Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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-Kaonashi-
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par -Kaonashi- »

allen john a écrit :Sinon, bande-annonce: bientôt, je m'occupe de... Four devils (Reconstruction par Janet Bergstrom), Der gang in die Nacht et bien sur... Tabu. j'aurai ainsi bouclé la boucle. :roll:
Et City Girl ?
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allen john
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

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-Kaonashi Yupa- a écrit :
allen john a écrit : Sinon, bande-annonce: bientôt, je m'occupe de... Four devils (Reconstruction par Janet Bergstrom), Der gang in die Nacht et bien sur... Tabu. j'aurai ainsi bouclé la boucle. :roll:
Et City Girl ?
been there, done that.
allen john a écrit : City girl (Friedrich Wilhelm Murnau, 1929)

Si on devait mesurer l'intérêt d'un film à ce qu'en ont dit les historiens et critiques, on serait tenté de passer son chemin devant cet avant-dernier film de F. W. Murnau, le dernier fait à la Fox. Mais à leur décharge, les Eisner, Sadoul et consorts n'ont eu à l'époque de leurs erreurs que la version parlante du film pour s'en faire une idée, et l'histoire de ce film est de toute façon tellement embrouillée qu'il était bien difficile d'y voir clair. Grâce à Janet Bergstrom, historienne exigeante et dont les recherches sur Murnau font autorité, mais aussi grâce à David Kalat, dont le commentaire audio sur l'édition Masters of cinema du film est comme toujours un vrai bonheur, tout en étant une mine d'informations, on peut aujourd'hui parvenir à démêler les fils de l'intrigue rocambolesque des aventures de ce film, tombé victime du parlant.

Contrairement à une idée répandue, Murnau est encore le maitre de sa propre situation au moment d'entamer le tournage de son troisième film Américain, et a carte blanche pour faire le film comme il l'entend. Il a jeté son dévolu sur une pièce de théâtre, The mud turtle, qui l'enthousiasme dans la mesure ou il va pouvoir la transformer, dit-il, en une symphonie tragique du blé, intitulée Our daily bread. Ces mots volontiers pompeux sont en fait en droite ligne inspirés des mots qu'il utilisait lui-même pour présenter ce qui devait être son grand oeuvre, mais le film a très vite pris une dimension plus raisonnable (Ce n'est, heureusement, pas La ligne générale, et sa partition pour tracteurs...), et est plus proche du mélodrame flamboyant tel qu'il se pratiquait à la Fox sous la responsabilité de Borzage, que d'une quelconque austère allégorie grandiloquente. Le tournage s'est passé sans trop de problèmes, jusqu'à ce que le film soit stoppé par la Fox, désormais mise au pied du mur du son, et dont les exécutifs qui avaient plus ou moins écarté William Fox réclamaient du parlant à corps et à cris. S'il ne dédaignait pas imaginer d'ajouter une scène ou deux qui aurait pu incorporer du dialogue et servir son propos, Murnau s'est de toute façon désinterressé du projet, qui n'était pas fini au moment de son départ. Le film sera donc achevé sous la forme d'un film muet (Celui qui est si largement disponible aujourd'hui), puis a été repris sous la forme d'un parlant, très différent du film muet, et confié à d'autres metteurs en scène. Cette version parlante à la réputation désastreuse, je ne l'ai pas vue, elle n'est en aucun cas disponible en vidéo, mais elle existe... tant pis pour elle.

Lem Tustine (Charles Farrell), le fils d'un céréalier du Minnesota, part à Chicago pour vendre du blé. une fois sur place, il est empêché de vendre au pris demandé par son père, et rencontre une jeune femme (Mary Duncan), qui est serveuse dans un 'diner', et qui rêve de la campagne, ou elle pourrait enfin respirer, à l'abri des regards concupiscents des hommes corrompus qui viennent manger sur son lieu de travail. Lem tombe amoureux, et Kate est tout de suite attirée à la fois par le bonhomme, et par la vie qu'elle lui suppose. Ils se marient sur place. Une fois Kate arrivée à la ferme, il va néanmoins lui falloir affronter le terrible Tustine père (David Torrence), mais aussi Mac (Richard Alexander), le travailleur intermittent qui va tout faire pour la piquer à Lem. Quant à celui-ci, il va lui falloir affirmer sa masculinité, c'est à dire se battre pour son épouse...

