La Captive aux yeux clairs (The Big Sky , 1952) de Howard Hawks
RKO
Avec Kirk Douglas, Dewey Martin Arthur Hunnicutt, Elisabeth Threatt, Hank Worden, Jim Davis
Scénario : Dudley Nichols
Musique : Dimitri Tiomkin
Photographie : Russell Harlan
Un film produit par Howard Hawks pour la RKO
Sortie USA : 06 aout 1952
The Big Sky est le deuxième western réalisé par Howard Hawks. Tout comme
La Rivière rouge (Red River), il s’agit d’un film nonchalant, au rythme lent et sans réelle progression dramatique ; il est fort probable que certains seront décontenancés par ce ton décontracté et cette cadence modéré au point d’être incapable de s’y passionner. Ca peut aisément se comprendre d’autant plus qu’au fil des visions, la réception de ces deux films sur une même personne peut varier de l’ennui poli à la jouissance totale. Je peux en témoigner puisque ça m’arrive régulièrement tout en sachant maintenant qu’ils font néanmoins partie des westerns qui me tiennent tout particulièrement à cœur, ceux dans la lignée de deux autres merveilles,
Le Convoi des braves (Wagonmaster) de John Ford et surtout
Au-delà du Missouri (Across the Wide Missouri) de William Wellman avec qui il entretient de nombreux points communs au niveau des lieux et époques évoquées. Encore faudrait-il pouvoir découvrir
La Captive aux yeux clairs à partir d’une copie correcte, ce qui n’est malheureusement toujours pas le cas. A mon humble avis et au vu des quelques rares plans du film parfaitement conservés, le plaisir pris à ce beau film serait décuplé. En l’état, c’est parfois pénible de le suivre jusqu’au bout tellement l’impression de grisaille prédomine. Quoiqu’il en soit, une bien belle réussite dont on peut regretter aussi, au vu des paysages traversés, qu'elle n'ait pas été filmée en couleurs à l'instar du film de Wellman.

En 1832, deux jeunes trappeurs avides d'aventure, Jim Deakins (Kirk Douglas) et le jeune Boone (Dewey Martin) décident de se diriger vers l’Ouest. Ensemble, ils se joignent à l’expédition d’un capitaine français remontant le fleuve Missouri en direction du Montana. A bord du bateau le ‘Mantan’, ce sont les premiers hommes blancs à se rendre dans le territoire des indiens Pieds-noirs avec lesquels ils souhaitent entamer des échanges commerciaux. Fait également partie du voyage, Teal-Eye (Elisabeth Threatt), belle princesse indienne, précieux sauf-conduit (et pourquoi pas monnaie d'échange) pour la réussite de l’aventure. Un triangle amoureux va se nouer entre les deux héros et la jeune indienne alors que dans le même temps une compagnie commerciale concurrente va mettre tout en œuvre pour empêcher le succès de cette expédition…

1952. La RKO, l’un des trois plus gros studios de l’Hollywood des années 30, est assez mal en point. Howard Hughes cherche des noms prestigieux pour apporter une nouvelle vigueur à la compagnie dont il est alors le directeur. Howard Hawks, qui n’a pas connu d’échecs financiers depuis des années, décide de tourner son second western pour son vieil ami. Après
La Rivière rouge qui décrivait les premiers convois d’énormes troupeaux se rendant du Texas au Kansas, il cherche avidement une autre histoire concernant une "
première fois historique" qu’il trouvera dans 'The Big Sky', long roman de A.B. Guthrie. Adaptant uniquement le début du livre,
La Captive aux yeux clairs narre la première expédition sur le Missouri, de trappeurs allant explorer le territoire réputé dangereux des Pieds noirs. Hawks déroule son scénario au rythme des méandres du fleuve. Nous assistons donc à un western lent, majestueux et serein, assez unique en son genre. Malheureusement, alors qu’il aurait du donner un second souffle à la compagnie, il en précipitera au contraire le déclin suite à un cuisant échec commercial. Pourtant, dans les premières semaines d’exploitation, le film démarre très bien et, dans le but d’augmenter le nombre de séances, on décide de couper 12 minutes au métrage initial. Cette 'hérésie' se retournera alors contre les exploitants puisque les spectateurs ne seront plus au rendez-vous. La version initiale disparaîtra de la circulation jusqu’à nous être restituée sur le DVD collector Montparnasse (c'est cette version que j'ai revu à cette occasion) bien plus satisfaisante que la version que nous connaissons actuellement notamment pour la découverte des deux personnages principaux en tout début de film.

