Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Borislehachoir
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Re: Miller's crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par Borislehachoir »

Jeremy Fox a écrit :
AtCloseRange a écrit : Et pourtant beaucoup plus limpide que celui du Grand Sommeil.
Le meilleur film des frères Coen.
Pareil ; d'ailleurs je préfère aussi l'écriture d'Hammett à celle de Chandler et je trouve le roman La moisson rouge assez génial.
Je me demande pourquoi on associe toujours Hammett et Chandler ; ils n'ont pas écrit en même temps ( le dernier livre de Hammett sort environ cinq ans avant le premier de Chandler ), n'écrivent pas de la même façon et ont des héros récurrents ( le Continental Op' et Marlowe ) aux psychologies vraiment différentes. Hammett, surtout sur ses premiers livres, me fait bien plus penser à des auteurs comme Raoul Whitfield ou Paul Cain qu'aux productions plus tardives de Chandler.

Par contre je suis complètement en désaccord avec Demi-Lune sur Hawks. Le roman me touche autant que le film, preuve que Bogart ne fait pas tout. J'aime Marlowe, sa nonchalance, son romantisme caché, sa volonté de faire ce qu'il peut pour être juste dans un monde indifférent. Il a beaucoup plus d'auto-dérision que les autres héros hard-boiled ainsi qu'une vulnérabilité plus forte ( dans une bonne partie des romans il se fait passer à tabac, et les femmes ne lui réussissent pas trop ). Des personnages comme le commanditaire de Bogart qui veut mourir en sachant que son gendre lui est resté fidèle en amitié, ou le personnage joué par Elisha Cook Jr qui se sacrifie pour Agnès me semblent être au-delà de l'archétype qui fait joli sur écran.
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Jeremy Fox
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Re: Miller's crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par Jeremy Fox »

Borislehachoir a écrit : Je me demande pourquoi on associe toujours Hammett et Chandler
Tout simplement puisqu'on comparait ici The Big Sleep et Miller's Crossing :oops:
Mais en fait, on en parle toujours simultanément dans les histoires du cinéma en abordant et comparant les deux grands films noirs avec Bogart : Le faucon maltais et le grand sommeil.
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par shubby »

Ayé, j'ai fini Moisson rouge.

Globalement, Miller's Crossing reprend la structure de La clef de verre à laquelle il greffe, en toile de fond, la guerre des gangs - police incluse - de Moisson rouge, et dans le contenant pas mal de détails. La fameuse scène dans laquelle intervient Sam Raimi vient de Moisson rouge. En deux temps, c'est d'ailleurs marrant de le relever. Et, surtout, le personnage de Verna provient clairement de là. Leo, lui, est un mix du boss de La clef de verre et du vieux Willsson, en pyjama également dans son lit à la toute fin.

Ce qui est le plus surprenant c'est que l'humour décalé est déjà là. Le même que celui des Coen. Très légèrement décalé, pas flagrant. Mais bien là.

Il m'a semblé aussi, le temps d'une course poursuite à pied lue ds Moisson rouge, assister à celle, dingue, d'Arizona Junior.

Le mélange des histoires dans Miller's Crossing reste brillant. Toute l'écriture autour du perso de Turturo ne vient pas (complètement) de là (le tuberculeux y ressemble) et la lisibilité de l'intrigue n'en demeure pas moins claire et le rythme du tout impeccable.

Rayon 20's, j'attends maintenant impatiemment le Hillcoat :-)

Ai reçu mon DVD de "Un privé dans la nuit", malheureusement sans v.o... Y'a plus qu'à !

Sur, ce : à vous les studios !!!!
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shubby
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par shubby »

... d'ailleurs, avant même Yojimbo (et Pour une poignée de dollars, et Last Man Standing...) il y avait le bouquin de Hammett, Moisson rouge.

Au maître Scorcese d'enfoncer le clou (source le super méga génial bouquin "Il était une fois en Italie" de Christopher Frayling) : "(...) Yojimbo (...) basé lui-même sur un film de 1958 de Budd Boetticher, L'Aventurier du Texas ; Kurosawa avait aussi été inspiré par un roman de 1929, "La moisson rouge", de Dashiell Hammett. Mais il semble qu'outre Yojimbo, Leone se soit aussi inspiré de "Arlequin, serviteur de deux maîtres" de Carlo Goldoni."