Soyons clair: le seul gros défaut de ce film, c'est sans doute de ne pas être Sunrise. On a tendance à le mettre de coté, et pour commencer le statut un peu particulier de film accompli aux trois-quarts par Murnau tend à faciliter l'oubli. C'est injuste, d'une part parce que le réalisateur est parti de son plein gré, et aurait très bien pu rester en place et finir le film lui-même, ensuite, parce que le résultat final est tout sauf indigne de Murnau. Enfin, Murnau et la Fox travaillaient main dans la main avant le désaccord, et le résultat est un film Fox, c'est à dire une ouvre de la même famille que Sunrise, le cycle Farrell-Gaynor, The River, ou Four sons. The river possède de fait un plus important cousinage, dans la mesure ou le casting en provient largement, et aussi parce que City Girl a été mis en route une fois achevé le tournage du film de Borzage.

Cette vision lyrique du monde rural, dans lequel le mal n'a pas besoin de s'installer, puisqu'il est déja présent, vient s'ajouter à la thématique déja riche de Murnau: ses films "paysans" Allemands, dont peu ont survécu (Terre qui flambe et un fragment de Marizza), ont déja été prolongés par Sunrise. ce nouveau film vient donc contrebalancer la vision riche mais souvent manichéenne de Murnau, qui présente une ruralité saine opposée à la ville qui corrompt (C'est flagrant dans Sunrise comme dans Terre qui flambe): ici, on tend à inverser l'idée, puisque C'est en quête d'une certaine rédemption et d'une vie saine que Kate embrasse la vie paysanne, mais elle sera rejetée par le père Tustine, et courtisée par des hommes aussi corrompus que la vamp de Sunrise... Parallèlement, Murnau montre une fois de plus un couple en marge, ce qui rejoint le canon Borzagien, et sera prolongé de façon intéressante dans Tabu, mais il revient une fois de plus sur un motif récurrent de ses films: l'intrus, invité dans le cercle (Famille, ville, monde...) par un héros ou un protagoniste proche du héros: Tartuffe, Mephisto (Faust), Nosferatu, La vamp (Sunrise), et plus tard le vieux prêtre (Tabu) sont tous dans ce cas. Mais "l'intrus" ici n'est pas Kate, quoique le titre Français soit L'intruse: Mac représente le danger qu'on laisse s'installer, voire le vieux Tustine qui se met entre Lem et Kate... Et cette fois encore, comme Hutter qui ne comprend rien, comme le couple de Tabu, comme Faust qui accueille avec bonheur le retour de sa jeunesse, ou comme Orgon fanatisé, le combat est rude; Farrell prête une fois de plus ses traits et son grand corps gauche à un homme qui n'a pas fini de grandir, et qui a besoin de tous les encouragements de Kate pour s'accomplir... En attendant, le lyrisme des plans de Kate et Lem qui s'approchent de la ferme, avec du blé à perte de vue, ne sont pas près d'être oubliés...

Voilà, ce petit mélodrame qui se concentre en priorité sur une jeune femme, le seul rôle conséquent de Mary Duncan dont on possède plus qu'une trace incomplète, et à laquelle le titre rend explicitement hommage, est un film-testament de celui qui a soudain décidé de faire du cinéma autrement, sans studio et sans stars et qui part le faire tant qu'il en a encore la possibilité. Si la "tragédie " du blé n'est plus qu'un lointain souvenir, il semble que l'abandon de ce projet a été fait sans douleur, au profit une fois de plus d'un film de studio qui n'a rien d'indigne. Kalat souligne les points communs entre City girl et Days of heaven, de Terrence Malick; on sait aussi que Vidor tournera en 1934 en indépendant lui un film intitulé Our daily bread. Ce ne sera pas non plus La ligne générale... City Girl, fait avec passion, bien terminé par d'autres qui n'en ont pas vraiment trahi la vision, est une pierre blanche de plus dans la belle oeuvre essentielle de F. W. Murnau.

