


SPOILERS. J'avoue que c'était avec crainte que je me suis penché sur cette première découverte godardienne pour moi qu'est Le Mépris. Godard jouit en effet d'une réputation complexe, et ce ne sont pas les avis très partagés à son égard (oscillant invariablement entre les louanges et les rejets massifs), et à l'égard de son œuvre, qui facilitent la tâche du cinéphile en herbe, désireux de se confronter à un film aussi acclamé et influent que celui dont il est question ici. Pourtant, malgré ces craintes, nourries par l'écartèlement entre l'adulation de générations de cinéphiles et l'idée souvent véhiculée d'un cinéma godardien inaccessible et prétentieux, je suis rentré dans Le Mépris pour y trouver un film tout bonnement magnifique. Je suis pourtant loin d'avoir assimilé tous les messages que Godard tente de partager.
D'abord, intéressons-nous à l'aspect formel : un choc. J'ai rarement vu un Cinémascope aussi bien utilisé. Maîtrise du cadre au service d'une mise en scène inspirée (les "échanges" où la caméra se déplace de visage à visage, par exemple), Godard m'a d'abord impressionné par la réussite esthétique dont il fait preuve dans Le Mépris, sachant pleinement tirer parti des lieux enchanteurs du tournage (Capri, ces hautes falaises qui se meurent dans une eau turquoise) pour illuminer le format étiré du Scope des couleurs chaudes, variées, de Raoul Coutard, pour un résultat parfois un peu vieilli (les expérimentations avec les bustes grecs teintés ou les acteurs du film de Lang), mais toujours fascinant. Un Scope qui joue également beaucoup sur la rencontre entre la verticalité et l'horizontalité, que cela soit dans le jeu de mise en scène qu'orchestre Godard dans l'appartement de Paul et Camille, ou avec les falaises et les lignes de la villa Malaparte, se confondant avec celle de la mer. S'apposant à ces images avec grâce et naturel, comme si elle coulait de source, la partition inoubliable de George Delerue finit d'hypnotiser le spectateur. Ample, bouleversante, entêtante, répétée au point de se demander si Godard ne cherche pas à lasser le spectateur comme Camille est lassée de Paul, cette musique porte en elle toute la détresse latente qui émane de cette histoire, cette déchirure sentimentale intervenant fatalement, comme ça.



"C'est la vie", dira Camille à Paul, qui lui demande pourquoi elle ne l'aime plus. Le Mépris est donc avant tout un drame conjugal. La perte de la flamme amoureuse, possiblement née d'un quiproquo, quoique nous n'en serons jamais tout à fait sûrs. Cette incertitude, c'est bien là l'essence du film et de ce qu'il s'attache à dépeindre : incertitude sur la pérennité du sentiment amoureux, sur la responsabilité du conjoint qui n'aime plus, sur la cause de cette faille dans le couple qui, renforcée par l'incommunicabilité (Paul et Camille ne parviennent que rarement à discuter véritablement, dans le film), conduirait au mépris, à l'extinction de la flamme. Là aussi, le propos est intelligent, fort. Mais Godard étire fâcheusement ces scènes dialoguées dans l'appartement. Même si l'on voit bien comment de simples petites conversations anodines peuvent dégénérer, la longueur de ces scènes m'apparaît comme un petit défaut. Je pourrais également pointer l'inégalité du jeu de Brigitte Bardot (alors que Piccoli est impeccable), parfois agaçante dans ses poses gnangnantes. Mais rétrospectivement, je me dis qu'elle était idéale dans ce rôle, que je ne m'imaginerais pas une autre actrice que Bardot dans le rôle de Camille. Le choix de Bardot est également subtil dans la mesure où - c'est là la seconde dimension du film - elle incarne une certaine modernité du cinéma face à la figure imposante du vieux briscard qu'est Fritz Lang. Film dans le film, L'Odyssée d'Homère par Fritz Lang est autant une métaphore sur la situation que vivent Paul et Camille qu'une occasion pour Godard de faire confronter (et non coexister, si l'on se réfère à l'issue tragique qui est accordée à l'icône BB à la fin) l'ancien cinéma et celui de la Nouvelle Vague, dont Godard est évidemment l'un des prophètes. Ce qui conduit le spectateur à s'interroger : dès Le Mépris, dès 1963, Godard prophétise-t-il l'échec et la vanité du mouvement ? La mort du cinéma dans son entier (décès du producteur et de sa star) ? Quel est le sens profond de cette mise en abîme convoquant Lang (un spécialiste de la culpabilité), l'industrie hollywoodienne par le biais du producteur Jack Palance, et les écrits d'Homère ? Demeure ainsi l'énigme, envoûtante. Demeure aussi une œuvre sublime, inoubliable, libre, parcellée de menus défauts qui n'amenuisent cependant pas la qualité fulgurante de l'ensemble. Chef-d'oeuvre.


