, furax puis soudain redevient toute câline à la simple vue de Roger-Pierre et l'emmène lui et son épouse fêter la fin des représentations avec l'équipe ne colle pas du tout. Je sais bien que l'alchimie du coup de foudre est un mystère mais il ne transparaît pas à l'écran.

Impression aussi que Resnais avait plus ou moins inconsciemment voulu jouer sur le terrain de Truffaut, lui empruntant plusieurs acteurs et quelques situations... mais avec son ton à lui, plus gris et froid, moins léger. Il y a bien quelques moments comiques mais c'est souvent involontaire (Garcia ridicule en adulte au réflexe de fillette prise la main dans le bocal à confiote quand sa mère vient la chercher au milieu de la troupe des comédiens ; le chantage aux sentiments de Nelly Borgeaud puis de Marie Dubois).

Les belles trouvailles du film, ce sont ces brefs inserts de séquences classiques du cinéma, en écho au ressenti des personnages (Danièle Darrieu pour Roger-Pierre, Jean Marais pour Garcia et Gabin pour Depardieu) et l'apparition bunuelienne d'un Roger-Pierre à tête de rat.

Quant à Pierre Arditi***, alors encore acteur de second plan, il avait déjà le don inné de se rendre désagréable (le rôle le veut mais c'est dingue comme il lui semble naturel de l'endosser). OK, ça, c'était pour la rubrique : "Je reconnais qu'il a un certain talent mais je l'ai dans l'nez". :mrgreen:

Resnais a voulu filmer un essai mais... il n'a pas transformé. Pour rester dans les expressions rugbistiques : la cabane est un peu tombée sur le chien. :|

PS très annexe :
Spoiler (cliquez pour afficher)
Je confirme ce qu'a écrit le Commissaire, pour avoir eu un proche qui a souffert toute sa vie de coliques néphrétiques sous leur forme la plus douloureuse. Ce que subit apparemment Roger-Pierre, c'est vraiment un chatouillis. :?
(*) Attention, je ne dis pas que ce qu'il expose est faux mais bon, quand il affirme qu'il n'existe pas d'instinct de dominance mais que celle-ci est induite par une suite de nécessités vitales, je distingue mal la différence entre l'instinct du 1+1+1+1+1+1+1+1+1+1 et l'instinct du 10. Le résultat étant le même. Mais je dois être un rat humain assez tordu...
Je repense à ce très troublant court-métrage documentaire dont j'ai hélas oublié le nom et celui de sa réalisatrice montrant les jeux pas du tout gentillets de bambins dans la cour d'une école maternelle. Triste démonstration que dès les premiers temps de la vie se forment dominants, dominés et toute la gamme intermédiaire (les indépendants, les observateurs, les complices, les ralliés et les - plus rares - défenseurs). Et il n'y avait aucune "nécessité vitale" apparente (même pas le vol d'un goûter). :cry:

(**) Resnais fut au début des années 60 l'un des parrains (avec Fellini et quelques autres) de Giff-Wiff, la première revue parlant des "petits miquets" comme d'une expression artistique à part entière. Un goût qui explique sa participation à l'excellent L'an 01 de Doillon et Gébé mais hélas ne rend que plus triste le ratage complet d'I want to go home et l'abandon de son projet d'adaptation des aventures de Mandrake le magicien avec David Niven dans le rôle-titre. :?

(***) Celui qui deviendra par la suite un membre permanent de la petite troupe d'acteurs de Resnais fit la connaissance de son mentor non pas sur les planches ou un plateau mais... dans un magasin de chaussures ! :)
Dernière modification par Federico le 30 oct. 13, 17:41, modifié 1 fois.
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Commissaire Juve »

Federico a écrit :...
Je repense à ce très troublant court-métrage documentaire dont j'ai hélas oublié le nom et celui de sa réalisatrice montrant les jeux pas du tout gentillets de bambins dans la cour d'une école maternelle. Triste démonstration que dès les premiers temps de la vie se forment dominants, dominés et toute la gamme intermédiaire (les indépendants, les observateurs, les complices, les ralliés et les - plus rares - défenseurs)...
Ah mais, complètement ! Comme dans la forêt. Il y a les petits mâles alpha, les petites femelles alpha, etc.
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Federico »

