Les médias se proclament "contre-pouvoir". Pourtant , la grande majorité des journeaux, des radios et des chaînes de télévision appartiennent à des groupes industriels ou financiers intimement liés au pouvoir... Ce documentaire en montre les subtilités en se basant sur l'ouvrage de l'écrivain Paul Nizan publié en 1932, repris par Serge Halimi en 1997 sous le nom "Les nouveaux chiens de garde".
C'était Boris notre hachoir adoré qui dans le topic des césars 2013 m'avouait avec amertume douter fortement de la crédibilité de ce documentaire qui, il est vrai, part déjà avec un défaut qui est aussi sa force (j'y viens plus bas), d'autant plus que le parti-pris, frontal, ne fait pas particulièrement dans la dentelle. Sur le coup je n'avais pas compris, n'ayant pas encore vu le documentaire mais le mettant en gras dans mes choix car il m'intéressait plus que les autres même si ces derniers avaient aussi ma préférence (d'où le fait que je lui demandais s'il n'avait pas apprécié de son côté le dernier Rithy Pahn qui pour ma part avait déjà bien exploré le sujet dans S-21, la machine de mort Khmer rouge où Duch apparaissait déjà puisque pour moi tous mes choix avaient une préférence assez égale).
Outre Les chiens de garde de Paul Nizan (1932) et Les nouveaux chiens de garde de Serge Halimi (1997) plane sur l'objet l'ombre de figures tutélaires justement convoquées dans la bibliographie fournie aussi bien au générique de fin du film que sur la carte dépliante inscrite dans le DVD telle que Sur la télévision, formidable ouvrage de Bourdieu auquel ici, on pense directement et, de façon plus secrète, l'abstrait La société du spectacle de Debord (jamais réussi à le finir celui-là). Bourdieu dont son livre, publié en 1996 n'était pas moins que prophétique tout en restant actuel puisqu'ici le constat de l'oeuvre à deux têtes (Yannick Kergoat et Gilles Balbastre) reste assez inchangé. Si je voulais simplifier, je dirais que ces chiens de garde dénoncés d'emblée ce sont ces journalistes connus et fortement associés au pouvoir politique dans une relation à deux sens où les tenants du pouvoir assurent la liberté de travail à leurs chers toutous en échange que ceux-ci assurent un certain ordre médiatique moral pour eux. Les bons comptes font les bons amis et même si le film n'y va pas avec le dos de la cuillère, il fait implacablement mouche. D'autant plus qu'il a pour lui un incroyable travail de recherche qui brasse sur plusieurs décennies ces relations, preuves visuelles et radiophoniques à l'appui. Et l'on est d'autant plus enclins à le croire quand comme moi on a justement lu un peu Bourdieu en fac auparavant.
"Il faudrait en venir aux débats (...) : Il y a d'abord les débats vraiment faux, qu'on reconnaît tout de suite comme tels. Quand vous voyez à la télévision, Alain Minc et Attali, Alain Minc et Sorman, Ferry et Finkielkraut, Julliard et Imbert..., ce sont des compères. (Aux Etats-Unis, il y a des gens qui gagnent leur vie en allant de fac en fac faire des duos de ce type...). Ce sont des gens qui se connaissent, qui déjeunent ensemble, qui dînent ensemble. (Lisez le journal de Jacques Julliard, L'année des dupes, qui est paru au Seuil cette année, vous verrez comment ça marche). Par exemple, dans une émission de Durand sur les élites que j'avais regardé de près, tous ces gens-là étaient présents. Il y avait Attali, Sarcozy, Minc... A un moment donné, Attali parlant à Sarcozy, a dit : "Nicolas.... Sarcozy." Il y a eu un silence entre le prénom et le nom. S'il s'était arrêté au prénom, on aurait vu qu'ils étaient compères, qu'ils se connaissaient intimement, alors qu'ils sont, apparemment, de deux partis opposés. Il y avait là un petit signe de connivence qui pouvait passer inaperçu. En fait l'univers des invités permaments est un monde clos d'inter-connaissance qui fonctionne dans une logique d'auto-renforcement permanent." (Sur la télévision - Pierre Bourdieu, p.32)
Or le film montre assez bien cette connivence constante entre politiques et médias. Le meilleur exemple est quand chiffres à l'appui et sur montage de différentes têtes, on recence la trentaine d'experts invités dans les médias sur plusieurs décennies et que, surprise, leur discours n'a jamais évolué. Sur ce point, cela en devient d'une ironie jubilatoire puisque le film montre bien à divers moments que certaines choses auraient pu être évitées ou contrecarrées par des mesures nécessaires (la crise financière arrivée fin 2008 chez nous était apparemment prévisible depuis un bon moment même s'il ne faut pas trop non plus s'avancer sur ce genre de spéculation). Toujours dans cette logique d'invités vivant totalement en monde-clos dans leur monde, un montage qui en finit par devenir comique (le documentaire se veut quand même assez drôle pour répondre à ce constat désabusé "mieux vaut en rire") où Luc Ferry et Jacques Julliard sont censés montrer des prises de positions opposées. Le narrateur prévient avant ça, goguenard : "attention, c'est assez violent". Puis à l'image, le montage des divers émissions de débats de LCI où l'on voit finalement les deux invités.... se faire des politesses, arrondir les angles... Un débat mou, formaté et prévu d'avance. Violent en effet, oui.
