Quoi ? Pas de topic ? Voilà qui est fait.
Un générique intriguant, se traduisant visuellement par une déstructuration de l'image en plusieurs facettes dorées, derrière lesquelles se meut une forme indistincte. L'inoubliable musique symphonique de Jerry Goldsmith, lancinante et envoûtante, qui impose en quelques mesures son atmosphère opaque au film. Un premier plan s'ouvrant sur un miroir de plafond, reflétant une scène de sexe, débouchant peu de temps après sur une boucherie. En l'espace de trois minutes d'introduction, Paul Verhoeven frappe vite et fort. Il est tentant de voir dans cette introduction un condensé des thématiques du film, qui renouait talentueusement avec le genre du thriller érotique - engendrant peu de temps après une flopée d'ersatz indigents (Sliver, Color of Night, Body) se contentant de reprendre paresseusement et piteusement la formule à succès. Que le scénariste de Basic Instinct, Joe Eszterhas, soit le même derrière Sliver, petite chose risible qui va jusqu'à reprendre Sharon Stone pour récapituler le tiercé gagnant, montre que la réussite de Basic Instinct repose pour beaucoup du côté de Verhoeven. Pourtant, c'est un film qui continue de diviser les cinéphiles et d'engendrer des avis souvent très tranchés, les uns (dont je fais partie) trouvant qu'il s'agit d'une grande réussite dans l'œuvre de Verhoeven, les autres, qu'il s'agit d'un navet putassier. Entre les deux, une frange qui considère cette œuvre hollywoodienne comme un Verhoeven mineur. On remarquera quand même que deux des films US les plus éreintés de Verhoeven, Basic instinct et Showgirls (qui racontent pratiquement tous les deux la même chose : comment une femme utilise son corps pour parvenir à ses fins et mettre les hommes à ses pieds), sont les variations perverses de deux précédents films hollandais, Le quatrième homme et Katie Tippel : le cinéaste a de la suite dans les idées. Ce billet se focalisera sur quelques traits propres qui me semblent dignes d'intérêt, même s'ils ont été mis en évidence depuis longtemps par les critiques, en reprenant l'articulation des idées exprimées au travers de l'introduction : film puzzle (image déstructurée), film réflexif (miroir), film éminemment verhoevenien (cul + mort).
1. Basic Instinct ou la revanche du sexe dit faible.
J'ignore si Verhoeven a pu aller aussi loin qu'il le voulait (sûrement que non), mais son film, au-delà des intenses scènes de coucherie, demeure très sexuel, car imprégné de part en part d'une atmosphère lascive touchant au malaise : par la force de sa mise en scène (et de la musique de Goldsmith, sur laquelle nous allons revenir), le Hollandais crée un sentiment d'oppression malsain, crée une sorte de vertige renvoyant à l'impuissance totale des hommes face au génie insaisissable et dérangeant du personnage féminin, qui semble continuellement éclabousser la pellicule (voir la fameuse scène de l'interrogatoire, pour moi un sommet de trouble érotique au cinéma – et pas seulement pour le spectacle furtivement donné par Sharon Stone). La mise en scène de Verhoeven se montre d'une grande précision, très étudiée, entre utilisation habile du Scope et discrets plans-séquences, le tout sublimé par la photographie de Jan De Bont. En revoyant le film hier soir, je me suis également rendu compte du nombre de plans serrés que Verhoeven compose sur le visage de ses différentes actrices. Verhoeven est un cinéaste qui sait particulièrement bien filmer les femmes, les rendre désirables, envoûtantes, et la récurrence de ses gros plans dans Basic Instinct participe intelligemment du propos très fémino-centré du film. Les femmes, plus encore que l'enquête policière, voilà en effet ce qui semble intéresser d'abord le cinéaste. Leur identité, leurs désirs, leurs contradictions. Dans un univers très masculin, les personnages féminins inquiètent et fascinent totalement, se révèlent dominatrices, assassinent à coups de pic à glace phallique. Basic Instinct, c'est un peu le cauchemar du macho moderne : que la femme puisse mener la danse et assujettir le sexe fort. Dans ce rapport attirance/méfiance développé ici par Verhoeven entre l'homme et la femme, le parallèle avec l'œuvre d'Alfred Hitchcock se fait encore plus sentir.