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Four devils (1928 - Film perdu)

Qu'il n'y ait pas d'équivoque, ce texte est écrit après un nouveau visionnage du documentaire de Janet Bergstrom consacré à ce film de Murnau qui se situait entre Sunrise (1927) et City girl (1929): Murnau's Four devils, Trace of a lost film. Tourné dans la foulée de l'enthousiasme créé à la Fox par l'arrivée du maître Allemand, et alors que Sunrise n'avait pas encore été sanctionné par un relatif flop. Le metteur en scène avait, là encore, carte blanche, et le sujet, inspiré par un sujet Danois déja filmé en 1911. Contrairement à ce qui a parfois été avancé, le studio n'avait absolument pas puni le metteur en scène pour son échec en lui refilant un vieux truc, d'autant que le mélodrame représenté par le sujet était porobablement à l'opposé des désirs de la Fox, attentive aux nouveaux développements de la dramaturgie dans le cinéma contemporain. La production a été marquée par un certain nombre de problèmes: d'une part, la difficulté à trouver une fin appropriée: dans le scénario, il y en avait quatre possibles... d'autre part, le film a été montré au public dès l'automne 1928, à travers des previews qui ont généralement été positives, mais le studio tenait à ajouter une version parlante, qui n'allait pas être prète avant l'été 1929. Les retouches de celle-ci ont du être confiées à un autre metteur en scène, pour trois raisons: d'une part, Murnau souhaitait se consacrer à son nouveau film City girl. Puis, il allait quitter le studio sur un désaccord au sujet de ce dernier. Enfin il refusait de participer à l'établissement de ces versions parlantes (ce fut le même scénario sur City Girl, justement). Le film est donc sorti à la fin 1928, muet, puis de nouveau à l'été 1929, parlant... Et comme beaucoup de ces productions hybrides d'une époque de grands changements à Hollywood, on n'en entendra plus parler, avant qu'une copie ne soit localisée, et entreposée à la Cinémathèque française... Ou elle brulera comme d'autres films (Dont l'unique copie recensée de The honeymoon, la deuxième partie de The Wedding March, de Stroheim.)... Fin: Janet Bergstrom, historienne Américaine spécialiste de Murnau, a donc rassemblé des documents afin de dresser un portrait aussi complet possible de ce film fantôme...

Le film suit donc l'histoire des "quatre diables", un quatuor d'acrobates élevés par un vieux clown, interprété par J. Farrell McDonald, un vieil ami à nous: ancien metteur en scène dans les années 10, complice de Ford à la Fox, et "character actor" du studio, il apparait entre autres dans Sunrise dans le rôle d'un photographe farceur... Les quatre diables devenus adultes sont interprétés par Nancy Drexel, Barry Norton, Charles Morton, et... Janet Gaynor. Cette dernière est la star en titre du film, dont la distribution est complétée d'une vamp, en la personne de Mary Duncan, une jeune actrice qui monte à la Fox, qu'on reverra en compagnie de Charles Farrell dans The River (Borzage, 1929) et bien sur City Girl... Ele joue le rôle de la femme qui jette son dévolu sur Charles (Morton), provoquant la jalousie de Marion (Gaynor), et le drame final, c'est à dire dans la version présentée en 1928, la mort des deux héros, provoquée par Marion qui a décidé de garder son amour pour elle par-delà la mort. Une deuxième version de cette fin ser légèrement différente pour la version parlante: le jeune homme survit...