Donc Miller's Crossing est une variante de "Pour une poignée de dollars", CQFD.
Borislehachoir
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par Borislehachoir »

Je sais que certains ici comme jeremy fox voient des points communs entre le Leone et le Boetticher ; pour ma part la parenté ne me semble pas franchement évidente du tout. Au-delà du fait qu'un personnage navigue entre deux camps, quel est le rapport entre les deux oeuvres ?

En revanche le lien Yojimbo/Leone/Miller's crossing me parait infiniment plus clair.
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Jeremy Fox
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par Jeremy Fox »

Borislehachoir a écrit :Je sais que certains ici comme jeremy fox voient des points communs entre le Leone et le Boetticher ; pour ma part la parenté ne me semble pas franchement évidente du tout. Au-delà du fait qu'un personnage navigue entre deux camps, quel est le rapport entre les deux oeuvres ?

En revanche le lien Yojimbo/Leone/Miller's crossing me parait infiniment plus clair.

Je replace ici ce que j'avais écris à propos du Boetticher et des points communs que j'y trouvais avec la première trilogie de Leone. Le ton, je trouve, y est assez semblable.

Autant les trois films précédents étaient tendus, autant celui-ci s’avère détonant par son humour dévastateur et sa dérision constante. J'ai évoqué à plusieurs reprises une certaine filiation entre les westerns de Boetticher et ceux de Leone. Alors que dans les autres films, elle se situerait au niveau plastique (et plus encore à partir des deux derniers films de la série, ceux en Cinémascope), elle est encore plus flagrante ici mais cette fois plus dans le fond que dans la forme. Charles Lang a écrit un scénario (avec l’aide de Burt Kennedy, non crédité) qui, avant Yojimbo, aurait très bien pu inspirer le réalisateur italien pour l'intrigue de Pour une poignée de dollars. En effet le Buchanan de Randolph Scott, comme "l'homme sans nom" de Leone, se retrouve coincé entre deux camps qu'il va petit à petit conduire à s'entretuer sauf que si Clint Eastwood agit à dessein, Randolph Scott, ne comprenant rien à ce qui lui arrive, provoque les choses presque sans s’en rendre compte. De même que les deux autres films de la trilogie semblent avoir subi une influence de ce final qui voit tout un petit monde agité prêt à risquer sa vie pour s’approprier une sacoche de dollars jetée au centre de la rue. Tout aussi nonchalant que l’homme au poncho et au cigare mais beaucoup plus naïf et dépourvu de tout cynisme, Tom Buchanan prend tout à la légère et a constamment le sourire aux lèvres, ce à quoi l’acteur ne nous avait guère habitué et qu’il accomplit à merveille.


et par rapport à Miller's Crossing

l'interprétation est globalement excellente que ce soit les premiers ou seconds rôles ; il s'agit vraiment d'une constante du cinéaste que de faire vivre autant de personnages sans en sacrifier un plus que l'autre. Parmi ceux-ci nous trouvons Carbo interprété par Craig Stevens (le futur Peter Gunn de Blake Edwards), tout de noir vêtu, le seul habitant d’Agry-Town ayant l’air loyal, Barry Kelley dans le rôle du shérif corrompu ainsi que Peter Whitney dans celui du barman, sorte d’idiot du village. Joel et Ethan Coen sembleraient avoir vu et revu ce Buchanan Rides Alone tellement certains des personnages de Blood Simple, Miller’s Crossing ou Fargo font penser à ces trois là.
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par Strum »

Un film assez fabuleux de bout en bout. Je trouve que par rapport aux hommes sans nom de Kurosawa et Leone, qui font surtout figure de justicier silencieux, sans lien particulier avec un camp ou un autre, le personnage joué par Gabriel Byrne ajoute une ambiguité et une complexité supplémentaires, dues notamment à ses liens avec le parrain irlandais et sa maitresse. On passe le film à essayer de discerner ses motivations, sans être bien sûr de les avoir percées à jour à la fin. On lui prête un coeur et lui de répondre, provoquant, au moment où il commet un assassinat : "what heart?". Un film beau et mystérieux à la fois, qui doit beaucoup à l'interprétation fine de Gabriel Byrne, avec toujours ces embardées récurrentes dans le grotesque (le parrain italien, le personnage de Turturro, la violence) qui sont la marque du cinéma existentialiste des frères Coens.
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par ed »

:D
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par ballantrae »