Commissaire Juve a écrit :
Federico a écrit :...
Je repense à ce très troublant court-métrage documentaire dont j'ai hélas oublié le nom et celui de sa réalisatrice montrant les jeux pas du tout gentillets de bambins dans la cour d'une école maternelle. Triste démonstration que dès les premiers temps de la vie se forment dominants, dominés et toute la gamme intermédiaire (les indépendants, les observateurs, les complices, les ralliés et les - plus rares - défenseurs)...
Ah mais, complètement ! Comme dans la forêt. Il y a les petits mâles alpha, les petites femelles alpha, etc.
Spoiler (cliquez pour afficher)
Les frères Grimm/Disney, Peyo, Seron, P'tiluc l'avaient bien montré... :uhuh:
Et j'ajouterai cette bidonnante série.
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Thaddeus
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Thaddeus »

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L’éthologie cinématographique


Timide, humble, mystérieux, Alain Resnais fait du cinéma comme un chirurgien du cerveau. Sur le tournage, c’est la gravité des salles opératoires : gestes méticuleux, quête de silence, obsession d’un calme serein où s'installe le suspense. Le film terminé, on découvre que ce fabuleux inquisiteur n’a pas son pareil pour ausculter, explorer, écouter, radiographier. Cette fois, il pose son regard sur les thèses d’un neurobiologiste, Henri Laborit, qui a dirigé le laboratoire d’eutonologie à l’hôpital Boucicaut après avoir introduit en thérapeutique le premier tranquillisant et l’hibernation artificielle. Par l’effet de catalyse d’un discours scientifique très simple, il oppose le pittoresque d’un récit de roman-photo au didactisme du commentaire, avec ses sketches décomposés sur le modèle de la télévision scolaire. Le film semble émerger peu à peu d’un chaos indistinct. Dès le premier plan, un cœur palpite dans le noir. Puis surgit une Babel de vies étalées et de voix superposées. Dans cet enchevêtrement, des inserts d’objets, une cuillère, une poignée de porte, une machine à coudre, viennent relayer les images primaires, où les couleurs d’une création du monde s’apprivoisent : pierres millénaires, mousses dorées, tortue immémoriale. L’omniprésence du spectacle, jeu dans le jeu instauré par Resnais, mystification volontaire au sein de l’entreprise de démystification, c’est d’abord un hommage à l’imagination. Le cinéaste semble à chaque instant se renier, se contredire, s’abandonner à tout ce qu’il évitait auparavant, et en même temps se rapprocher de l’essentiel, y compris d’une ultime justification de sa méthode de base : le travail sur un niveau très fugitif du non-verbal mais qui pourtant dépend des mots d’autrui, comme d’un livret, d’un carnet de bal ou d’un album d’enfant enfoui sous un terreau de feuilles mortes et qui révèle, une fois exhumé, quelque pierre de Rosette inespérée. L’opération excavatrice ou archéologique, l’organisation des fragments mis à jour, la superposition des inconscients livrés à l’aventure, tout cela serait justement cet essentiel, lequel bien sûr n’exclut pas l’art, fût-ce le septième.


