Les Aventures de Tintin - Steven Spielberg (vu en 3D)
Attention spoilers
Je ne peux m'empêcher de ressentir un sentiment de déception. Compte tenu de la nature subjective et esthétique de mes critiques, il n’est pas impossible qu’elles s’atténuent lorsque je reverrai le film en 2D – mais je ne crois pas qu’elles disparaitront tout à fait.
Les Aventures de Tintin est un film d'aventure plein d'allant, de drôlerie et de fantaisie, dont le coeur battant est un personnage haut en couleurs et un peu lâche, aussi généreux que maladroit. Ce coeur battant, c'est le Capitaine Haddock, et non Tintin, et c'est là que le bât blesse.
Pour comprendre pourquoi l'on peut sentir une gêne devant le Tintin du film, il faut faire un détour par la BD d'Hergé. Dans cette dernière, deux fonctions sont assignées à Tintin : premièrement, être le moteur de l'action, celui qui la propulse par ses décisions, son autorité naturelle et son mouvement perpétuel ; deuxièmement, être si peu mystérieux, si peu déterminé dans sa figure simple, qu'il permet à tout lecteur de s'identifier à lui, et partant, de se projeter dans l'histoire. C'est pourquoi chacun à sa propre idée du Tintin d'Hergé. Chacun se voit lui-même dans ce réceptacle. C'est pourquoi aussi, les tintinophiles et autres exégètes de l'univers de Tintin parlent rarement de Tintin lui-même et surtout du méta-texte et de ce qui les intéresse en-deçà du récit - Tintin n'est alors pour eux que prétexte à parler de l'étonnante histoire familiale d'Hergé, d'Histoire, de psychanalyse ou de philosophie. Sur Tintin lui-même, il n'y a rien, ou presque, à dire - sauf à verser dans des lieux communs sans intérêt, par exemple sur son caractère asexuel.
On voit déjà là ce qui sépare le Tintin d'Hergé d'un personnage comme Indiana Jones, auquel on l'a abusivement comparé - si bien que Spielberg s'y est peut-être laissé prendre. Porté par un irrésistible Harrison Ford, Indy est charismatique en diable, séducteur, un peu filou sur les bords, peu regardant sur certaines choses et méfiant de nature vis-à-vis des pouvoirs établis. Seuls deux traits le rapprochent de Tintin finalement : leur invincibilité apparente, et surtout leur caractère moteur : ils sont le centre et le carburateur du récit, le font avancer sans cesse par leurs initiatives, leurs gestes toujours justes et fermes. Pour le reste, il n'y en a peu de moins charismatiques que Tintin, ce parangon de vertus simples. Dans les BD classiques d’après Le Crabe aux Pinces d’Or, une fois l'action lancée, celle-ci s'articule autour des interactions existant entre Tintin et ses excentriques amis (Haddock, Tournesol, les Dupondt) qui apportent énergie et comédie slapstick au récit. Par ses décisions énergiques et son caractère rationnel, Tintin vient résoudre l’intrigue à son avantage. Mais l’excitation que l’on ressent alors, le sentiment de victoire et d’accomplissement, ce sont ceux du lecteur qui s’imagine aussi courageux que son héros.
Or, ce qui fonctionne dans le Tintin d'Hergé ne peut fonctionner à l'identique au cinéma, lequel fait reposer ses récits d’aventure sur des personnages en chair et en os, auxquelles il doit conférer une personnalité forte qui "crève l'écran", pour que les spectateurs puissent s’y projeter et s’y identifier. Il faut substituer au Tintin-réceptacle d'Hergé un personnage plus charismatique, qui reflèterait par son charisme la fermeté des gestes du personnage de la BD, et qui aurait par ses traits l’apparence du réel au sein du film. Le charisme, ce n'est hélas pas la voie qu'a choisi Spielberg. On peut comprendre tout ce qui entre dans ce choix de volonté de respecter au plus près le caractère lisse du Tintin d'Herge. Mais à la lumière du résultat, on peut douter de sa pertinence.
