A serbian film n'est pas forcément un film aimable. Mais il est à mon sens loin d'être antipathique. Le personnage de la femme de Milos m'a paru par exemple excellement croqué et joué. Mais ce qui m'a le plus frappé, outre la qualité de l'interprétation, c'est la recherche plastique et sa beauté formelle. Certes, le film évoque puis montre des situations plus ou moins glauques, des moments tragiques, d'autres cafardeux dans des pièces proches de la décrépitude. Mais le fond et la forme se rejoignent à mon sens parfaitement. Il y a un travail sur la forme et sur l'image constant et une inventivité de plan qui en font davantage qu'un film de poseur. Les idées abondent, dans cette façon de suivre un homme qui vit une sorte de journée interminable, lequel semble au départ tout à fait conscient de son image, avant de se la voir écornée. Il semble constamment rechercher son identité à partir du moment où il a accepté le deal, non pas celle du hardeur superstar locale, mais celle de l'homme derrière la performance, et surtout celle d'un père de famille qui tente d'éviter une implosion qui s'avère au final inéluctable même s'il s'accroche sans répit à la conserver. J'ignore si le cinéaste a vu les films de Noé, mais j'ai trouvé dans cette façon de mixer le son, de faire poindre les détails dans le décor, dans la façon de se mouvoir du personnage, dans sa lutte pour sa vie et sa survie, quelque chose du boucher de Seul contre tous, avec les thématiques de la perte (celle de sa fille dans le Noé), de l'implosion intérieure et extérieure du corps dans un contexte précis (les années 80/la Serbie actuelle), le tout filmé avec des panoramiques ou de lents travellings obsédants chez Noé, une photo terreuse, un son oppressant, avec des plans de plus en plus serrés, des focales serrées, l'expression d'une colère d'abord contenue puis explosive dans A Serbian Film. Il y a aussi la provocation, un certain goût du souffre et de l'humour noir dans A Serbian film, cette façon d'évoquer puis d'expliciter les limites, les tabous, les interdits. Ils y sont nombreux : l'inceste, la zoophilie, le snuff, la bestialité. La violence monte graduellement dans A Serbian film, au début les couleurs sont plus chaudes qu'elles ne le sont par la suite. Il y a des tonalités beaucoup plus dures et froides dans le dernier tiers, le plus radical, frontal, violent. A mon sens, A Serbian film prend un virage radical, flirtant puis se laissant gagné progressivement par le fantastique et de façon littérale, transgressive après la scène de l'autostoppeuse qui vient taper à la vitre de Milos. Il y a alors ce décalage constant entre la réalité et le fantasmé, entre le passé, le présent et le futur. Dans Enter the void, Noé s'appuyait sur les effets visuels pour décrire les sensations hallucinatoires, un état de semi-conscience ou de conscience altérée. A Serbian film ne s'appuie pas là dessus, il s'appuie sur un niveau de mixage sonore organique, une forme de narration plus physique, les plans macros n'étant pas la seule façon de décrire l'état de détachement, la sensation d'hébétude, de perte de repères spatio-temporels. C'est tout à fait passionnant, flippant et graphique à la fois. On voit Milos halluciner, prendre plus de temps avant de pouvoir faire quelque chose, revenir sur des détails, balbutier, transpirer, bref, une illustration parmi les plus prenantes d'un bad trip, qui ici dure une bonne demi-heure.
