Il y a quelque chose d'assez curieux dans la coïncidence faisant qu'en cette même année 2011, trois vieux de la vieille dont les œuvres décrivent depuis des décennies différents visages de l'Amérique, livrent chacun un film profondément tourné vers une nostalgie idéalisée et amoureuse de la France (ou plus largement de la culture francophone). Woody Allen rêve au douzième coup de minuit de rencontres littéraires et artistiques dans le Paris des années 1920, Steven Spielberg s'attaque à un monument de la culture populaire francophone et reconstitue tout un univers et un esprit européens, et Martin Scorsese plonge dans un conte neigeux fasciné par la Ville Lumière, quelque part entre
Ratatouille,
Le Terminal de Spielberg et une certaine atmosphère du
Secret de la Pyramide. Hollywood est-il donc devenu sinistre au point que tous les grands noms viennent se ressourcer auprès de la Vieille Europe ? En tout cas, ces incursions frappent par leur fascination sincère pour un fantasme, une certaine idée de la France des années folles, des chapeaux mous et des tractions, figée dans des clichés sublimants.
Hugo Cabret, le nouveau film du grand Marty, est ainsi un diamant à facettes taillé pour deux bénéficiaires : Paris et Georges Méliès. Aaah, Paris glamourisée, Paris illuminée, Paris cultivée... on sort les accordéons, le jazz manouche, les terrasses de café, les croissants, les effluves, les fourrures et les chapeaux des grosses dames. Et ça marche ! La représentation, volontairement magnifiée, procède totalement de la féérie ambiante dans laquelle baigne la gare Montparnasse et les artères parisiennes contiguës. Le raffinement plastique rattache ainsi Scorsese dans la grande tradition des représentations avantageuses de la Ville Lumière (Minnelli, Donen, Wyler...). La direction artistique de Dante Ferretti, comme toujours exceptionnelle, ainsi que la photo bien plus belle et cohérente que la BA ne le laissait entrevoir, sont à ravir. Il y a un petit côté Tim Burton de la grande époque dans la forme (les flocons, le bleu) qui n'est pas pour me déplaire, par ailleurs.
C'est aussi un film qui respire une telle douce sérénité, un tel plaisir naïf et délicat, une telle légèreté, qu'il semble avoir été construit en creux du tourmenté
Shutter Island, qui du propre aveu de Scorsese, l'avait laissé épuisé, tracassé. Scorsese trouve par conséquent, dans l'atmosphère parisienne fantasmatique et dans l'univers du conte, matière à se régénérer, à évoquer, dans une démarche à multiples niveaux, le plaisir qu'il éprouve à réaliser cette rêverie (à l'image de Méliès, figure centrale et tutélaire du film, qui loue le pouvoir de l'imagination et de l'enchantement). Encore une fois, vie et écran sont profondément imbriqués chez Scorsese. On n'a jamais vu ce dernier aussi apparemment serein, aussi libéré de ses angoisses : il trouve en
Hugo un terrain de jeu où l'art de la mise en scène s'exprime sans crainte, sans nervosité par rapport à l'histoire racontée.
Que les sceptiques et les inquiets se rassurent pour autant : ce conte de Noël reste un film éminemment personnel. Bon là c'est l'aspect qu'on lit partout... Parce que toute l'attention de Scorsese est visiblement tournée vers le personnage de Méliès, par le biais duquel il parle ouvertement de son amour pour le cinéma.
Aviator esquissait déjà ce discours au travers de la figure du Hughes cinéaste, mais c'est vraiment la première fois que Scorsese se dévoile autant, évoque sa passion d'archiviste fou furieux et ses souvenirs émerveillés d'enfance en les plaçant dans la bouche de ses jeunes protagonistes, auxquels il offre l'expérience suprême : découvrir un premier film, découvrir la magie d'un réalisateur. Les vieilles affiches sont placardées, les extraits d'Harold Lloyd ou Buster Keaton procèdent d'un goût cinéphilique communicatif. L'émotion qui déborde de ces séquences où Scorsese recrée les tournages des films de Méliès illumine cette construction en mise en abyme. Enchantement pour la magie par essence du cinéma, portrait respectueux et émouvant d'un vieux pionnier visionnaire tombé dans l'oubli,
Hugo Cabret trouve l'angle idéal - la féérie de la fable destinée à tous les âges - pour saisir ce sentiment fondamental et universel provoqué par des images projetées 24 fois par seconde: l'ébahissement, l'émotion. Tout le cœur du film se cristallise dans cette quête d'un idéal d'imagination, éprouvé par Méliès, par Hugo. En ce sens, le recours à la 3D (remarquablement utilisée) apparaît d'une logique limpide : de la même manière que les premiers spectateurs de
L'Arrivée d'un train en gare de La Ciottat croyaient que le train fonçait sur eux, le travail tridimensionnel de
Hugo Cabret accompagne la mise en abyme, suggère la perdurance du pouvoir visuel merveilleux de l'écran par-delà les époques. En soi, ce discours n'est évidemment pas neuf. Combien de films ont parlé, et avec brio, de cette magie cinématographique. Il y a peu, c'était
The Artist qui s'y collait... Mais outre son fond gentiment théorique,
Hugo Cabret séduit profondément parce qu'il évoque le portrait d'un homme brisé... un homme à qui le pire est arrivé : il a perdu ses rêves. Puisse cette déclaration d'amour ouverte mener Scorsese vers encore de nombreux émerveillements créateurs.
Les limites du film se situent par conséquent dans les moments où le film délaisse Méliès, à mon avis. Comme
Le Terminal, la vie grouillante des différents protagonistes dans la gare Montparnasse intéresse modérément, la faute à des personnages très convenus. Celui de Sacha Baron Cohen laisse ainsi déçu, tant il paraît résulter d'une caricature. Cela se comprend au sein du registre du film, mais j'espérais quand même un peu mieux de ce côté-là. Certaines touches comiques sont lourdaudes. Certaines lenteurs sont aussi à pointer. En outre, Scorsese se conforme joliment aux canons du genre, mais il est si fasciné par Méliès qu'il paraît réticent à offrir un peu de folie dans ce canevas somme toute classique malgré son indéniable efficacité.
Les acteurs enchantent (belle composition de Kingsley) mais pas autant que la mise en scène de Scorsese, qui s'en donne à cœur joie en intégrant la 3D à sa science de la composition visuelle. De nombreux plans sont réellement étonnants. Et le film ne manque pas de trouvailles formelles. Bref, pas le chef-d’œuvre vanté outre-Atlantique, mais un beau Scorsese !