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Après avoir tourné un long-métrage totalement anglo-saxon au point de faire distiller son texte par certaines des plus belles voix de l’Angleterre, rien de surprenant à ce que Resnais ait demandé à Jean Gruault de lui écrire un film typiquement français. Le voilà en effet revenu au cinéma de la plus parfaite tradition hexagonale de l’entre-deux-guerres, sans litanie ni accent venu d’ailleurs : dans cette œuvre-ci, il n’y a pratiquement que des Duraton, des Fenouillard, des Trouhadec, qui se débattent avec des problèmes d’héritage, d’adultère et de réussite sociale, et dont le langage familier, riches en bon mots et en plaisanteries fines, fixe une découpe de la France profonde, bourgeoise et artistique. La France de Guy Lux et de Chaban-Delmas, des frères Willot et de Planchon. Jean Le Gall est un responsable de l’O.R.T.F., un Breton tenté par la députation ou la littérature et qui monte à Paris où il devient directeur des Informations ; René Ragueneau un paysan angevin qui a abandonné l’exploitation familiale pour se lancer dans l’industrie textile ; Janine une fille d’ouvriers qui veut changer de peau, devenir comédienne. Cette dernière est le seul personnage fort de la fiction, se battant bec et ongles dans des situations dont les plus paroxystiques ne prennent pas place sur la scène du Café de la Gare mais dans des escaliers d’immeuble et des salles de restaurant. Égrenant en souriant la sarcastique biographie de ses trois héros, le cinéaste informe avec un attendrissement blagueur de leurs goûts cinématographiques. Et les trois stars, auxquels nos cobayes humains s’identifient chaque fois que l’électrocardiogramme de leur vie diagnostique un sursaut, apparaissent sur l’écran dans toute la splendeur de leur caractère mythique : Danielle Darrieux se pâme, Jean Marais rugit, Jean Gabin bougonne. Le génie de Resnais réside entre autres dans une science achevée du montage, qui est pour lui une sorte d’oxygène en l’absence duquel un film resterait probablement inanimé, comme le serait une vie mentale sans dialectique. La richesse de son cinéma tient précisément à la conjonction d’une veine lyrique, fondée sur le pathos littéraire d’une sourde pulsion invocante, et d’une humeur plus malicieuse qui recourt à l’art de la mise à distance.

Une fois jetées, comme sur un coup de dés, les pièces hétéroclites du puzzle, le réalisateur donne la parole à Laborit, qui expose sa théorie. La vie se passe donc à dire oui, à dire non, à faire et défaire les valises. Chaque destin se compose de désarrois, de punitions, de gratifications. L’homme-souris est perplexe, constamment en recherche de solutions dans le casse-tête de son quotidien. Tout mythe personnel (figuré ici par une très belle île) se dégrade dans l’adaptation qui est toujours plus ou moins reniement et mensonge. Et nos sociétés sont encore organisées sur le mode Cro-Magnon de la dominance. Ou on domine, ou on est dominé. Le dominé n’a que deux réactions possibles de survie : la lutte ou la fuite. Sinon c’est l’inhibition, donc l’angoisse qui engendre les somatisations, favorise les cancers, la folie, le suicide. Mon Oncle d’Amérique est un film de conduites et d’attitudes, un film où le corps humain dicte ses lois, de l’appétit à la colique, de la colère à l’ulcère, un film où l’on mange et où le ventre règne, où l’on discute de salmis aux bécasses, de lapin à la moutarde ou de spaghettis à la carbonara, où les fonctions diurétiques se mêlent à l’hypertension, au diabète, aux allergies incontrôlables, où des héros de sang et de tripes se houspillent et se collettent au bord du mélodrame. Les existences parallèles des protagonistes illustrent le principe de l’inné et de l’acquis (naissances, enfances, éducation, formation idéologique et religieuse...) et se mêlent pour illustrer le mécanisme des conflits. Resnais fait une cruelle satire du libéralisme avancé, de l’information politique à la "restructuration industrielle", où l’on ne saurait être qu’enclume ou marteau. Chaque personnage a son double, son reflet, son suppléant prêt à prendre sa place. Et toutes ces rivalités souvent comiques sont placées dans un climat de sourdes menaces, nourri par des seconds rôles assez étourdissants (Albert Médina en producteur de télévision évincé, Jacques Rispal en agresseur agressé sur un trottoir). Le film balance, mais il dégage une impression de saccagé : les inserts du début réapparaissent avec les flétrissures de la vie, branche cassée, marron ouvert, tortue renversée. Le cinéaste fait ainsi entendre la blessure secrète des choses, leur cri muet.


