Johnny Guitare (Johnny Guitar, 1954) de Nicholas Ray
REPUBLIC
Avec Sterling Hayden, Joan Crawford, Mercedes McCambridge, Ben Cooper, Scott Brady, Ernest Borgnine, Ward Bond, John Carradine, Royal Dano, Paul Fix
Scénario : Philip Yordan d'après un roman de Roy Chanslor
Musique : Victor Young
Photographie : Harry Stradling Sr (Trucolor 1.37)
Un film produit par Herbert J. Yates pour la Republic
Sortie USA : 26 mai 1954
Deux séquences au cours desquelles, le temps de quelques secondes, le compositeur Victor Young se laisse aller à la facilité illustrative humoristique, dont celle qui voit l'entrée titubante d'Ernest Borgnine dans le saloon après son combat à poings nus contre Sterling Hayden. Egalement, lors d'une scène entre les deux acteurs principaux alors qu'ils se trouvent en carriole, une transparence dont la vitesse de défilement est bien trop rapide et qui pourrait toujours prêter à sourire de nos jours. Et voilà ! Me voici enfin débarrassé des critiques négatives à l'encontre de l'un des plus beaux westerns de l'histoire du cinéma ; et on ne peut pas dire que j’ai été au départ de parti pris en affirmant ceci, n'ayant jamais été spécialement fan du cinéaste. Bref, oublié ce laborieux début d'année 1954 pour le genre qui nous intéresse ici ; Nicholas Ray vient nous remettre sur les rails, et avec quel génie ! Un petit miracle cinématographique qui revient de loin, ayant même fait partie à l’époque des films ‘camp’, ceux que l’on regardait entre copains sur les campus américains pour des parties de rigolade et de moquerie à cause de leur ridicule involontaire (sic !)

Arizona. Un homme à cheval (Sterling Hayden), sans armes mais avec une guitare sur le dos (il se fait d'ailleurs appeler Johnny Guitar), arrive dans un saloon isolé qui appartient à Vienna (Joan Crawford). Cette dernière a acheté cet établissement, persuadé que le futur tracé du chemin de fer passera un jour à proximité. Elle refuse donc de quitter les lieux malgré le fait que les éleveurs de la région cherchent à la faire partir pour deux raisons : ils lui reprochent son intérêt pour les travaux du chemin de fer auxquels ils s'opposent, craignant l'arrivée massive de colons avec tout ce que cela implique (barbelés, partage des terres, des points d'eau... fin de leur règne) ; ils la soupçonnent également d'abriter l'équipe de Dancing Kid (Scott Brady) sur qui ils font reporter tous les maux. Pour se protéger de l’hostilité grandissante qui l’entoure, Vienna a donc fait venir Johnny (qu’elle sait fine gâchette) afin de l'embaucher en tant que garde du corps. Emma Small (Mercedes McCambridge), riche propriétaire terrienne dont le frère vient d'être tué lors d'une attaque de diligence, arrive en trombe dans le saloon à la tête d'un groupe d'homme dont le shérif. Elle demande l’arrestation de Dancing Kid qu’elle accuse (par dépit amoureux) d’être l’assassin de son frère. En effet, Dancing Kid est désormais l’amant de Vienna ; d’où la haine viscérale d'Emma envers l’homme qu’elle n’a pas réussi à avoir et encore plus envers sa maîtresse actuelle ! Quant au Kid, il comprend assez rapidement que Johnny et Vienna se sont auparavant connus et même aimés. Vienna se retrouve du coup tiraillée entre les deux hommes, son amour pour Johnny refaisant surface malgré elle. Les passions sont exacerbées et la jalousie attise les animosités ; la violence ne va pas tarder à exploser d’autant que les hommes du Kid, pour se venger d’être jugés comme indésirables, décident d’attaquer la banque avant de fuir la région…

Au vu de l’essai de narration de l’intrigue ci-dessus, on devine aisément la richesse inouïe d’un scénario brassant aussi bien des thèmes courants du western (l’arrivée du chemin de fer et ses conséquences, d'ailleurs repris aussi par Sergio Leone dans son film le plus célèbre ; les conflits entre éleveur et fermiers…) que des sujets plus mélodramatiques (triangle amoureux, jalousies, rancunes, amour renaissant…), action, tragédie et romance venant s’imbriquer à la perfection pour nous donner un irréprochable modèle d’écriture d’autant que les dialogues ne sont pas en reste, les répliques cultes fusant comme rarement au sein d’un western, sans que ça ne fasse trop théâtral ni collier de ‘mots d’auteur’. Pas si étonnant que ça de la part du scénariste de
Histoire de détective (Detective Story) de William Wyler ou de
l’Homme de la plaine (The Man from Laramie) d’Anthony Mann. Voilà en deux mots pour le fond tout en sachant que la forme ne démérite pas :
Johnny Guitar est également un véritable poème cinématographique, un western hors norme, unique par son ton et son esthétique. Au final, aussi bien les fans de westerns traditionnels et de mélodrames que les amateurs de curiosités ou de pures œuvres d'art et essai pourront tout autant apprécier les uns que les autres.
