Comme tu dis plus loin, la caméra (ou l'objectif) bouge un peu quand même. Il y a quelques zooms et panoramiques dans ce film, sur André Gregory essentiellement: il est intarissable et le metteur en scène doit moduler ses monologues d'un point de vue pictural, pour relancer l'attention du spectateur et souligner l'importance de certains passages -d'ailleurs à y bien regarder, c'est comme si la caméra était sans cesse en micro-mouvement. Les bruitages eux-même sont en constants aller-retours, laissant parfois la place au seul écho d'une salle parfaitement vide dans laquelle résonnent les mots de Gregory, sorte de longs murmures sourds, et ceux de Wallace, plus brefs, aigus et exclamatifs.Phnom&Penh a écrit :Même si elle est évidemment très discrète et ne comporte pas le moindre mouvement de caméra
C'est avec plaisir que je m'étends sur ce film très original pour tenter de perpétuer ce qui en constitue le sujet principal: la discussion -d'autant plus que, maigre prétexte pour parler d'un film qui m'a plu, ma "vision" diffère légèrement de celle de Phnom.
Un beau jour, Wallace, dramaturge sans succès, est invité au restaurant par un ancien ami, André, dramaturge lui aussi mais plus fortuné que Wallace et avide d'expériences philosophico-religieuses diverses pourvu qu'elles viennent de loin.
L'action (si je puis dire) se déroule en majeure partie le soir dans un restaurant chic, certainement plein de clients mais que la mise en scène aura rapidement éclipsés.
Il y a en fait trois protagonistes: André, Wallace et le serveur. Ce dernier, quoique présent en tout et pour tout trois minutes à l'écran, tient un rôle élémentaire mais pas dépourvu d'intérêt: il représente tout ce contre quoi luttent à leur manière les deux dîneurs, à savoir les travers d'une société bourgeoise un peu grippée qui fabrique à la fois des esclaves et des préjugés, et par là même il renforce leur complicité. Pantin discret, il sait se tenir et ne pas rebondir aux propos souvent provocateurs qui s'échangent.
Restent André et Wallace, coupés du monde le temps d'un repas.
André prend la parole.
Il ne la laissera à son ami qu'au bout de trois quarts d'heure; qui plus est Wallace, par complexe d'infériorité, se place naturellement en auditeur attentif. Comme un accoucheur, il questionne son ami par de petites interrogations laconiques.
André parle, parle, parle, et sa conversation est difficile à suivre: celui-ci revient du Tibet la besace pleine d'expériences ineffables et raconte des choses telles que Wallace ne sait pas d'abord comment y réagir -à défaut même de pouvoir les replacer dans une échelle d'appréhension habituelle: est-ce drôle, triste, étonnant, s'agit-il de rire, de frissonner, de s'ennuyer, de quitter la table?... (Pour ma modeste part j'estime que si Wallace ne fuit pas à toutes jambes du restaurant, c'est d'abord par politesse, puis la perspective d'un bon repas, peut-être une poignée d'idées à glaner pour ses personnages devant un tel numéro et enfin quelques égards à une vague amitié passée. Qu'attendre d'autre de cette caricature de baba-cool complètement hors d'âge et hors catégorie?)
Ce que Wallace découvre peu à peu et qui l'engage à rester, c'est la conviction naissante qu'André est revenu sain d'esprit de ses voyages: quelques inflexions de voix, des mots choisis, indiquent qu'il n'est dupe ni de lui-même, ni du monde qui l'entoure -ni par conséquent des brefs ricanements crispés de son ami encore à la recherche d'un pied sur lequel danser. Rien n'est gagné car André n'est pas un interlocuteur de tout repos: ce n'est que peu à peu que Wallace et nous-mêmes ne prenons le parti d'être captivés par ce qu'il raconte. On devine qu'il fait endurer comme metteur en scène de théâtre le même sort à ses spectateurs, et que ceux-là le suivent d'abord par un choix obstiné et une discipline de fer.