En effet, j’ai trouvé par moment, et j’en suis le premier attristé, que le Tintin de Spielberg ressemblait à la défaveur de certains gros plans à une poupée de cire. Effet secondaire de la 3D (je verrai en 2D) ou forme et texture du visage, il m’est apparu parfois trop lisse, trop rond, trop plein d’une beauté d’enfant rêvé pour un personnage de cinéma – trop fragile. Sa peau souvent est comme vernie, elle prend la lumière comme aucun autre personnage, qui semble modeler à sa guise son visage, si bien que de plan en plan, celui-ci semble changer. Ses yeux semblent quelquefois de cristal, à moins qu’il ne s’agisse d’yeux de verre. La tentation est grande de dire que cet entre-deux où se situe Tintin incombe aux déficiences des artificiers numériques de WETA. Il est vrai que la performance capture du film n’est pas aussi étonnante que l’on aurait pu le penser – mais sans doute ici dois-je ne m’en prendre qu’à moi-même et à ma trop grande perméabilité, malgré mes précautions, au discours commercial insistant sur la prouesse technologique du film. Mais cette tentation doit être rejetée. Ce ne sont pas les limites technologiques de la performance capture qui sont principalement responsables de ce Tintin-poupée, je crois. Cela serait leur faire porter, comme à tout bouc émissaire, un chapeau trop grand. On en veut pour preuve la réussite technique que représente le modelé marqué du visage et l’animation de tous les autres personnages, qui se coulent sans peine dans l’univers esthétique assez sophistiqué du film. Cette étrange impression que provoque Tintin, qui m’a empêché de l’accepter tout à fait en tant que personnage doué de réalité cinématographique, de m’identifier de manière continue à lui, résulte bien d’un choix esthétique (ou d'un non-choix, si l'on veut charger la barque) de Spielberg et Jackson, écartelés qu'ils étaient entre les exigences cinématographiques et la fidélité à Hergé. Il faut aussi en conclure que la rondeur ou le vernis d’un visage ne sied pas à la performance capture, qui s’accommode mieux des rides d’Haddock et des gros nez des Dupondt. Peut-être aurait-il fallu rendre Tintin plus laid.
Cet écueil qu’a constitué pour moi le Tintin du film est d’autant plus dommage que la fameuse ligne claire d’Hergé a été transposée comme il convenait, c’est-à-dire en la brisant par l’intermédiaire des cadrages souvent mouvants et du découpage rapide du film – telle qu’elle, elle n’aurait pas passé les feux de la rampes. Les décors gardent leur finesse et leur équilibre, les couleurs du Maroc éblouissent. De manière générale, la lumière du film, est une réussite, qui fait la part belle, comme souvent chez Spielberg, au brouillard et autres particules de vapeur ou de poussière qui décomposent la lumière, aux sources de lumière au fond des cadres, et aux contrastes entre ombres et surexpositions (curieusement, et sauf erreur, Kaminski n’est pas crédité à la lumière, au contraire de Spielberg qui apparait au générique en tant que « consultant lumière »). Car c’est en réinventant et en épaississant les couleurs et les traits d’Hergé que l’équilibre de la ligne claire pouvait être retrouvé. Typiquement spielbergien aussi, ces plans insistants sur des reflets d'objets et de visages, des miroirs, ou se mirent les apparences du monde. A cet univers esthétique, Tintin lui-même semble a contrario étranger. Au relief des autres et des décors, il oppose les lignes affadies et les rondeurs enfantines de son visage. Enfant-roi, petit-prince même, le Spielberg de Tintin, semble parfois ne pas être de son monde. Quel étrange paradoxe décidément : là où le monde du film devrait jaillir de Tintin, ce monde filmique lui signifie au contraire son étrangeté, son caractère d’éternel orphelin.
Cela étant dit, le film en lui-même, en tant que récit d’aventure, est très bon et vivace, doté d’un excellent scénario, qui mêle habilement et intelligemment Le Crabe aux Pinces d’Or et Le Secret de La Licorne – on y énumère des dizaines de petits clins d’œil à Hergé (superbe hommage d'ouverture) qui disent l’admiration que les auteurs du film lui portent, sans nuire pour autant à la fluidité du récit. Les scènes impliquant Haddock (parfaitement animé par Andy Serkis au travers du voile de la performance capture) sont généralement formidables d’énergie et de drôlerie. Toutes les séquences marocaines où, dans son delirium tremens, il revit en flashback l’assaut naval de Rackham Le Rouge contre La Licorne du Chevalier François de Hadoque sont jubilatoires et valent à elles seules le détour – Spielberg et John Williams s’en donnent ici à cœur joie et leur joie est communicative.