Et c'est la première des richesses de
Johnny Guitar d'être susceptible de rallier le plus grand nombre derrière lui... de nos jours. Car l'année de sa sortie, nous étions quasiment dans une situation inverse : une grande majorité lui était tombée dessus y compris la critique française contrairement à ce que l’on veut bien nous laisser entendre (elle se rattrapera la décennie suivante avec Truffaut comme chef de file). Pour ne prendre qu'un seul exemple, la rédaction de Positif dans son ensemble l'avait d'ailleurs ‘répudié’, jugeant le film
"plein de parlotte et d'effets, [...] trop de verbiage dans un film qui s'écoute parler. [...] Pour quelques images frappantes, que de séquences à la dérive, de scènes réalisées médiocrement ou proprement sabotées. Désintérêt de l'histoire ?" Une leçon à rappeler de cet état de fait : ne jamais préjuger de la notoriété d'un film à l'avance, le statut de 'classique' ne se révélant pas forcément les premières années, les 'classiques' instantanés s'avérant finalement assez rares. Le public en revanche lui fit une ovation au point de sauver de la faillite la Republic, le studio (avec un aigle en logo) dirigé par Herbert J. Yates. Celui-là même qui nous avait déjà offert ce sublime cadeau à la toute fin des années 40 :
La Charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon) de John Ford. Ne nous auraient-ils laissés que ces deux films que cette compagnie et son patron auraient mérités un respect éternel de la part des amoureux du western ! Mais arrêtons de tourner autour du pot pour nous reconcentrer sur ce qui fait l'originalité de ce western.
Générique d’introduction sur un thème magnifique de Victor Young. Un cavalier solitaire, une guitare sur le dos ; des couleurs irréelles, un visage blafard sur fond de ciel au bleu électrique. Une explosion qui fait voler en morceaux la montagne rouge. Une attaque de diligence vue au travers d’un plan séquence en lointaine plongée. Une tempête de vent soulevant la poussière et un saloon posé dans un endroit désert, adossé à une barre rocheuse. L'homme y pénètre et tombe nez à nez avec deux croupiers seuls, inoccupés et muets dans l'immense salle de jeu au plafond haut, attendant d'éventuels clients ; ambiance à la limite du fantastique. L’homme qui susurre tranquillement : "
My name is Johnny... Guitar". Un piano situé dans un renfoncement de l’établissement, sorte de grotte. Onirisme. Un des serviteurs parle face caméra semblant s’adresser au spectateur. Le bruit de la roulette pour faire plaisir à la patronne qui aime l’entendre tourner à vide. Celle-ci qui apparait, enfin, les cheveux courts, ‘masculinement’ et tout de noir vêtue, les lèvres maquillées d'un rouge vif, les yeux écarquillés. L'homme et la femme semblent se connaître et, à peine dix minutes que le film a commencé, les dialogues de se mettre de la partie, véritable festival de répliques cinglantes, laconiques, ou poétiques.
Non seulement la mise en place de l’intrigue et la présentation des personnages est fabuleuse (jusqu’à la réunion de tous les protagonistes dans le saloon de Vienna au bout d’à peine ¼ d’heure de film) mais, tout comme
Autant en emporte le vent (Gone with the Wind) de Victor Fleming ou, pour en rester dans le western,
Duel au soleil (Duel in the Sun) de King Vidor, le film de Nicholas Ray se poursuivra encore jusqu’à son final par une succession quasi ininterrompue de séquences d’anthologies, de fulgurances visuelles ou musicales. A ce dernier propos, si j'ai quelque peu malmené Victor Young ici et là, notamment pour son score du
Banni (The Outlaw) de Howard Hughes, excepté les deux fautes de goûts relevées en tout début de texte, il nous livre ici une partition formidable (comme précédemment celle de
Shane) et a écrit l'un des thèmes les plus inoubliables du genre, repris et chanté par Peggy Lee à la toute fin du film. Lorsqu’à la guitare solo viennent s’ajouter les violons, reprenant avec stridence la principale mélodie lors de la sublime séquence de ‘la demande en mariage’ ("
Dis-moi un mensonge. Dis-moi que toutes ces années tu m'as attendu. Dis-le moi..."), les frissons viennent vous parcourir l'échine et l’émotion qui vous submerge est à son comble grâce à la parfaite osmose entre interprétation, dialogue, musique et image.
