Mosquito Coast (1986)
Cela faisait longtemps que je voulais le découvrir ; peut-être en ai-je trop attendu. Voilà un film qui me laisse tout autant séduit que frustré. D'une part,
Mosquito Coast me paraît être une nouvelle démonstration de la manière dont Peter Weir parvient à raconter des histoires puissantes et dépaysantes avec ce style de baroudeur ethnologue, non spectaculaire, sans fioritures ni virtuosité étalée, présentant les choses avec un regard d'observateur méticuleux et impassible. Le fond est passionnant. Cette famille américaine venue accompagner les visions idéalistes du patriarche et s'installer dans la jungle la plus profonde, c'est le refus de la société pervertie pour redécouvrir les choses les plus élémentaires, les valeurs immaculées de toute civilisation balbutiante. On n'est pas loin de l'idéalisation de la nature, paradisiaque et régénératrice, peuplée de "bons sauvages" à qui on tente d'offrir un impensable morceau de glace comme on présente des offrandes. Sauf que cette utopie est biaisée, rapidement corrompue elle-même, puisque le père, inventeur farfelu, irresponsable et un peu mégalo, ne cherche en fait pas tant à retrouver, dans ce microcosme de civilisation évoluée qu'il bâtit de ses mains avec quelques autochtones, une forme de pureté et d'harmonie primitives qu'un espace à sa (dé)mesure pour y développer inconsciemment ses tendances autoritaires et orgueilleuses.
Mosquito Coast se lit comme une parabole sur les grands conquistadors, les missionnaires, les colonisateurs, venus en terre lointaine apporter leur éventuelle bonne volonté et leur savoir-faire supérieur mais surtout, jugulant les formes de société indigènes.
En froid profond avec la religion dont il trouve le message corrupteur et abrutissant, le personnage d'Harrison Ford se veut en fait être son propre Dieu, un Dieu capable par pure vanité de pointer le doigt dans l'endroit le plus reculé du monde et, par sa seule persévérance, d'y créer les bases d'un système civilisé et organisé ; un Dieu capable de faire cracher la glace là où il fait le plus chaud. Un Dieu qui ne souffre aucune contestation, aucune négociation sur l'accomplissement de son utopie. Avec ce personnage venu dans la jungle au cœur de ses propres ténèbres dévorantes, on pense très fortement au colonel Kurtz régnant en divinité despotique sur les vestiges d'une civilisation perdue. Comment Kurtz en était-il arrivé à ce point de folie ? Le scénario de Paul Schrader tente indirectement d'y répondre en dépeignant l'ambition incontrôlable d'un Occidental sur un bout de paradis équatorial, sa soif de puissance inextinguible, l'ascendant qu'il prend naturellement sur les autochtones, d'abord pour leur apporter savoirs-faire et principes de vie, ensuite pour les soumettre inconsciemment à sa supériorité technique, à sa faculté d'innovation. Ascendant qui va jusqu'à sa propre famille, qu'il traite de plus en plus égoïstement et tyranniquement à mesure que son utopie prend l'eau et qu'au portrait d'un génie altruiste et indomptable, succède celui d'un égoïste mauvais et fou. J'aime beaucoup à ce titre le plan de Ford lorsque sa tour (de Babel ?) explose : ses rétines deviennent rouges et il pousse un hurlement glaçant, quelque chose d'inhumain, de diabolique, qui exprime l'espace d'un bref instant tout le Mal qui a pris possession de lui. Avec ce personnage, un méconnaissable et enlaidi Harrison Ford, ayant alors le feu sacré, livre une prestation à contre-emploi qui demeure l'une des plus belles et intenses de sa carrière. Vraiment une très grande prestation, et une prise de risque qui mérite d'être saluée.
Là où je suis moins enthousiaste, c'est que Weir semble hésiter à plonger vraiment dans le malaise étouffant de cette jungle. Le spectateur n'est pas contaminé. J'aurais voulu être contaminé. Épouser émotionnellement le drame de cette famille échouée dans des contrées sauvages et emprisonnée dans les griffes d'un être qu'elle aime mais qui perd la raison à force de rêves de grandeur. M'intéresser plus à leur sort, comme à l'intrigue, lente, manquant d'éclats.
Mosquito Coast, en tant que film, n'a pas la folie ni la fièvre de son protagoniste principal, contrairement à
Apocalypse Now où tout cela transpirait dans chaque plan et faisait de l'expérience un long voyage vers le cauchemar le plus moite. Le film de Weir, tout intéressant soit-il, me laisse un goût d'inabouti en l'état ; j'ai l'impression que, tel qu'il existe, le film est ou trop court, ou trop long. Il lui manque une tension viscérale, une démesure jusqu’au-boutiste, un meilleur développement des personnages connexes à Harrison Ford, qui paraissent le plus souvent esquissés et insuffisamment utilisés (Helen Mirren, River Phœnix, jouent presque les remplissages). Je me demande si ce que je reproche le plus, finalement, ce ne serait pas ici les limites du regard de Weir, qui certes raconte et illustre avec la rigueur d'un anthropologue, mais qui à mon sens oublie souvent d'insuffler de l'émotion à son aventure et de lui donner une chair réellement désagréable.