J’ai lu chez les critiques rétifs aux blockbusters hollywoodiens, que la dernière partie du film donnait dans une série de scènes d’actions spectaculaires tenant plus du blockbuster que de l’univers d’Hergé. Ce n’est pas tout à fait faux, mais outre qu’il fallait, pour les besoins de l’exploitation américaine du film, accorder des gages aux studios réticents à s’engager dans l’aventure budgétaire de Tintin, ces scènes d’action fort bien conçues s’insèrent parfaitement dans l’univers du film et ne m’ont pas paru inutilement étendue dans leur durée. La première de ces scènes, une délirante et virtuose poursuite en side-car filmée en plan séquence est une parfaite réussite, dont on imagine sans peine le travail de modélisation qu’elle a du requérur. On s’y amuse de bout en bout, y compris dans ses passages les plus stupides – et il y en a
. S’il est vrai que le rythme du film est trépidant, il ne l’est pas moins que celui de la BD, toutes proportions gardées et compte tenu des différences entre ces deux formes artistiques que sont film et BD. J’aurais pu, en revanche, me passer de deux ou trois mouvements de caméra accélérés et passe-murailles qu’aucune caméra non numérique et non virtualisée n’aurait pu faire.
C’est la dernière scène d’action, une bataille de grues, qui a fait l’objet des critiques les plus vives. Etrangement, en incriminant le caractère par trop spectaculaire de cette scène, en cédant à leurs préjugés à l’encontre du cinéma de divertissement, certains critiques n’ont pas vu l’essentiel. Et l’essentiel, le voici pour moi : le héros de cet affrontement final avec le méchant, c’est le Capitaine Haddock, et non Tintin. Cette passation de pouvoir entre Tintin et Haddock commence dans une scène précédente, une des rares plages d’accalmie du film, durant laquelle ce sont pour une fois les dialogues qui dictent le mouvement de la scène et non pas les images et la musique. Dans cette scène, Tintin désespère de rattraper Sakharine et c’est Haddock qui soudain lui remonte les bretelles en lui parlant du syndrome de l’échec. Cette scène, avec d’autres, contribuent à dramatiser l’histoire personnelle d’Haddock et à en faire un personnage avec une réelle épaisseur psychologique. Mais elle serait impensable dans l’univers du Tintin d’Hergé, où c’est toujours celui-ci qui remonte le moral d’un Haddock défaillant et souvent prompt à renoncer. Tintin n’est pas un fils et Haddock n’est pas un père, et c’est une projection des auteurs du film (qu’on ne peut s’empêcher de trouver spielbergienne) que de faire de Haddock dans ce passage une figure paternelle protectrice (à l’instar du Henri Jones Sr de La Dernière Croisade). Ce renversement des rôles (qui va bien au-delà de ces scènes de la BD où Haddock vole momentanément la vedette à Tintin par ses maladresses) peut s’expliquer autrement : dans le film, Haddock est un personnage tellement plus intéressant que Tintin, qu’il y a une vraie logique de metteur en scène à lui confier en partie les rênes du récit lorsque celui-ci se dénoue – c’est aussi Haddock d’ailleurs qui appuie sur l’ile de la mappemonde à la fin, là où c’est Tintin qui le fait dans la BD. Seulement, faire cela prive Tintin au bout du compte de sa raison d’être, celle d’être l’impulsion et le centre du récit, à chacun des instants où celui-ci progresse ou se clôt. On pense également à cet instant (et à cet instant seulement, je vous rassure) à Indiana Jones IV, de funeste mémoire, où Spielberg faisait in fine d’Indy la dernière roue d’un carrosse brinquebalant, son fils Mutt se réservant nombre de scènes d’action. Ainsi la boucle est bouclée : le Tintin aux traits trop lisses du film doit donner la préséance au Capitaine Haddock aux traits forts du film. Après la forme, le fond, qui toujours se rejoignent chez les auteurs. Et Spielberg en est évidemment un.
Voilà pour ces première impressions, qui doivent probablement autant au film, qui reste bon et que je reverrai avec plaisir, qu’à l’image préconçue que j’avais de Tintin, qui ne sera la même chez personne d’autre, fut-il Spielberg.