Parmi le florilège des autres images marquantes : l’entrée fracassante dans l’établissement de Vienna d’Emma à la tête de sa ‘milice’, tous habillés en noir ; la manière qu’à Sterling Hayden de rattraper un verre au vol alors qu’il allait tomber du comptoir ; le touchant baiser d’adieu du Kid à Vienna lors du hold-up ; le fracas du lustre qui provoque l’incendie puis le visage diabolique de Mercedes McCambridge qui s’en réjouit ; le saloon en feu, les cavaliers passant et repassant devant en contre jour (images qui ressemblent assez à celles similaires dans
Gone with the Wind) ; la mort poignante de John Carradine ; la traitrise forcée de Ben Cooper ; Joan Crawford au piano dans sa robe blanche ; la même, la corde au cou, venant de voir son compagnon d’infortune se faire lyncher ; Hayden et Crawford devant un magnifique coucher de soleil de studio en profitant pour dénoncer le lynchage et les milices ; l’image les voyant sortir de la rivière main dans la main avec un sourire de bonheur sur les lèvres ; la cabane de Dancing Kid et de sa bande perchée en haut d’un promontoire rocheux découvert après un panoramique à 90° ; le passage sous la cascade pour y arriver ; le violent ‘Gunfight’ final avant le sublime baiser qui précède le The End… Le fait d’énumérer toutes ses séquences me confirme dans le fait que Nicholas Ray a parfaitement réussi ce que Fritz Lang avait en partie raté avec son
Rancho Notorious (L'Ange des maudits) qui s’avère en comparaison bien trop timoré et trop sage. Si autant d’images restent gravées en nous, c’est qu’également le travail sur la couleur, les costumes, le maquillage et les décors est extraordinaire. On pourrait passer des heures à décrire les vêtements portés par Joan Crawford, la façon d’éclairer les séquences nocturnes, les discrètes touches de couleur qui attirent le regard (la tasse dans la main de Sterling Hayden, les lèvres rouge-carmins de Joan Crawford…) mais le mieux est d’aller admirer le travail par soi-même.

Quant à la réalisation, on pourrait faire le parallèle avec la musique classique et ses deux périodes successives qu’étaient la période classique (18ème siècle avec Mozart, Haydn…) et la période romantique (19ème siècle avec Brahms, Schubert…). Il s’agit probablement du premier western ayant abandonné le classicisme dans sa façon d’être réalisé au profit d’un romantisme exacerbé ; fi de la minutie et de la sobriété du classicisme, bienvenue à l’effervescence des éléments constitutifs d'une mise en scène, que ce soit au travers des angles de prises de vues, des mouvements de caméra, de l’utilisation de la couleur, du filmage des scènes d'action (les scènes de violence étant rares mais fulgurantes avec utilisation pour certains plans de la caméra sur l'épaule)… On trouve même d'autre plans d’une modernité étonnante comme la sortie de la rivière par les deux amants qu’on dirait tirée d’un film de la Nouvelle Vague et l’on se surprend à tomber sur des plans en caméra subjective. Malgré cette nouvelle manière de tourner un western et sa volonté de proposer plusieurs grilles de lectures (dont une d’entre elle est un pamphlet antimaccarthyste ; nous y reviendrons rapidement),
Johnny Guitar n’est jamais ni solennel ni prétentieux. Il s’agit d’un film plus viscéral qu'intellectuel, d’un lyrisme étourdissant, formidablement bien rythmé et réussissant à maintenir une tension constante ; bref, jamais ennuyeux, constamment captivant.