Le film semble assez fidèle à l'esprit du drame Danois de base, forcément noir. Du reste, on a l'impression devant cette intrigue d'assister un peu à la vengeance de la citadine de Sunrise, Murnau retournant à son péché mignon qui consiste à casser les couples trop gentils... Du reste, d'après ce que laisse imaginer la continuité de Berthold Viertel réassemblée par Bergstrom, la femme fatale interprétée par Duncan prend plus de place dans ce film que celle de Margaret Robinson dans le film précédent. de plus, tout en jouant un rôle de prédatrice, elle a un véritable rôle de premier plan, rejoignant à sa façon Nosferatu, dont elle assume quasiment la position sur le gentil couple, le détruisant malgré elle à la fin du film... On retrouvera ce type de rôle avec le vieux prêtre de Tabu... Mais si le film fait appel aux vieux principes du mélo (Et on se souvient que Sunrise faisait lui aussi partie, à l'instar de Lonesome ou Street Angel d'une sorte de revival des intrigues simples dans un cinéma Américain de plus en plus attiré par les expérimentations formelles), il y a fort à parier qu'il tirait sa spécificité et son intérêt d'un festival d'images sublimes et d'effets visuels, le cirque ayant été choisi par Murnau pour y montrer une explosion d'émotions, de l'angoisse à l'émervieillement en passant par le rire, grâce à une caméra plus déchainée que jamais... C'est ce que confirment les dessins préparatoires préparés à la demande de Murnau par son vieux complice Robert Herlth.

Mais on ne saura jamais. Si vraiment une copie de ce film dormait quelque part dans le monde, je pense que la personne qui la dissimulait l'aurait sortie de ses cartons il y a dix ans, au début du boom du DVD, à une époque où, brièvement, il devenait possible à un studio comme la Fox de sortir un coffret aussi luxueux que Ford at Fox, ou, justement, Murnau and Borzage at Fox... On n'a rien vu, à part quelques plaisantins qui ont tenté de se faire mousser en prétendant posséder une copie, comme il y en a du reste souvent qui prétendent avoir en leur collection une version de London after Midnight, ou une copie intégrale de Greed. On a retrouvé une bobine de Marizza, mais on ne retrouvera sans doute jamais Four Devils, le chainon manquant entre Sunrise et City girl.

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Sybille
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par Sybille »

Merci pour tes textes Allen John, toujours très complets. Pour quelqu'un qui ne s'astreins pas à la vision systématique et concentrée dans le temps d'une filmographie, c'est un peu impressionnant, mais surtout très appréciable.
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par allen john »

Sybille a écrit :Merci pour tes textes Allen John, toujours très complets. Pour quelqu'un qui ne s'astreins pas à la vision systématique et concentrée dans le temps d'une filmographie, c'est un peu impressionnant, mais surtout très appréciable.
De rien... Et je constate que ma sale manie est découverte. :mrgreen:
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par allen john »

Tabu (1931)

Arriver à Tabu, c'est s'attaquer au dernier film d'un grand cinéaste. Souvent, on hésite dans ces cas-là: la fameuse théorie des derniers films qui sont souvent forcément impersonnels, ratés, tournés dans l'urgence voire la panique, dans des conditions limites... La prisonnière de Clouzot, Family plot d'Hitchcock, A countess from Hong Kong de Chaplin tendent à illustrer de diverses manières cet aspect souvent vérifiable: la chute peut être dure, ou en tout cas laisser une impression plus que mitigée...
Pas avec Tabu, et pour cause: à 43 ans, en pleine gloire et en pleine possession de ses moyens, le metteur en scène a fait, en toute liberté, et selon son coeur, le film qu'il souhaitait faire. Et il n'est évidemment pas question de dernier film, le réalisateur, anticipant le succès de son film, a des projets plein la tête... Lors de son accident fatal de 1931, il meurt au sommet, malgré un revers de fortune particulièrement angoissant: il est venu en triomphateur à Hollywood à la demande de William Fox, mais n'a pas pu s'imposer au studio malgré l'exceptionnelle qualité de ses trois films; il refuse le parlant, et a choisi tout simplement de s'exiler et de faire des films dans des conditions proches du documentaire, sans jamais lâcher la fiction. C'est sans doute dans ce sens qu'il s'est lancé dans une collaboration avec le célèbre documentariste maverick Robert Flaherty, qui ne durera qu'une poignée de jours... On lui doit quelques plans des premières scènes du film.