Quel grand film! Parmi les films des 90', ce doit être celui que j'ai revu le plus souvent avec Unforgiven, Exotica, Van Gogh et Lost highway.A mon sens, le plus beau film des Coen dans un parcours qui n'est pas avare en grands films.
Les Coen réinventent le genre, respectent tous les codes tout en les figeant ou en les fragilisant de façon à leur donner une couleur purement onirique.Le paradoxe de ce "tremblé" quasi fantastique est qu'il s'immisce dans un scénario d'une rigueur absolue et dans une mise en forme qui confine au perfectionnisme tatillon.
Nous n'étions pas nbx dans les salles en 1991 pour le découvrir et ce fut je crois un bide qui fut oublié avec le succès de Barton fink sorti la même année.
Je crois que depuis chaque sortie d'un Coen , malgré les déceptions plus ( Le grand saut, Ladykillers, Intolérable cruauté entre autres) ou moins ( O'brother, True grit) grandes, est comme éclairée par le souvenir de ce grand moment de cinéma et par la promesse d'un admirable retour aux affaires potentiel.
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Jeremy Fox
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par Jeremy Fox »

ballantrae a écrit : Nous n'étions pas nbx dans les salles en 1991 pour le découvrir et ce fut je crois un bide qui fut oublié avec le succès de Barton fink sorti la même année.

Nous ne devions être pas plus d'une dizaine dans une salle des Champs-Élysées le jour de sa sortie. Effectivement, le film était passé assez inaperçu.
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par shubby »

Il ressort au ciné demain ? Version numérique restaurée ? Qui que quoi donc où ? Quelles salles ? 1 seule à Paris ou bien ?...
Oh ! REPONDEZ-MOI !!!!

http://www.culturopoing.com/Cinema/Joel ... rise+-5345

Mon Dieu... Arghl...
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par Panenka »

Au Champolion dans le cinquième :)
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shubby
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par shubby »

Ai commandé l'import allemand (édition 2013), en espérant que cette version rendre davantage justice à la photo de Sonnenfled que mon dvd.
http://www.amazon.fr/Millers-Crossing-B ... s+crossing


Ai commencé "Un privé ds la nuit" tiré d'un Hammett. Périmé, télévisuel à mort, pas le courage. + tard.
Dernière modification par shubby le 19 mai 14, 12:02, modifié 1 fois.
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par tenia »

Le Blu Ray est pas dégueu du tout (je crois que c'est le même partout en Europe).
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Thaddeus
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Re: Miller's Crossing (Joel et Ethan Coen - 1990)

Message par Thaddeus »

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Les droits et les tordus


Au cinéma on n’a pas souvent l’occasion de voir un gangster monologuer avec conviction et véhémence sur la morale, mettre des mots sur chaque aspect de ce que ce terme implique, amener un argument après l’autre pour affirmer que, nom d’un piano à queue, rien n’est plus sacré au monde que le respect de ses valeurs. Tout le fout le camp,de nos jours, martèle le gros petit bonhomme chauve, avec sa moustache si fine qu’on la croirait tracée au crayon noir. Pourquoi donc vouloir réaliser un film de gangsters à l’heure où celui-ci — malgré le succès des Affranchis, sorti la même année — est passé de mode ? Pour raconter des histoires d’amitié, de caractère, d’éthique, comme prévient d’emblée Johnny Caspar afin que l’on sache bien à quoi s’en tenir. Miller’s Crossing est une œuvre qui se mérite : suivre cette intrigue tire-bouchonnante avec le seul garde-fou des sous-titres, sans comprendre l’anglais, n’est pas exactement une promenade dans le parc. C’est un film qui fonctionne en profondeur. Malgré les chapeaux totémiques, malgré la scène d’ouverture qui démarque avec cocasserie celle du Parrain, malgré les enjeux et les personnages soufflés à la source du cinéma noir (liftés, pourrait-on dire, au sens scélérat comme esthétique du terme), malgré les fusillades et les passages à tabac merveilleusement outrés, malgré tous les jeux de piste, il n’a rien d’un pastiche. Au fond, il est au film de gangsters ce que Le Bon, la Brute et le Truand fut au western en son temps. Aussi distancié que proche du genre qu’il s’approprie, aussi iconoclaste que fervent. On y voit des types dégueuler d’avoir trop bu ou d’en avoir trop vu, on y applique le principe du shaker à presque tout. On remue les choses et on regarde ce qui se passe ; non pas tant ce qui en résulte mais ce que cela révèle. Parce qu’on ne peut jamais se fier aux apparences, jamais savoir ce que l’autre fera. C’est la raison pour laquelle tout le monde porte son galurin enfoncé jusqu’aux yeux. Les motifs visuels renforcent cette idée : décors à colonne et boiseries sombres rehaussées de vert (pouvoir, argent, jeu) — formes et tons que l’on retrouve dehors, dans la forêt de Miller’s Crossing, là où les Athéniens s’atteignent, là où on ne rigole plus, là où tout se passe.