Le casting du film est aussi fameux que le reste et devrait rassurer les aficionados du genre qui se retrouveront en terrain connu ; le scénariste et le metteur en scène ayant décidé de décrire tous les seconds rôles avec la même minutie, l'ensemble des comédiens y a trouvé son compte. A tout seigneur tout honneur, puisque, malgré son titre, le film est avant tout l'histoire d'un violent antagonisme entre deux femmes, commençons par les deux rivales. Tout d'abord Joan Crawford, actrice que l’on ne présente plus, ayant déjà l’essentiel de sa carrière derrière elle et dont le film s'est construit autour et pour elle sur les ordres du producteur qui tenait à ce qu'elle soit heureuse sur le tournage. Elle trouve en Vienna l’un de ses rôles les plus inoubliables, une femme indomptée et indépendante qui pensait ne plus jamais tomber amoureuse et pouvoir ainsi s’occuper sainement de ses affaires financières mais dont la passion qu’elle avait eu pour un tireur d’élite (qu’elle pensait éteinte) va renaître malgré elle ; quel bonheur de la voir au final tomber dans les bras de son amant de cœur, purifiée par l’eau de la cascade, prête à refaire sa vie dans la quiétude et la tendresse. "
J'aurais du me faire examiner. Il n'y avait aucune excuse pour que le film soit si mauvais et pour moi de jouer dedans" dira-t-elle plus tard mais nous ne le lui en tiendrons pas rigueur tellement elle nous aura ébloui dans la peau de ce personnage. Ce qui est certain c'est que les relations qu'elle eut avec Mercedes McCambridge sur le tournage furent aussi orageuses que celles qui liaient leurs deux personnages ; d'où peut-être le paroxysme qu'atteignent certaines scènes durant lesquelles elles se retrouvent face à face. La rivale de Joan Crawford 'surjoue' peut-être un peu mais cette outrance se marie bien au ton mélodramatique du film, à cette artificialité ambitionnée. Une femme aigrie et revêche, malade de jalousie et prête aux pires extrêmes pour assouvir sa 'vengeance' de refoulée, symbole de tout ce que détestent les auteurs dans la société américaine moralisatrice dans laquelle ils évoluent. Elle préfèrera détruire l'homme qu'elle aime secrètement plutôt que le voir en aimer une autre, au cours d'une séquence de 'gunfight' parmi les plus sèches, rapides et efficaces jamais vues jusqu'ici.

Johnny 'Guitar' Logan, espèce de chien dans un jeu de quilles, spectateur du drame pendant un bon moment avant qu'il n'y prenne part à son tour par passion, c’est Sterling Hayden qui, après pas mal de prestations médiocres dans des westerns qui ne l’étaient pas moins, prouve que, bien dirigé, il pouvait être excellent, son timbre de voix faisant ici merveille dans les répliques mémorables que Philip Yordan lui a concocté : "
What does a man really need? Just a smoke and a cup of coffee.". La séquence déjà abordée du "
mens moi", autrement dit de la déclaration d’amour, est d’un lyrisme ébouriffant (grâce aussi à l’envolée de la musique de Victor Young) et l’on peut dire qu’il s’agit probablement de l’une des plus belles scènes d’amour de l’histoire du cinéma. On ne se serait jamais attendu à voir le comédien aussi juste et attachant lors d'une scène de ce style ! Le Dancing Kid, l’amant actuel de Vienna qui va devoir céder sa place, n’est autre qu’un acteur dont j’ai toujours dit le plus grand bien en ces lieux et qui confirme ici son talent, un ‘beau gosse’ du nom de Scott Brady. Une belle gueule mais également un sacré charisme ; la séquence du hold-up où, avant de quitter la ville, il empoigne Vienna de force pour lui voler un dernier baiser d’adieu est elle aussi pleine de fougue et vraiment très émouvante. Nicholas Ray profite ici de ce personnage pour prendre une fois de plus la défense des 'rebelles' qu’il ‘romantise’ à loisir : au moment où il est quasiment tiré d'affaire, le Kid va vouloir néanmoins revenir en arrière chercher son complice blessé au risque de se faire capturer par la milice.

Les seconds rôles sont pour la plupart aussi attentivement croqués, possèdent tous autant de relief. Tout d'abord ce complice de Dancing Kid qui n'est autre que le jeune Ben Cooper (le Jesse James du très bon
La Femme qui faillit être lynchée d'Allan Dwan) nous faisant lui aussi forte impression dans la fameuse séquence où on l'intimide afin qu'il se mette à table et trahisse ses amis ; John Carradine, le 'serviteur' de Vienna qui reste en arrière plan jusqu'à sa mort touchante : "
tout le monde me regarde. C'est la première fois que je me sens important" ; Ward Bond, le meneur du Posse aux côtés d'Emma, acteur emblématique de la famille fordienne à qui les auteurs du films ont joué un sale tour en lui faisant quasiment interpréter son propre rôle sans qu'il s'en rende compte, celui d'un homme fascisant, s'acharnant lui aussi sur des innocents par pragmatisme et pour sauvegarder son mode de vie. Malgré ce rôle ingrat, son talent fait qu'il nous émeut quant à la fin on se rend compte qu'il n'a rien compris à tout ce qui s'est passé et à cette montée paroxystique de la violence ; son regard perdu et interloqué nous ferait presque lui pardonner d'être en grande partie à l'origine de ce bain de sang ; Ernest Borgnine, déjà très efficace dans la peau d'une brute épaisse. On croise aussi Paul Fix, Royal Dano, Rhys Williams, tous des habitués du western dont les visages vous diront certainement plus que leurs noms.