La captive aux yeux clairs fait partie de ces quelques films, dans la carrière de Hawks, empreint d’une merveilleuse liberté, à la réalisation transparente et modeste, dont le point culminant sera
Hatari, expérience jusqu’auboutiste de fausse roublardise et de vraie modernité. Hawks se soucie ici moins d’une progression dramatique de son intrigue que du parfait fonctionnement de chacune des scènes indépendamment les unes des autres. Déjà avec L
e grand sommeil (The Big Sleep) il avait réussi cet exploit : même si l’histoire demeure toujours aussi peu compréhensible (y compris pour l’auteur et le réalisateur), on peut regarder chaque scène hors contexte et se délecter de chacune d’elle sans avoir besoin de regarder le film dans son intégralité. C’est là que réside la modernité du réalisateur, dans son approche de la narration, assez anti-hollywoodienne de ne plus proposer d’intrigue millimétrée, mais au contraire de nous faire partager l’existence d’un groupe d’hommes et d’essayer de nous le rendre le plus humain possible en n’ayant pas peur de prendre son temps à le regarder vivre à son propre rythme : cette démarche donnera également des séquences à la limite du documentaire dignes d’un Robert Flaherty comme celles du halage du bateau. On a également rarement autant vu de séquences de feu de camp que dans
The Big Sky, scènes destinées à se poser avec les différents protagonistes, à vivre un moment à leurs côtés. On comprend alors mieux pourquoi ce cinéaste a été l’un des chouchous de la Nouvelle Vague et des ‘Cahiers du cinéma'.
Aucune recherche de l’effet voyant, aucun cadrages savants, aucune afféterie dans la mise en scène, c’est là que réside le génie de Hawks, en l’occurrence ici le triomphe de la discrétion sur la virtuosité. Le cinéaste, aidé en cela par le très bon scénario de Dudley Nichols (
Stagecoach), s’immisce au plus près de ses personnages, nous passionne sans avoir recours à la multiplication des coups de théâtre ou des séquences spectaculaires, nous conte avec un plaisir non dissimulé une histoire déroulée en de vastes paysages et pénétrée de l’amour d’une existence virile. Hawks se spécialise dès lors dans les scènes qui ne servent justement à rien dans la progression dramatique de l’intrigue mais demeurent inoubliables : comme dans
Rio Bravo plus tard, ce seront entre autres les séquences musicales et ici en l’occurrence, celle de ‘
Oh whisky leave me alone’ entonnée avec humour par un Kirk Douglas parfaitement à son aise dans cet exercice dont il n’est pas coutumier. A propos de musique, la partition de Dimitri Tiomkin épouse le minimalisme de la mise en scène par l’utilisation de quelques beaux thèmes discrètement élégiaques. Une partition à l’opposée de celle, plutôt pénible, qu’il venait d’écrire pour
High Noon.
Dans
La Captive aux yeux clairs, l’intrigue possède donc beaucoup moins d’importance que les relations entre les personnages, les scènes statiques étant plus nombreuses et aussi intéressantes que les scènes d’action proprement dites (dont d'ailleurs nous trouvons un bon exemple dans la version longue, une course poursuite bien menée entre des indiens et un groupe de trappeurs). Tout comme dans
Le convoi des braves de John Ford, film qui ressemble par le rythme et le thème à celui de Hawks, tous les coups durs n’altèrent en aucune manière l’optimisme des personnages et le scénario ne verse jamais dans le dramatisme outrancier. On peut aussi rapprocher les deux films dans leur approche et leur traitement de la violence. On ne peut pas dire qu’elle soit souvent présente mais quand elle surgit, c’est brutalement et sèchement : la danse sur le bateau violemment stoppée par une flèche venant brusquement percer le cou d’un danseur est totalement inattendue et son impact en est d’autant plus fort.
L’un des thèmes principaux, typiquement hawksien, de ce film est la description d’une très forte amitié qui devra résister à l’amour que portent les deux hommes pour la même femme. Cette expédition servira de voyage initiatique qui transformera ces grands enfants bagarreurs, susceptibles et chahuteurs en hommes mûrs et sensés, sachant gérer leur vie sans que ce soit au détriment de cette formidable amitié. "
Deux hommes sont amis, une fille arrive et bientôt ils ne sont plus amis du tout. L’un s’en va en laissant ce que l’autre aurait donné son bras droit pour garder et je me demande ce qu’ils vont faire pour pouvoir arranger ça" prononce Arthur Hunnicutt en résumant la situation juste avant le final. Final qui, dans un autre film aurait pu se résoudre par un affrontement dramatique, nous dévoile au contraire un Howard Hawks profondément intelligent et d’une grande maturité. La décision respective des deux amis clôt le film en beauté. Beaucoup de critiques ont voulu voir dans cette description de l’amitié virile, une homosexualité latente : Hawks a du être le premier étonné. Cette mode qui cherche à trouver des traces d’homosexualité dans un film dès qu’il aborde le sujet de fortes amitiés peut se révéler parfois ridicule et c’est le cas ici.

Hawks aurait voulu Robert Mitchum et Marlon Brando pour jouer les deux personnages principaux, il devra se rabattre sur Kirk Douglas, qui se révèle excellent acteur, et Dewey Martin un peu plus fade mais correspondant parfaitement à ce rôle beaucoup moins exubérant. L’indienne est jouée par le mannequin Elisabeth Threatt, superbe femme qui depuis, a complètement disparu de la circulation. Et c’est Arthur Hunnicutt qui se colle au personnage de vieillard picaresque et bourru, personnage récurrent dans tous les westerns de Hawks, et il l’interprète ici à la perfection. Tout comme Walter Brennan dans des rôles similaires, Arthur Hunnicutt était loin d’avoir l’âge du personnage puisque ici, il n'avait à peine que 40 ans ! Quant à Hank Worden, acteur fordien par excellence, il est ici méconnaissable dans la peau de l’indien à moitié fou, 'Poor Devil'. Une belle interprétation d’ensemble qui ne cherche pas à faire d’étincelle à l’image du ton du film.

Hawks a toujours été discret sur son film, il n’en est d’ailleurs pas très satisfait et on se demande vraiment pourquoi tellement cette pépite cinématographique se regarde toujours avec le même intense plaisir et presque sans la moindre lassitude malgré les multiples visions. Un ton nonchalant, serein, chaud et humain qui nous émerveille et nous fige un sourire aux lèvres à chaque fois. Un très beau film sans aucune descendance puisque les westerns suivants de Hawks (de
Rio Bravo à Rio Lobo) ne ressembleront en rien à ce
Big Sky à propos duquel Jean-Louis Rieupeyrout disait dans sa grande aventure du western "
L’eau de la rivière, les rochers de la montagne, la profondeur des forêts composent le décor classique du western le plus vigoureusement sain, celui qui sait être lyrique sans prétention et laisse la métaphysique à l’ancre."