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L'action se déroule pendant la Prohibition, dans une ville anonyme cadrée serré, enseignes de bar éteintes d’une rafale, fenêtres à guillotine, voitures sombres sur pavé luisant. Leo est un caïd irlandais, élégant et méfiant, qui n’oublie pas, quand on vient pour tenter de l’assassiner, d’enfiler ses mules brodées. Le maire et le chef de la police lui mangent dans la main. Il contrôle tout à l'aide de Tom Reagan, son bras droit. Plus proche de Lorenzaccio que d’Al Capone, incarné par un excellent Gabriel Byrne, ce truand mélancolique est le héros de l'histoire. Enfin, héros, c'est une façon de parler. Il suffit de compter le nombre de fois où il se fait tabasser sans lever le petit doigt pour le soupçonner d'être un maso en puissance. Pas un bagarreur ni un meneur d’hommes : un personnage apparemment passif mais qui, avec l’arme redoutable de la parole, va mener le jeu. Plus intimement, l’histoire est celle d’une femme, Verna, dont Leo est amoureux et que celui-ci songe sérieusement à épouser. Seulement voilà : non contente de tromper Leo avec Tom, Verna a aussi un frère, Bernie, véritable ange noir qui réussit à être à la fois un lâche, un traître, un voleur et un escroc. À travers ce qui se dit de lui, le film prend un malin plaisir à démolir sa réputation, aussi chargée que l’haleine d’un ivrogne, avant même de nous le présenter. Lorsqu’on le voit enfin pour la première fois, le sourire reptilien de John Turturro, génial de vilenie gluante, fait froid dans le dos. Et si Caspar sollicite l’audience de Leo au début, c'est justement pour lui demander la tête de Bernie. Mais Leo refuse. N'a-t-il pas promis à Verna de veiller sur son petit frère ? Voyant poindre une guerre des gangs, Tom, incapable de convaincre son patron de lâcher du lest, précipite le processus en semant la discorde qui ramènera la paix et en confortant le pouvoir de Leo par l’élimination de tous ses adversaires. Le récit fait l’illustration de sa stratégie, construite sur un système de fuite (et de trahison apparente), puis de reconquête (hormis celle de ses illusions perdues). Sur cet échiquier, Tom figure l’intelligence du manipulateur, sa faiblesse et sa vulnérabilité, face à la brutalité des autres protagonistes qui ne sont que pulsion et agitation.

L’ironie de Miller’s Crossing est de reposer sur un jeu de doubles (Tom et Bernie) et sur deux triangles affectifs qui se chevauchent, se font écho et se font tort : l’un, hétérosexuel, formé par Leo, Verna et Tom ; l’autre, homosexuel, fantomatique mais d’autant plus réel qu’il précipite tous les meurtres, formé par Eddie le Danois, Mink et Bernie. Toute la perverse géométrie du scénario est basée sur ce ténu chassé-croisé et sur ces personnages reflets. Il y a trois hommes forts : Leo, le political boss en place, Johnny Caspar, le Rital qui monte, et le Danois, son terrifiant homme de main. Alors que Tom ne cesse de prendre des coups, eux ne sont jamais montrés qu’en train d’en donner. Vu l’épaisseur de la carapace, leur aveuglement n’en est que plus fatal : chacun succombe à sa passion. Leo admet de bonne grâce que son attachement pour Verna lui a fait faire des erreurs. Mink, une anguille de bookie fugacement entrevu au club de Leo en début de film, est l’angle mort du Danois. Mais il est aussi à la colle et en affaires avec Bernie, objet initial de tout le "rumpus", de tout le fracas, de toutes les discordes. Quant à Caspar, il aime y voir clair, surtout dans les trucs pas nets comme les combats truqués. Il a aussi une faiblesse coupable pour son cochonnet de rejeton. Dans un monde où seuls les angles sont censés compter (au sens tactique du terme, comme un atout à jouer), tout sentiment fait figure d’aberration fatale. Mink est le plus typé des trois, genre Milton Berle vaseliné. Lorsque Caspar surnomme dédaigneusement Bernie le "shmatta" (la lavette, en yiddish), il ne fait pas allusions à ses proclivités sexuelles mais à son sens moral, qui est selon lui un peu branlant. Le surnom fait aussi le pendant avec "Rug" (moumoute), l’homme de Leo trouvé mort sans son postiche. Bernie ne se lie avec Mink que pour l’atout qu’une telle compromission lui fournit ; il n’a que mépris ou incompréhension pour ceux qui, comme sa sœur, couchent avec tout le monde. Reste que, du moins dans la cosmologie du Danois, le monde de Miller’s Crossing se divise entre les droits et les tordus. Les hommes debout, raides comme les arbres dans les bois, et ceux qui se contorsionnent à quatre pattes, qui demandent abjectement grâce comme Bernie.