Ces gens qui semblent vivre à un autre niveau et n'ont guère conscience de la société est d'autant plus effarant que ce n'est pas bien nouveau hélas (fait constaté là aussi par Bourdieu, p.27 de Sur la télévision) quand ils ne cherchent pas tout simplement à imposer ce qu'ils pensent bon pour le peuple en matière d'informations quand ils n'en suppriment pas de plus importantes dans le journal en les subtilisant par d'autres, bien moindres mais qui feront office de voile lancé au spectateur. Des médias sûrs de leur bon droit, content de voir leur propre égo aider à construire un monde meilleur et sans ambiguïté, quitte à rabaisser quelqu'un d'une manière sournoise en le prenant de haut ou en utilisant un langage détourné (comme ce pauvre homme, conciliateur dans les banlieues a qui Michel Field ordonne presque "Ah mais maintenant ça suffit les voitures à brûler hein. Faites les rentrer chez eux hein, a la maison" Il pourrait presque rajouter "là où est leur place", on sentirait que ça le démange. Effarant ). Encore une fois je cite Bourdieu, "Ce qui pose un problème tout à fait important du point de vue de la démocratie : il est évident que tous les locuteurs ne sont pas égaux sur le plateau" (Sur la télévision, p.36). Dont acte ici, visuellement avec ce rapport de classe qui transparaît d'un coup. Un certain malaise d'ailleurs sur le plateau parmi les spectateurs.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce documentaire que j'engage à voir le plus vite possible pour se faire son avis. Il a ses points forts (dont son humour assez dévastateur d'autant plus que le propos est mené avec intelligence) comme ses points faibles. Venons-y oui. Notamment le fait de ne faire que dénoncer ces fameux chiens de garde en ne nous dévoilant pas assez l'autre côté de la barrière, les autres journalistes, les réseaux indépendants (dont ACRIMED qui a aidé en grande partie à la réalisation de cette oeuvre), bref de nous montrer les autres forces vives en présence même si, comme les réalisateurs l'indiquent dans une interview en bonus dans la carte dépliante du DVD, c'est un peu "le pot de terre lancé contre un missile atomique". On pourra alors sans doute regretter que le film adopte le même système frondeur qu'un Michael Moore sauf que là où Moore m'est insupportable, j'apprécie grandement le film puisqu'il procède de choix évidents et assumés par les deux réalisateurs (je doute que Moore assume le fait d'aller emmerder Charlton Heston dans Bowling for Colombine. Tout ce qu'il voit lui, c'est le président de la NRA et donc un symbole à dégommer pour le grand final. Moi j'y vois un vieil homme souffrant d'Alzheimer et qui est somme toute, une cible facile et bien lâche, plus effrayée qu'autre chose pour répondre au trublion Moore alors qu'il arrive à la fin de sa vie. Cette séquence m'a toujours profondément énervé et je me suis toujours dit qu'il y aurait pu y avoir là, un autre responsable justement moins fuyant et plus facile à interviewer qu'un vieil acteur qui ne semblait alors plus que se compaître dans sa gloire --et visiblement il devait croire que Moore l'interviewerait sur sa carrière cinéma), bien conscients du fait que justement leur film allait soulever pas mal de volées de bois vert.
Ainsi, avec humour, dans le générique de fin se trouvent toutes les critiques négatives envers le livre de Serge Halimi que Kergoat et Balbastre reprennent dans les grandes lignes, une manière de dire, "oui on est conscient que ce n'est pas parfait mais on vous voulait vous montrer ces aspects là plutôt que ceci ou ça..." Ce qui est confirmé là aussi dans l'édition DVD dans la carte dépliante où les auteurs reviennent sur le ton du film : " La réaction qui revient le plus souvent parmi les journalistes, c'est l'accusation de simplicisme : "D'accord mais c'est plus compliqué que ça..." Or, pour nous la question est simple : est-il normal qu'un petit groupe d'experts cooptés entre eux et qui partagent les mêmes points de vue accaparent l'espace médiatique ? Est-ce une bonne chose que les journalistes censés éclairer le jugement des citoyens fassent des ménages pour des entreprises privées ?" Et plus loin, le même Kergoat de souligner judicieusement : "Dans le film on ne tape pas sur les journalistes de base, les soutiens de l'information, même s'ils portent leur part de responsabilités. On s'intéresse à ceux qui occupent des positions de pouvoir et qui ne se gênent pas, eux, pour attaquer les catégories sociales exclues de l'espace médiatique." Enfin, comme ils le disent, comme une sorte d'excuse, les deux auteurs sont conscients de n'aborder qu'un versant des choses mais espèrent toutefois que cela poussera le spectateur à s'informer et poursuivre ses découvertes médiatiques par lui-même après.
Un documentaire donc à voir au plus vite pour se faire un avis.
4,5/6.