On a beaucoup écrit de bêtises en d'autres temps (on n'avait pas les DVD ou autres moyens pour tutoyer nos films préférés à cette lointaine époque), sur la collaboration de Robert Flaherty avec le cinéaste Allemand. Des historiens attribuent le film aux deux metteurs en scène (Les mêmes créditent à tort le film de 1928 White shadows of the south seas à Flaherty autant qu'à Van Dyke), mais la relation a été de courte durée. De fait, les deux hommes avaient des conceptions radicalement opposées de leur métier, et chacun d'entre eux avait un tempérament peu propice à la concession. C'est clairement Murnau qui a gagné, et Tabu est son film. L'équipe constituée autour du metteur en scène comprend en particulier Floyd Crosby, un chef-opérateur qui va vite devenir incontournable, et dont c'était la première collaboration importante. Les acteurs du film sont pour la plupart des amateurs, et beaucoup de gens locaux vont aider le tournage d'une manière ou d'une autre. Tout sera tourné sur place, entre Bora-Bora et Tahiti, dans des décors aussi naturels et authentiques que possible; Flaherty prêtera son yacht (Le Moana) pour quelques scènes-clés, et pourtant à aucun moment cette impression de bricolage ne se fait sentir, dans ce qui est un film parfaitement maitrisé, avec lequel Murnau mène à leur accomplissment certains thèmes et motifs de son oeuvre, réussissant le tour de force quand on connait son oeuvre de mêler aussi bien l'expression d'un destin amoureux brisé d'un coté, et une sensualité expressive de l'autre...

Le film se divise en deux parties, opportunément appelées "Paradise" et "Paradise lost"; dans la première, on y célèbre l'insouciance d'une société qui laisse tout un chacun assumer le plaisir et le jeu, les jeunes hommes y pêchant et y lutinant les filles sans vergogne... Mais arrive alors, amené symptômatiquement par un bateau occidental, un vieil homme, qui vient en quelque sorte opérer un rappel à l'ordre: il vient chercher Reri, une jeune femme qui va remplacer une vierge sacrée qui vient de décéder. Reri n'est pas enchantée, mais son nouveau fiancé Matahi voit carrément rouge, et enlève la jeune femme afin de la soustraire à un destin plutôt peu enviable... ils sont désormais tabou tous les deux, et une menace de mort pèse sur eux, comme sur le vieux prêtre Hitu.
Dans la deuxième partie, on assiste à la suite des aventures de Reri et Matahi: ils se sont installés pas loin d'un comptoir Français, et Matahi dans un premier temps apprécie d'être devenu la coqueluche locale avec ses talents de plongeur: il dépense sans compter, s'endettant sans s'en apercevoir. Quant à Reri, inconsciente de ces problèmes économiques, elle a d'autre soucis: Hitu est revenu, et la presse de revenir, sinon Matahi pourrait en pâtir. Tout en restant unis, les amants sont tous deux entrés séparément dans une spirale obsessionnelle qui va les engloutir: Reri cherche un moyen pour échapper à Hitu et son destin et préserver Matahi. celui-ci cherche un moyen pour rembourser ses dettes, et leur permettre de payer un voyage qui les emmênerait aussi loin que possible. Il va risquer sa vie pour aller chercher une perle colossale, gardée par un requin gigantesque...

Les premières images, dues comme je le disais à Flaherty, ont été gardées par Murnau, et il y a une certaine ironie d'y voir ces athlètes quasiment nus, comme si le dernier film de Murnau ne pouvait que laisser éclater sa passion pour les jeunes personnes qu'il a cotoyés durant ses repérages locaux, et qu'il lui fallait détourner les images "documentaires" de son confrères afin d'installer une sensualité homoérotique somme toute assez rare dans son oeuvre. Mais ce coming-out initial reste discret, et on reprend vite le fil de ce qui est bien une intrigue: on rencontre la jovial Matahi d'abord, qui participe avec les autres garçons à la chasse aux filles, lorsqu'ils les voient se baigner dans un étang sous une source. avec eux, mais souvent cadré seul, le jeune homme va vite se distinguer des grands gaillards qui l'entourent. Il a repéré Reri, qui elle aussi est à l'écart des autres filles. Le reste de l'exposition là encore insiste sur cette idée: déjà amoureux l'un de l'autre, les deux héros sont mis à l'écart du groupe, et lorsque le bateau qui amène le vieux Hitu arrive au large, tous se précipitent, mais Matahi est tout de suite isolé, arrivant en retard, alors que Reri est désignée par le vieil homme, et du même coup isolée elle aussi par la composition des plans tournés sur le bateau. A la fin de la séquence, lorsque Matahi a entendu à quel destin la jeune femme sera désormais soumise, on ne voit plus que l'ombre du jeune homme qui vient lentement ramasser une couronne de fleurs, symboles de l'insouciance désormais passée du couple, et de l'île elle-même...