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Le dialogue, beau comme un Shakespeare trivial, transforme la vulgarité du langage de la pègre en poésie. Il est dit par des personnages qui ne font que parler boutique de manière stylisée, des rôles formidablement taillés à la faveur d’un regard glaçant, d’un sourire sadique et de mémorables gueules d’acteurs (Jon Polito, Steve Buscemi, J.E. Freeman…). Quant à la mise en scène, brodant sur mille détails saugrenus, mille décalages déroutants, elle utilise le clair-obscur comme une arme de séduction : les marrons foncés de la photographie n’absorbent la lumière pour ne laisser apparaître que des éclats de bleu et de rouge, violents comme des lames d'acier. Il n'y a aucune retenue dans la saillie de ces plans coupés au scalpel. Et soudain le film se permet un morceau de bravoure, le seul : l'attentat contre Leo. Les cinéastes étalent leur virtuosité dans une séquence complètement gratuite, laissant le sang couler, faisant sauter le lustre au plafond et mettant le feu à la baraque, tandis que le dernier tueur se livre à une danse de Saint Guy avec sa mitraillette comme partenaire, poussant la loufoquerie jusqu'au bout du délire. Même les scènes signature, comme celle où Tom se fait assommer à coup de sac à main par une Castafiore hurlante, ont leur fonction dans l’architecture : tout revient deux fois dans Miller’s Crossing. Drop Johnson qui crie pendant la scène de la pelle à cendres, c’est le même effet échos que la grosse dame. On va par deux fois dans les bois, voir si le cadavre n’y est pas. Verna et Tom se renvoient les mêmes balles désabusées, qui n’en font pas moins mal à chaque coup. Et sans arrêts les mêmes expressions reviennent, musicales, avec la cadence du brogue irlandais.

Dans cet opéra-bouffe rythmé par les hoquets hystériques des sulfateuses et la contrapuntique douceur des vieilles ballades, pas un bouton de guêtre ne manque, chaque voiture brille de son chatoiement mat. Mais le cocktail n’a rien superficiel. Les auteurs ont beau cultiver l’humour grinçant et le second degré, ils signent bien mieux qu’un film sérieux : un film grave, au croisement de la manipulation et de la solitude, du pouvoir et de la trahison. L’obscurité de l’intrigue et les méandres des enjeux reflètent un univers ambigu où des rois de la gâchette se font blouser sans s’en rendre compte, où la vérité compte moins que le chemin qui y conduit — fidèle en cela à l’esprit de Hammett, dont les Coen adaptent La Moisson Rouge en lui empruntant un certain nombre de données abstraites qui recomposent une situation initiale réduite à un potentiel de combinaisons et de réactions. C’est même une singulière amertume qui transparaît à mesure que Tom, enfumant tout le monde pour sauver sa peau, y laisse son amitié profonde avec Leo, son amour impossible avec Verna, et en dernier ressort ses certitudes sur lui-même. En gagnant la partie, il perd tout. Cette trajectoire agit tel un commentaire sur la nature faussement ludique du film, sur son artificialité trompeuse tandis qu’il esquive les jeux du décodage et de la sémiologie de masse pour mieux creuser les apparences. Devant ce chapeau vagabond balloté par les airs, qui roule dans les ruisseaux les soirs de cuite, qui se cabosse les jours de bagarre, qui se pose comme un oiseau noir sur un tapis de feuilles mortes, qui court comme un furet, on pense à la dérisoire fragilité des semblants, aux relations qui se défont sur un malentendu, aux mauvaises décisions qui hanteront une conscience, aux actes délibérément manqués dont il faudra assumer les conséquences. Les frères Coen ou l’âge adulte du néo-polar, Miller’s Crossing ou le triomphe du plaisir pensant : c’est beau comme du jazz et ça explose toute la gamme.


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Dernière modification par Thaddeus le 10 avr. 23, 16:09, modifié 6 fois.
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