A côté de la cela, le film cultive un goût pour la violence et une forme de provocation. La scène de la machette et de la décapitation en étant une des preuves les plus flagrantes, et personnellement une des limites physiques ressenties devant le film, même si la fin, très radicale, elle non plus ne lésine pas sur une décharge soudaine de violence. La violence est y à la limite du soutenable, alors même que je trouve le restant du film pas forcément insupportable graphiquement, même si les choses s'emballent très franchement dans le final, sans doute la partie la plus controversée de A Serbian film, mais la plus inintéressante au contraire. La façon de mettre en scène le voyeurisme est aussi très intelligemment faite je trouve. Dans la scène inaugurale de l'orphelinat, on sent au début que Milos a encore les cartes en mains, en tout cas un certain contrôle de la situation. Bien sûr rien ne lui a été dit sur la suite des évènements et il a signé à l'aveugle un contrat avec en arrière-pensée l'idée de protéger sa famille, du moins financièrement, même s'il s'avérera que l'exact inverse se présentera. Dans cette séquence de l'orphelinat on le voit filmé par des petites caméras HDV Sony. C'est une des idées fortes du film : celle du dispositif de mise en scène au sein même de celui du cinéaste. Etre vu par ceux qui regardent, tout en étant dirigé par le cinéaste lui-même qui parle donc de cinéma, et de cinéma dans le cinéma. Tout comme des légendes urbaines, des meurtres sauvages, des témoins également (la thématique de Témoin Muet, l'excellent film de 1993). Le suspens commence véritablement à partir de cette scène et du décalage ensuite constant qui va se créer entre ce que Milos croit faire et ce que Vukmir lui dit de faire véritablement, la drogue prise à son insu ne l'aidant clairement plus à faire la différence entre le vrai et le faux, le raisonnable et la folie, sa famille en ligne de mire et les excès de toutes sortes dont il est la première victime et le premier acteur. Lors d'une mini-séquence filmée en DV avec un âne, le film fait-il une référence consciente à Bodil Joensen ? La question reste posée, mais il y a comme cela, disséminés tout au long du film, des évocations au cinéma de l'extrême. Il y a des plans hard, et l'acteur semble TBM, et aussi des instants de pudeur durant lesquels, de façon inattendue mais pas incongrue, la tendresse s'installe au milieu de la violence, comme cette scène de baise, car il n'y a pas vraiment d'autre mot entre Milos et sa femme et le plan suivant, un long travelling avant de hauteur vers un couple qui manifestement s'aime et se fait malgré tout confiance même si l'on sent que rien ne peut plus être comme avant.
A Serbian film est un film scandaleux ? Peut-être pas. Il l'eut peut-être été s'il était sorti à l'époque de La Grande bouffe au milieu ou à la fin des années 70. Est-il un film abject ? Je ne le pense pas, mais ses détracteurs souhaiteront démontrer le contraire et défaire un à un les arguments qui font que je pense qu'il s'agit d'un film plus intelligent qu'il n'y paraît de prime abord en relevant les dites facilités : un sexe tendu dans l'œil, un crâne écrasé, un meurtre sous emprise, etc. Pour sa facture plastique, pour son jeu borderline mais qui ne m'a pas donné l'impression de sonner faux bien au contraire, pour la crudité et en même temps la distillation d'un humour noir, parfois féroce, mais aussi libérateur, auquel cas le film aurait pu être un salmigondis d'idées poisseuses uniquement réalisé dans le but de salir pour salir, A Serbian film est de ces films qui titillent, questionnent, sans prendre non plus la tête. Un film à la violence insoutenable ? Celle de Les Chiens de paille, Orange Mécanique ou Irréversible l'était-elle et pour quelles raisons faudrait-il qu'un film soit mauvais parce qu'il est intrinsèquement violent ou érotique ? Le dépeçage de la tortue dans Cannibal Holocaust en fait-il un fim irresponsable ? Certainement pas pour les fans du film, qui sont semble-t-il nombreux. J'avais bien aimé la beauté formelle et l'interprétation de Antichrist, un film qui avait été violemment rejeté pour le fond, avec l'idée de la chasse aux sorcières et de la sorcellerie, de ces femmes jugées et brûlées trop vite parce qu'incomprises.Il y a une certaine idée du souffre, un esprit provocateur qui soufflent sur A Serbian film. Le film est très pensé, avance lentement, parfois il lui arrive d'être un peu maladroit. Mais son ambiance, le soin apporté au détail, à la photographie, à l'interprétation en font bien plus qu'une étrange bête de festival qu'il ne faudrait pas distribuer en salle sous le sceau de l'infamie. Je trouve les réactions appuyant la thèse de la puanteur supposée de A Serbian film quelque peu disproportionnées même si compréhensibles dans le fond, mais ce n'est que mon avis. A l'époque Irréversible avait été considéré comme un film non pas uniquement inique, mais comme une "pourriture crée par un esprit malade" par certains. A serbian film n'a pas été conçu dans le seul but de l'esbroufe, au point de n'être visible et critiquable que pour cela. La vision politique du film m'a semblé moins importante que le sujet et la façon dont il était mis en scène. Parfois de façon extrême, parfois de façon beaucoup plus nuancée. Et c'est le propre des films qui font parler d'eux, de ne laisser justement personne indifférent.
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