"Je suppose, Watson, que vous pouvez être considéré comme un homme de lettres, fit-il. Comment définiriez-vous le mot "grotesque" ?
- Étrange... remarquable ? lui suggérai-je.
Il hocha la tête.
- Il y a sans doute plus que cela, dit-il, comme une impression sous-jacente de quelque chose de tragique et de monstrueux." (Arthur Conan Doyle, Wisteria Lodge, in Son Dernier coup d'archet)
SPOILERS. Les deux volets de la trilogie des Mères que sont
Suspiria et
Inferno sont autant cohérents l'un envers l'autre que dissemblables. Cohérents d'abord d'un point de vue scénaristique, puisqu'ils se répondent mutuellement par le principe d'une Mère sorcière imposant sur une bâtisse ses maléfices barbares et ses mystères ésotériques. Cohérents ensuite d'un point de vue formel, puisqu'ils procèdent d'une recherche esthétique fulgurante et, serait-on tenté de dire, substantielle tant les deux films ne brillent pas par la profondeur de leur scénario. Comme je le disais quelques pages plus bas, à partir de
Suspiria le scénario chez Argento n'est plus qu'un support forcé qu'il brade un peu pour mieux se permettre d'imposer un spectacle formel et sensitif, bariolé et fou. En d'autres termes, Argento se fout désormais d'une quelconque cohérence ou vraisemblance narrative, seule semble compter à ses yeux la toute puissance formelle, poussée dans ses derniers retranchements. Dans
Inferno, cette logique expérimentale est encore plus poussée, et c'est d'ailleurs à partir de là que les deux œuvres commencent à diverger. Car si
Suspiria proposait encore un fil ténu auquel le spectateur pouvait se raccrocher, le 2e volet de la trilogie vise très rapidement à l'abstraction. Dixit Argento, le film est peuplé de mystères qu'il serait regrettable de tenter de déflorer ; mais on peut tout simplement dire aussi que mystères à décrypter ou pas, le film ne semble exister, en premier lieu, que pour la construction de l'univers tourmenté et chatoyant d'un esthète baroque qui, enfermé dans son délire artistique, éclabousse la pellicule de ses outrances formelles, quitte à laisser sur le carreau les rationalistes. Qui l'aime le suive. Au programme : nuances de bleu et de rose dans une combinaison binaire qui s'éloigne volontairement des gammes colorées plus vives, plus fauves, de
Suspiria.
Suspiria était un trip sauvage et pétaradant ;
Inferno sera, pour reprendre le chef op', un "opéra pop". En effet, la dimension opératique du style du cinéaste explose plus que jamais dans
Inferno. Ici, l'opéra n'est pas qu'un outil musical puissant que l'on juxtapose brillamment aux images (comme dans cette superbe scène de l'amphithéâtre, où Ania Pieroni trouble Mark au fil des chœurs du Nabucco de Verdi) : l'opéra se fond dans le film, en épouse ses lignes, est digéré. Argento fusionne ainsi le même morceau
Va Pensiero à son style quelques temps plus tard, lors des meurtres de Carlo et Sara : opéra, lumière, couleurs, sont indissolublement imbriqués et scandent cette scène simultanément, au gré des tressautements du courant électrique. Le finale que beaucoup trouvent grotesque (je vais y revenir) possède de même une forte dimension opératique, aussi bien dans son habillage musical (très dramatique), que dans son crescendo. On l'aura compris,
Inferno est une œuvre qui donne la primeur à l'effervescence artistique, qu'elle soit esthétique ou musicale.
Ce qui en constitue potentiellement sa limite, aussi. D'aucuns trouveraient cet univers, à la fois urbain et ésotérique, d'un kitsch sans nom. Les claviers atroces de Keith Emerson font d'ailleurs plus de mal qu'autre chose. Il est certain qu'
Inferno ne réconciliera les détracteurs avec Argento, qui livrait ici son film peut-être le plus difficile, le plus casse-gueule, le plus "autre". Même si j'ai grandement apprécié le film, je ne crois pas que chercher à convaincre les sceptiques pour ce cas-ci mène quelque part car tous les reproches et toutes les critiques que l'on peut faire à l'égard d'
Inferno font sens, à mon avis. Il y a dans ce film une dimension très théâtrale, ne venant pas tant des acteurs (qui sont médiocres, surtout Leigh McCloskey et son charisme d'huître) que des partis pris de Dario Argento. Plus encore que dans
Suspiria, ce dernier érige une antre maléfique en carton-pâte, fragmente son récit en une poignée de scènes-pivot, en l'occurrence parfaitement interchangeables. Cette fragmentation, plus visible encore à partir de la 2e partie du film, devient d'ailleurs source de l'anarchie qui envahit le film, comme si la bâtisse new-yorkaise était de plus en plus contaminée par le pouvoir démoniaque de la Mater Tenebrarum. Les personnages sont vides et schématiques, ils ne servent qu'à amener le cinéaste vers ces fameuses scènes-clés, qui sont signifiantes pour elles-mêmes, et non pour l'intrigue d'ensemble. A mes yeux, celle-ci n'existe de toute façon que par empilement instable de "grosses" séquences, entre lesquelles il ne se passe pas grand-chose et où la caméra d'Argento se montre alors faiblement inspirée. Comme le dit la fiche de TVClassik, le film ne raconte pas, il invite à un cauchemar sensitif.
Inferno est un peu, à ce titre, l'illustration du tout supérieur à la somme de ses parties. Parmi ces scènes-pivot, on pourra évidemment citer tout ce qui constitue les 45 premières minutes. La première partie du film est encore relativement accessible et en est, pour moi, son sommet. La découverte de la cave aquatique, l'envoûtement dans l'amphithéâtre, la bibliothèque, le suspense rythmé par les chœurs de Verdi, sont autant de moments mémorables dans lesquels tout le génie visuel et quasiment chorégraphique du cinéaste est évident. Puis le film bascule progressivement dans l'onirisme pur, dans l'invraisemblance, tandis que la mollesse prend le pas sur la fulgurance inventive du début. Argento donne l'impression de ne plus savoir trop aller, de s'ennuyer derrière la caméra, d'étirer inutilement son film en scènes dont le niveau se mesure immanquablement à l'aune des prouesses de sa fabuleuse première partie : l'attaque des rats, par exemple, est assez pauvrement filmée. Pourtant, ça fonctionne toujours. En tout cas, sur moi. Jusqu'au générique de fin, le film, qui nous lâche peu à peu la main, demeure imprévisible, fascinant et déroutant (cf. cet insert inexplicable sur une femme pendue juste avant l'attaque sur Carlo dans l'appartement de Sara). Comme le faisait remarquer John Carpenter,
Inferno est un film qui appartient à une autre réalité. C'est une œuvre jusqu'au-boutiste et outrancière, que son grand-guignol rend tout autant fragile que sublime. Un spectacle fascinant y compris lors de l'apparition de la Mort (dans une scène qui n'était pas trop mal), sommet de grotesque à l'écran (le costume fait pitié !)
mais qui passe quand même chez moi parce que le grand-guignol est assumé jusqu'au bout. J'ai en effet tendance à voir dans
Inferno un train fantôme qui s'assume, avec des couleurs criardes, des vilaines toiles d'araignées et des maquillages là encore théâtraux. Comment ne pas voir dans le plan final la démonstration manifeste de cette approche théâtrale et grotesque qui a animé Argento tout du long ?
Inferno est un OVNI, un film qu'il est facile de détester, de refuser en bloc, et de trouver daté. Mais un film mémorable, presque carnavalesque.