2. Du côté de chez Hitchcock : réflexion sur Vertigo.
Cet hommage se lit au travers de motifs visuels, qui jalonnent le film et nous renvoient immanquablement vers des variations autour de figures connues, mémorisées au point d'appartenir à l'inconscient. Le Golden Gate, les rues reculées de San Francisco, une baie rocheuse, une blonde insaisissable drapée d'un manteau blanc, des plongées sur une cage d'escalier, sont autant de motifs qui trouvent volontairement des échos dans Vertigo. L'inoubliable partition de Jerry Goldsmith, lourde et aérienne, menaçante et rassurante, hypnotique et langoureuse, opère ainsi la jonction entre les mystères impénétrables du chef-d’œuvre fantomatique d'Hitchcock et les méandres torrides du film de Verhoeven. Herrmannienne en diable, notamment dans l'utilisation des cordes couineuses, elle insuffle aux images de Verhoeven cet espèce de miracle symbiotique qui naissait également des associations Hitch/Herrmann. La trame de Basic Instinct évoque aussi fortement celle de Vertigo : attirance irraisonnée d'un enquêteur de San Francisco, ayant une mort sur la conscience, pour une femme trouble qui l'obsède au point de le rendre fou. Il y a d'ailleurs dans la façon de filmer l'affolante Sharon Stone, constamment iconisée et enveloppée d'un mystère insoluble, une filiation entre Verhoeven et Hitchcock, tous deux hypnotisés par la beauté de leur actrice blonde, laquelle occupe une place obsessionnelle dans leur cinéma (Jennifer Jason Leigh, Elizabeth Berkley, Renée Soutendijk, Carice Van Houten peuvent en témoigner...). Or, chez De Palma, la résurgence de l'ombre hitchcockienne n'est pas brandie dans la seule satisfaction de la citation cinéphile : elle a un sens. Je crois qu'il en va de même ici avec Verhoeven.
Se placer sous le patronage de Vertigo, film noir singulier (respectueux des codes et figures du genre, mais transcendant tout cela pour délivrer une histoire d'amour obsessionnel post-mortem déchirante), n'est certainement pas innocent : cela peut vouloir signifier que le film évoluera également sur deux tableaux : les codes attendus (intrigue policière, blabla), et ce qu'il y a derrière. Ce qu'il y a derrière, c'est du Verhoeven à 100 % : une vision très dure, très crue, très pessimiste de l'amour. Verhoeven retravaille donc à partir de Vertigo et en propose une lecture très personnelle. La Madeleine Elster d'Hitchcock semble ressusciter sous les traits de Sharon Stone. Réinventée sous les traits de Catherine Tramell, elle joue de la même duplicité pour semer le trouble et la montée du désir. Mais si elle tisse encore autour des personnages masculins le fil de son charme vénéneux, elle s'abandonne maintenant volontiers aux hommes qu'elle mène par le bout de son nez. En 1958, Hitchcock jouait déjà avec la censure sur des non-dits : des sous-vêtements étendus pendant que Madeleine est censée être inconsciente en disaient bien plus que n'importe quel dialogue. La dimension sexuelle du jeu entre Madeleine et Scottie était donc déjà prégnante, mais retenue. Mais en 1992, Verhoeven et sa crudité proverbiale exhument Vertigo pour en proposer un reflet pervers. Le Hollandais illustre symboliquement cette rupture avec Hitchcock en habillant Stone à la manière de Kim Novak dans le commissariat et en faisant éclater, l'espace d'un furtif jeu de jambes, tout le caractère sacré du personnage hitchcockien. De Palma avait fait la même chose en donnant à Melanie Griffith, fille de l'hitchcockienne Tippi Hedren, le rôle d'une actrice porno dans Body Double. Cette désacralisation s'inscrit dans une radiographie des "instincts basiques" de l'Homme.
3. Du côté de chez Verhoeven : bas instincts, la chair et le sang.
Bref, vous l'aurez compris, Basic Instinct est pour moi une réussite, portant l'empreinte identifiable de son auteur sous le verni du polar hollywoodien, qu'il gère d'ailleurs avec une grande maîtrise. Définitivement un de mes Verhoeven favoris. Et Sharon Stone est l'une des plus belles femmes du monde.