Le film vire vite au noir, y compris dans la deuxième partie de sa partie supposée paradisiaque. Un aspect particulièrement daté concerne le thème de la "corruption de la civilisation" (L'arrivée du bateau en est la première manifestation tangible, même si c'est pour amener Hitu à Bora-Bora), un passage obligé qui était de fait le principal argument du très beau film de Van Dyke White shadows of the south seas... Ici, cet aspect apparait plus clairementsous la forme des profiteurs qui se jettent avidement sur le pauvre Matahi pour le presser comme un citron, et le pousser à fêter richement ses succès. Les commerçants y sont Chinois, les autorités (Corrompues) y parlent Français, et sont jouées par des métis... Murnau se sert de ces anecdotes surtout dans le but de montrer la confusion linguistique et économique de Matahi, donnant corps à son problème qui va finir par l'aliéner de sa fiancée... ce que Reri, de son coté, vit, est plus la malédiction culturelle de sa propre civilisation, qui repose elle aussi sur des clichés romantiques de la vie dans les mers du sud, et qui seront repris par d'autres, en particulier King Vidor et son impayable Bird of Paradise, qui doit décidément beaucoup à Tabu!

Ce qui frappe dans ce film, quand on le revoir dans le contexte de l'oeuvre de Murnau, ce sont bien sur les similarités de fait avec tant d'aspects des films du metteur en scène, mais surtout avec Sunrise, dont il est par certains cotés un négatif, et Nosferatu! De Sunrise, le metteur en scène retient le voyage "à Tilsit", du nom de l'oeuvre qu'adaptait ce beau film Fox de 1927, et les rites de mariage détournés qui remplissaient la partie du film consacrée aux pérégrinations du couple dans une ville qui n'était pas hostile, mais bien étangère. Leur décalage est ici ressenti de façon cruelle devant l'incompréhension de Matahi, et leur danse requise par les citadins (Sans doute pour se moquer d'eux) trouve ici un écho sardonique, avec beaucoup de viande saoule autour des tourtereaux... les amants de Sunrise mettaient à profit leur voyage pour se retrouver, ceux de Tabu vont se perdre dans leur fuite. La proximité avec Nosferatu est plus inattendue, sauf si on a en mémoire que du compte Oetsch (Schloss Vogelöd) à Lem Tustine (City girl), en passant par la vamp de la ville (Sunrise), Mephisto (Faust), et Tartuffe soi-même, les "empêcheurs d'aimer en rond" sont légion chez Murnau et sont tous assimilables à l'intrusion démoniaque du vampire. c'est d'autant plus vrai ici que Murnau cite sciemment son film de vampire, de plusieurs façons: il profite du physique du vieux Hitu, pour en faire un double du vampire, qui apparait tel un fantôme dans l'espace d'une porte, comme enfermé le temps d'une vision fugitive dans ces cadres à l'intérieur du cadre qu'affectionnait le cinéaste; on distingue son ombre qui parcourt la plage à coté de laquelle les deux héros se sont installés pour vivre, et qui tout à coup se penche sur eux, Reri couvrant de son corps celui de Matahi pour le protéger. Le film séminal de Murnau est aussi cité à travers l'utilisation de la silhouette du bateau, symbole répété de l'arrivée des ennuis comme celui qui emportait Nosferatu à Wisborg allait y apporter la peste.

