« Avec ses quatre dromadaires
Don Pedro d’Alfaroubeira
Courut le monde et l’admira.
Il fit ce que je voudrais faire
Si j’avais quatre dromadaires. »
Extrait du "Bestiaire ou Cortège d'Orphée" de Guillaume Apollinaire, livré tel quel au début du film.
C'est donc avec Si j'avais quatre dromadaires que j'ouvre cette mini rétrospective Markerienne, malheureusement pas dans l'ordre du visionnage (entre-temps je me suis revu Une journée d'Andréï Arsenevitch et Chats Perchés pas plus tard que cet après-midi), ce qui ne m'empêche pas de vous faire partager ma nouvelle passion pour ce cinéaste-documentariste de génie. Ici, la forme emprunte à La Jetée tout en anticipant d'une vingtaine d'années sur Sans Soleil : Le film se veut un commentaire (relecture, décryptage et remise en contexte d'images plutôt) de photographies noir et blanc de voyages incessants autour du monde, à 3 voix (2 hommes et une femme). Cela ferait presque discussion de comptoir amusé et charmante (ils sont très communicatifs) autour d'un verre de thé si les images n'appelaient pas de leur force à se pencher dessus plus précisément.
Le film (une heure, soit le double de La Jetée) se divise en deux parties parallèles et distinctes : Le Château puis Le jardin. Dès le début où l'on aperçoit furtivement un hibou et un chat, on est en terrain connu et la suite ne déçoit pas. Mais Marker frappe très fort dès le départ en jouant habilement sur le son, démontrant le pouvoir du verbe sur l'image, sorte de mise en garde faussement déguisée au spectateur : un même commentaire "Il est 6 heures sur le canal St-Martin" se répercute, amputé (on enlève "le canal St-Martin") sur d'autres photos, d'autres lieux. Un même matin est-il le même partout dans le monde ? Qu'est-ce qui permet de savoir justement que c'est bien le matin ? Qu'on ne nous truque pas l'image ? Marker ne dit rien, ne sous-entend rien, il laisse le spectateur seul juge de ce qu'il avait déjà génialement évoqué dans Lettre de Sibérie, à savoir que le commentaire d'une séquence peut très bien être différent selon le point de vue (historique, sociologique, politique) où l'on se place, enflant la richesse de la scène elle-même et son degré de compréhension.
Pause-chat à la Marker.
"Qu'est-ce qu'il fait celui-là ?
_ Il joue avec un chat. Mais le chat ne joue plus. Il est mort, étranglé par la ficelle."
Innocence et cruauté du monde qui justifient à la fois sa beauté comme sa douleur. Puis des luttes socialistes des autres pays (sur lesquelles Marker reviendra dans la somme Le fond de l'air est rouge --prochain visionnage), on change une nouvelle fois de lieu, d'endroit, de temps, direction la Suède. Sur les photos, des gens insouciants, des filles magnifiques, des villes robustes. Le commentaire lui-même ne tarit pas d'éloge sur ce pays à la pointe du progrès, des droits (des femmes notamment), de l'urbanisme, du travail. Malaise : ça semble presque parfait. "Un bonheur sans passion". Alors où est le problème ? Qu'est-ce qui leur manque ? "Sans doute une seule chose, mais essentielle, l'immortalité".
Au final, après avoir survolé le monde, les utopies politiques et sociales, voire artistiques (des photos déchirées et chaotiques vers la fin), le film pointe en conclusion qu'une certaine idée du bonheur reste possible. Sinon, il ne tient qu'a nous de l'inventer... Puisqu'on vous dit que c'est possible !
5/6. Grandiose.
(prochaines chroniques Markeriennes bientôt... )