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C’est sans doute là que le propos devient le plus fascinant : lorsque les découvertes de la neurologie sont appliquées à la sociologie (mille choses sont ainsi dites sur le couple, la révolution économique, le féminisme, l’ambition). Quand, par une burlesque mimesis animale, des êtres humains à tête de rat blanc nous plongent dans un univers à la Prévert, on l’accepte avec délectation car les visions s’intègrent à un système cohérent. Les personnages réagissent inexorablement au stress en fonction de leurs initiations : René ne parvient pas à gravir l'échelle sociale parce qu’il n’a pas été formé à flirter avec l’imaginaire, l’innovation, l’invention. Très vite il hurle, s’énerve, frappe et courtise la mort. Lorsque Jean perd son poste ou sa maîtresse, il se bloque lui aussi : pétri dans le ridicule, jambes nues, pieds dans l’eau et chaussures à la main, il baisse la tête sous la violence de l’affront qui lui est fait de ne pouvoir sortir de son inextricable situation avec la dignité du haut fonctionnaire. Le voilà mûr pour une crise d’asthme ou d’urticaire. Janine est moins névrosée car elle est sait rebondir, quitter sa famille, changer d’amant ou de métier. Elle seule est capable de s’inventer une vie nouvelle. Rêver du destin de Julie de Lespinasse, surmonter la douleur suscitée par le coup de griffe d’une concurrente amoureuse, passer des planches d’un théâtre sans subvention aux repas d’affaires meurtriers d’une entreprise opportuniste. La débauche d’idées générales sur les réflexes d’antagonisme ou la notion de territoire qu’assène le professeur n’habitue pas aux virevoltes, aux ruades des héros. "Moi, pointer ?" se cabre Ragueneau, harponné par son rival à la sortie de l’usine. La ponctuation cinéphilique joue alors à plein son rôle de sur-réflexe. Montée court mais au bon moment, une volte-face de Gabin augmente l’efficacité foudroyante de la mécanique humaine.

L’homme est donc un animal frémissant comme l’étoile de mer, le petit chien maladroit, le sanglier mutin, le crabe muet qui se défend. Le film essaie d’imiter le temps extraordinairement diversifié et complexe du vivant. Il déploie une grande machinerie démultipliée qui étudie la palpitation de l’existence. Voilà pourquoi sa matière est si riche, avec ses espaces, ses durées, ses personnages qui apportent avec eux autre chose que leurs destinées personnelles. René, par exemple, se déplace de la campagne à la ville, de l’entreprise patriarcale au néo-capitalisme. Il personnifie une population rurale qui ne cesse d’émigrer, des habitudes, des croyances, des préjugés que l’œuvre heurte, effondre, mais surtout distribue dans une pluralité de conjonctures qui font qu’à chaque fois ce n’est pas un type social, une position de classe, ni tout à fait un acquis ou une mémoire qui se confirment, mais une étoffe plus subtile. Le cinéaste fait advenir ces êtres singuliers avec la force de fragments de vérités déniées, il les voue à effectuer en nous-mêmes une spectrographie qui nous fait ressembler à ces quantités de velléités, de constructions symboliques, de domaines qu’ils déplacent en eux, dans leur identité incertaine. Autant d’analyses amenant Laborit le scientifique et Resnais l’artiste à prôner une morale d’espoir née de la "connaissance". Plaidoyer pour la liberté dans une civilisation où l’on fait croire à l’individu qu’en agissant pour l’œuvre sociale il favorise son propre plaisir. Après l’évocation des villes rasées et des populations massacrées, Mon Oncle d’Amérique se termine par une image percutante : la façade d’un quartier abandonné du Bronx. Sur les murs lépreux de l’immeuble, un pan entier est recouvert d’une fresque végétale, pointilliste, pyramide humaine où la nature n’est qu’un trompe-l’œil quadrillé. La caméra se rapproche de la composition serrée entre d’austères murs de briques, jusqu’à s’y fondre. Peut-être cette maison en ruines s’appelle-t-elle… Providence.


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Dernière modification par Thaddeus le 4 nov. 23, 00:19, modifié 7 fois.
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par NotBillyTheKid »

Revu ce mois-ci également, c'est un chef d’œuvre d'intelligence, de finesse et de fantaisie. 15 jours après, je vois le monde encore sous ce spectre : les tensions au boulot, en famille, dans la vie courante comme Laborit les explique, les gens prennent alors des têtes de rat et tout s'explique, tout peut se résoudre. C'est un film extraordinaire que j'ai réintégré illico dans mon top 10.
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Watkinssien »

Une des innombrables réussites de Resnais. Drôle, pleine d'acuité, riche et inventive. Superbement interprétée. Une révision s'impose, car découverte lointaine.
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Jeremy Fox »

Chronique classikienne à l'occasion d'un cycle consacré par Justin Kwedi au cinéaste.
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Re: Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais - 1980)

Message par Jeremy Fox »

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