Dans ces circonstances, Murnau reste plus que jamais le maître du cadre, aussi bien celui du plan que celui qu'il va souvent là encore placer à l'intérieur, pour mieux y enchasser ses personnages, faire ressurgir leur isolement, ou l'espace d'un instant les fixer dans leurs situation en porte-à-faux de leur environnement. Il choisit (Avec l'aide de Flaherty, on s'en rappelle, sur la première partie) des images de bonheur un peu enfantin qui vont vite tourner au cauchemer, et va parfois avoir recours, surtout sur la deuxième partie, à des truquages, et à un montage plus serré afin de pallier à l'absence de la logistique du studio. Son requin, en particulier, n'est pas des plus convaincants, mais on remarque l'utilisation de plans très courts pour suggérer l'irruption du danger lors de la plongée, l'utilisation du suspense aussi: la première rencontre du spectateur avec le requin est observée depuis le bateau d'un ami d'un plongeur, qui regarde la corde qui est son seul lien avec l'infortuné negeur qui va se faire manger tout cru; la corde se déroule d'un bon rythme, puis s'arrête: le plongeur est arivé au fond de l'eau, va faire sa récolte. Le requin est aperçu: la corde repart de plus belle pour signifier la panique...

Pour finir, le film est une réussite d'une grande rigueur. Loin des studios, le metteur en scène, qui a sans doute encore appris, en matière de construction de ses films, lors de son passage à la Fox (un passage béni des dieux, on ne le dira jamais assez), a su donner à son film l'allure d'une quintessence. Il a su diriger ses acteurs au-delà du simple vol d'expressions ou de situations forcées qu'on aurait pu craindre d'une collaboration avec Flaherty... Il a aussi, on l'a vu, procédé à une synthèse des traits dominants de son oeuvre, finissant d'exécuter le bel amour qui chez lui n'a jamais été aussi mal loti que chez les deux amants Reri et Matahi, seuls chacun de son coté. le final glaçant, simplissime, qui donne à Hitu la victoire d'un seul plan parfait (Matahi nage dans les eaux agitées à la poursuite du petit bateau qui emporte Reri et le vieux Hitu vers la mort; Reri n'a pas vu Matahi, qui s'est approché de la barque au point de prendre une corde et de s'y accrocher le temps de reprendre son souffle. La main du vieil homme entre dans le champ afin de couper la corde, et Matahi s'éloigne du bateau, et va se noyer sous nos yeux...). comme d'habitude, Murnau laisse le dernier mot non au montage, mais directement à l'image, à ce qui se passe sous nos yeux. Et ce film superbe nous donne envie d'une part de pousser une grosse colère contre cet abruti de chauffeur qui n'a pas été foutu de ne pas envoyer sa voiture dans un ravin, et d'autre part de revoir séance tenante tous les films de Murnau.

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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par someone1600 »

allen john a écrit :
Quant à terre qui flambe /Burning acres/Brennende Acker, c'est le seul qui n'ait eu droit qu'à un douteux Grapevine, mais je l'ai sur un vieil enregistrement de la chaine franco-Allemande Arte...
C'est surtout a ca que je faisais reference. Je possede le coffret Kino et je connaissais l'existence de Phantom.
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par allen john »

Der Gang in die Nacht (1920)

Retrouvé, doté de ses sous-titres, le film est parfois montré, mais toujours plus ou moins passé sous silence. Il n'est pourtant pas indigne du tout... C'est un film sous grande influence Danoise, et l'acteur principal Olaf Fonss est d'ailleurs de cette nationalité, comme probablement Gudrun Bruun-Sefensson, qui joue son épouse. Mais le principal titre de gloire du film aujourd'hui est probablement de nous montrer un Conrad Veidt qui sort à peine de sa participation à Caligari, et qui vampirise l'écran... sans jeu de mots.

Eigil Börne (Olaf Fonss) est un médecin qui a dédié sa vie à son métier, et qui a rencontré le succès. Sa fiancée Hélène (Erna Morena) souffre en silence, elle qui nourrit une passion qui la dévore de l'intérieur pour son grand homme, mais ne souhaite pas trop le presser de se marier, afin qu'il se consacre à son métier. Mais un soir au théâtre, il rencontre la danseuse Lily (Gudrun Bruun Stephensen), qui lui tend un piège pour qu'il tombe dans ses bras: elle feint d'avoir mal aux jambes. Ils deviennent amants, et Eigil va rompre ses fiançailles avec Hélène afin de se marier avec Lily. Ils quittent la grande ville pour s'installer dans un petit village au bord de la mer; là, Eigil soigne un homme, un peintre devenu aveugle (Conrad Veidt). Après qu'une opération a réussi, Eigil tente de calmer ses remords vis-à-vis d'Hélène en lui rendant visite, mais il ne la verra pas; par contre, pendant son absence, Lily et le peintre tombent follement amoureux l'un de l'autre...