Si le message antimaccarthyste était voulu par le réalisteur et son scénariste, nous ne sommes pas obligés d’en tenir compte pour apprécier
Johnny Guitar, les auteurs n’ayant pas oubliés dans le même temps d’écrire une histoire simple et fluide passant par tous les passages obligés du western : chevauchées, bagarres à poings nus, fusillades, poursuites ou Gunfights. Quant au thème de la peur de voir les colons débarquer en masse et envahir le territoire que les grands éleveurs s'accaparaient en toute impunité jusque là, il n'est pas nouveau, s'agissant même d'un des sujets les plus récurrents du genre. Si donc en l'occurrence certaines séquences sont à double sens et possèdent plusieurs degrés de lecture, si l’allégorie contre le sénateur de l’époque est donc parfaitement claire (la suspicion, l'interrogatoire et la chantage exercé envers Turkey dans le but, sous la menace, de le faire mentir pour dénoncer ses complices en échange de quoi il aurait la vie sauve), et a d'ailleurs valu aux auteurs des problèmes avec la censure, on peut facilement l'élargir à une dénonciation de la haine provenant de l'incompréhension envers des situations et des personnages hors-normes et qui dérangent l'ordre établi. Ici envers une maîtresse-femme non seulement propriétaire d'un établissement mais probablement complice de malversations, envers des jeunes ayant fait fortune sans qu'on sache d'où elle provient, envers des personnes tablant sur le progrès pour faire fortune, progrès qui au contraire marquerait la fin du règne des ranchers. Au travers de ce film, les deux auteurs ne se cachent pas avoir voulu faire une analogie entre l'Amérique de la fin du 19ème et celle de l'époque du tournage du film, dénonçant la pruderie, le puritanisme et la pudibonderie faisant naître la paranoïa et la haine de l'autre et notamment de ceux qui ne veulent pas entrer dans le moule. "
Je dois dire que j'ai toujours été obsédé par le thème de Johnny Guitar : vous n'avez pas le droit de vivre ici, pour telle ou telle raison, aussi fichez le camp, sinon..." disait Philip Yordan ; nobles et simples intentions de départ qui ont trouvées leur écho dans la chasse aux sorcières ; d'où une vision possible du film en tant que parabole.
Mais il serait vraiment dommage de ne résumer
Johnny Guitar qu'à un film à thèse (au risque d'en faire fuir certains) sans mentionner par ailleurs sa très grande valeur en tant que spectacle formidablement divertissant. A tel point qu'on se rapproche par moments du Serial avec ces images de 'tunnel' sous la cascade, de passages souterrains partant du saloon pour ressortir dans la nature, de cabane perchée en haut d'une colline quasi inaccessible... Des décors presque surréalistes renforcés par l'utilisation du Trucolor, procédé photographique vite tombé en désuétude à cause de son rendu par trop saturé et encore plus irréaliste que le Technicolor, mais qui ici renforce l'atmosphère baroque, onirique, flamboyante et presque fantasmagorique du film (un "
western rêvé" disait François Truffaut). L’étonnante fluidité de la narration, la richesse inouïe des thématiques brassées, la noblesse des intentions, la puissance des sentiments, l’exacerbation des passions, l'émotion à fleur de peau, l’atmosphère d’onirisme dégagée par la constante inventivité de la mise en scène font de
Johnny Guitar non seulement un western unique mais un film unique qui, une fois qu’il aura réussi à vous captiver, ne vous lâchera plus, des images, des répliques et des mélodies allant probablement vous entêter pendant un bon moment ! Un sublime, fascinant et romantique poème d’amour fou qui se clôture sur un happy-end inoubliable : Que nous sommes heureux pour ce couple (enfin libéré de ce maelstrom de haine et de jalousies) qui va enfin pouvoir vivre en paix. Un chef-d'oeuvre !