Là-dessus, André ne se contente pas d'être cohérent, il établit une distance subtile entre lui et ce qu'il raconte et y pose un regard parfois même savoureux; de plus sa maîtrise rhétorique est telle: "... but then, a REAL strange thing HAPPENED: ..." que le suspense s'installe à chaque détour de phrase. En un mot, André n'est pas un fou ou un possédé mais, selon la dialectique que ce film semble illustrer, tout le contraire: un homme de théâtre. Hasard ou non, un miroir mural lui fait face: on peut le prendre comme une allégorie du questionnement de soi, ou encore un rappel de ce mot de Shakespeare "le monde est un théâtre".
C'est en tant qu'homme de théâtre lui-même que Wallace finit par appréhender André, et pouvoir échanger librement certains points de vue sur le monde.
Sur ce plan-là, et pour un spectateur français, ce film pourrait mettre en scène une sorte de débat amical entre Rousseau et Voltaire, entre l'homme aux préoccupations planétaires et à la recherche de la société parfaite, et le second ayant décidé de cultiver son jardin.
A ceci près que ce Rousseau-là (André, qui "réapprend à vivre" comme l'auteur des Confessions déclarait faire sa "révolution morale à 40 ans") fait partie de ceux à qui la vie sourit, tandis que ce Voltaire est petit, laid et crève la faim; il faut également souligner que la difficulté de sa condition ne l'a pas même amené à devenir un prince de l'ironie. Ces petites nuances suffisent à faire glisser ces deux personnages dans un domaine moins littéraire, plus social et qui nous est plus familier: le bourgeois dit "bohème" ("citoyen du monde", ou encore adepte des philosophies new age comme le dit Phnom&Penh) face à un intellectuel plus "roturier", pétri d'humanités (Wallace dit avoir été prof de latin) et qui ne peut se payer le luxe de chercher le bonheur au-delà de sa bibliothèque et de son marchand de tabac.
D'autres figures s'imposent à nous pendant ce film, Wallace pourrait également être Donald malchanceux face à un Gontran Bonheur au bout du rouleau que jouerait André, ou encore Sancho Pança en face d'un Don Quichotte de la rhétorique; la teneur relativement savante et lettrée des discussions ne manque pas de stimuler en nous ce petit jeu des comparaisons.
Ceci posé, l'essentiel réside moins dans ces oppositions que dans la complicité profonde et presque muette qui se noue peu à peu entre André et Wallace.
Autant le dire tout de suite, cette complicité vient de loin. "Tu vois, les gens ne comprennent jamais rien de ce que tu racontes. Ils se fient à des fantasmes, ils sont dans le faux...", cette parole vient piquer notre curiosité. Que dit exactement André? Ou plus exactement, si l'on admet qu'il est parfois nécessaire de purger les mots de leur valeur conceptuelle, que signifient les bavardages de l'un et le mutisme de l'autre? La même chose en réalité.
Au bout d'une heure de film, les masques tombent et Wallace, agacé et désinhibé par la logorrhée de son ami, finit par sombrer dans la logorrhée à son tour -et par ce biais-là dit enfin une parole vraie. L'accoucheur n'était pas celui qu'on avait cru (certes, André n'est pas machiavélique au point de renverser les rôles à l'insu de Wallace, il serait plus juste d'attribuer ce retournement à sa pratique d'un certain théâtre à vocation psychanalytique) et c'est ainsi qu'à travers un discours assez fumeux sur l'occident et la bourgeoisie nait l'union de deux solitudes. Ils ne sont pas d'accord sur grand'chose, mais le simple fait de s'accorder que "plus personne n'écoute plus personne de nos jours" suffit à sceller une entente bien vraie et de créer l'amitié la plus joyeuse, la plus bouleversante qui soit. Rien que pour cet aspects des choses j'ai trouvé le film superbe. On sentirait presque trembler les genoux de Wallace d'émotion confuse lors de son retour en taxi.
Les cailles roties au raisin si c'est pas un hommage à Frenzy je veux bien être pendu. Comme si cette bestiole venait rappeler à quel point la vie de leurs deux dégustateurs était pétrie d'humour noir, sorte d'absurdité compensée par "une révolte supérieure de l'esprit" (c'est à peu près d'André Breton).