Après tant de films perdus (Les cinq premiers, à l'exception de quelques secondes de Satanas, une scène de séduction peu probante et dont la sensualité cadre mal avec le cinéma de Murnau tel qu'on le connait) on peut enfin voir l'un de ces petits drames que le metteur en scène a tourné avant la consécration qui viendrait de sa collaboration avec Erich Pommer, et pour un film seulement, d'un rocambolesque mais décisif séjour dans les Carpathes. Après avoir quasiment tourné en amateur pour l'acteur Ernst Hoffmann (Der Knabe in blau), et collaboré avec Veidt sur d'autres films (Der Januskopf, Abend... Nacht... Morgen), c'est à nouveau avec le grand acteur de Caligari qu'il va mettre ne scène ce sombre mélodrame, sur un script du en partie à Carl Mayer, qui travaille pour la deuxième fois avec Murnau (La première, c'était Der Bucklige une die Tanzerin: Le bossu et la danseuse, donc probablement Quasimodo et esmeralda).

Ce qui frappe dans le film, c'est vraiment la façon dont le metteur en scène, laissant le sombre drame Danois se dérouler sous nos yeux, se concentre sur la scénographie, très recherchée, et lance déja des idées qui resteront dans ses films: l'utilisation d'un cadre interne pour accentuer symboliquement personnages et situations; l'utilisation lyrique et allégorique de la nature, notamment le fort vent en Mer du Nord, exactement comme dans Nosferatu un an plus tard; et une maitrise de la mise en valeur des sentiments par les décors, qui est une constante de son oeuvre. L'étudiant de Max Reinhardt sait diriger ses acteurs, mais le passionné d'art est déjà un fou de l'image. Et puis, comment ne pas penser à un fameux motif de Nosferatu quand Veidt entre dans le destin de Lily et Eigil, debout sur un bateau venu de nulle part, qui accoste devant chez eux?

Voilà, j'ai vu les douze films restants de Murnau. De penser que neuf manquent à l'appel, même si les bribes existent, est un crève-coeur. Le metteur en scène est statufié, figé dans l'admiration sans bornes (Justifiée) pour des films comme Nosferatu et Sunrise, mais chez lui tout est intéressant, même les films plus ou moins ratés (Schloss Vogelöd), même ceux avec une mauvaise réputation (Les finances du Grand-Duc). Le voyage a valu le détour, et... on en reparlera.

:fiou:

http://allenjohn.over-blog.com/article- ... 18794.html
feb
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par feb »

Merci allen john :wink: Qu'est-ce que tu as prévu pour la suite ? :fiou:
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par allen john »

feb a écrit :Merci allen john :wink: Qu'est-ce que tu as prévu pour la suite ? :fiou:
Euh...
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par feb »

Ok merci :mrgreen:
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par Jeremy Fox »

Le cinéma ruiné de f.w. Murnau de Stéphane Pirot : un livre chroniqué sur le site
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par Frances »

Merci pour cet article qui a suscité ma curiosité et m'a donné envie d'acquérir l'ouvrage...pour la modique somme de 8.5 euros.
Saluons ces éditeurs "un peu fous" à l'ère de "l'internet-culture" pour leur courage.
"Il faut vouloir saisir plus qu'on ne peut étreindre." Robert Browning.
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par allen john »

Frances a écrit :Merci pour cet article qui a suscité ma curiosité et m'a donné envie d'acquérir l'ouvrage...pour la modique somme de 8.5 euros.
Saluons ces éditeurs "un peu fous" à l'ère de "l'internet-culture" pour leur courage.
Au risque de ne surprendre personne, moi aussi, je l'ai acheté illico.
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Re: Friedrich W. Murnau (1888-1931)

Message par Tommy Udo »

allen john a écrit :Au risque de ne surprendre personne, moi aussi, je l'ai acheté illico.
Ah bon ? Tu apprécies Murnau ? On on apprend tous les jours, sur ce site :mrgreen:
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