Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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O'Malley
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par O'Malley »

Les très belles (et judicieuses) captures de Demi-Lune montre à quel point Eyes Wide Shut a été conçu par Kubrick comme un conte de Noël...pour adultes! Le pendant sexuel de l'oeuvre de Dickens, et qui y emprunte un peu de son ressort dramaturgique général: la quête nocturne d'un homme dont les repères s'effacent !
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Major Tom
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Major Tom »

Dans mon top 10 des films préférés.
Je n'ai rien à ajouter à ce qui a été dit (bravo, encore, pour ta critique Demi-Lune). Alors je laisse parler les captures (blu-ray)...
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Jeremy Fox
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Jeremy Fox »

Major Tom a écrit :Dans mon top 10 des films préférés.
Plus très loin non plus ; beau texte effectivement :wink:
Akrocine
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Akrocine »

Splendie! Qu'elle analyse constructive, et une superbe déclaration d'amour à Stanley Kubrick!

C'est décidé je vais le regarder ce soir :D Bien qu'étant un énorme fan j'ai découvert Eyes Wides Shut qu'avec le nouveau coffret DvD, et vu qu'une seul fois :|
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Ralph Wiley
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Ralph Wiley »

Merci pour cette super analyse, le passage sur l'utilisation du bleu est particulièrement éclairant.

Par rapport au final cut que Warner dit avoir utilisé, j'ai toujours eu un doute, je me suis toujours demandé si la chanson de Chris Isaak utilisé pendant la scène où Tom Cruise vient rejoindre Nicole devant la glace est dans le film parce que Warner l'a rajouté après avoir monté la bande annonce, plutôt racoleuse quand on pense au film lui-même, ou si c'est Kubrick lui-même qui l'avait mis et que Warner l'avait utilisé telle quelle pour la bande annonce ? Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai toujours eu l'impression que la bande sonore de cette courte scène détonnait avec le reste du métrage.
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Major Tom
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Major Tom »

Ralph Wiley a écrit :Merci pour cette super analyse, le passage sur l'utilisation du bleu est particulièrement éclairant.

Par rapport au final cut que Warner dit avoir utilisé, j'ai toujours eu un doute, je me suis toujours demandé si la chanson de Chris Isaak utilisé pendant la scène où Tom Cruise vient rejoindre Nicole devant la glace est dans le film parce que Warner l'a rajouté après avoir monté la bande annonce, plutôt racoleuse quand on pense au film lui-même, ou si c'est Kubrick lui-même qui l'avait mis et que Warner l'avait utilisé telle quelle pour la bande annonce ? Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai toujours eu l'impression que la bande sonore de cette courte scène détonnait avec le reste du métrage.
Ah pas moi, je trouve justement très réussie cette coupe brutale entre la musique du bal et la salle de bains avec "Baby did a bad bad thing" (Kidman danse, il y a forcément une chanson et celle-là colle en plus avec le sujet.
O'Malley
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par O'Malley »

Assez curieusement, j'ai découvert hier soir Le coeur nous trompe (The affairs of Anatol) de Cecil B.De Mille, lui aussi adapté d'Arthur Schnitzler et il est troublant de voir comment les deux films ont des similutudes sur le personnage d'Anatol / Bill Hardford et même sur le parcours que suit les deux protagonsites. Comme le souligne Demi-Lune dans sa remarquable analyse, Eyes Wide Shut suit le parcours d'un homme dont diverses opportunités sexuelles se présentent à lui sans qu'il y succombe, avec en filigrane, une peur du sexe mais aussi une impossibilité de maîtriser les évènements . Le coeur nous trompe est contruit de la même manière (sans l'itinéraire diurne qui agit comme une révélation dans le film de Kubrick) et Anatol a le même problème que Hardford: comme le dit Demi-Lune, il n'a pas l'ascendant dans un rapport de force où finalement la femme a l'avantage... Il s'agit à mon sens de deux films miroirs montrant les mêmes préoccupations (la même méfiance?) de De Mille et de Kubrick (via Schnitzler) face à la sexualité, avec en filigrame une vision très amère de la vie de couple. Le premier, datant de 1921, en est la version "positive" puisqu'il s'agit d'une comédie légère, à la manière de ce que feront Lubitsch et Wilder par la suite; la seconde, la version noire, cauchemardesque (même si le cauchemar point par moments aussi dans le film de De Mille: cf la séquence dans l'antre de Satan Synne).
Etonnant...
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-Kaonashi-
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par -Kaonashi- »

Major Tom a écrit :
Ralph Wiley a écrit :Merci pour cette super analyse, le passage sur l'utilisation du bleu est particulièrement éclairant.

Par rapport au final cut que Warner dit avoir utilisé, j'ai toujours eu un doute, je me suis toujours demandé si la chanson de Chris Isaak utilisé pendant la scène où Tom Cruise vient rejoindre Nicole devant la glace est dans le film parce que Warner l'a rajouté après avoir monté la bande annonce, plutôt racoleuse quand on pense au film lui-même, ou si c'est Kubrick lui-même qui l'avait mis et que Warner l'avait utilisé telle quelle pour la bande annonce ? Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai toujours eu l'impression que la bande sonore de cette courte scène détonnait avec le reste du métrage.
Ah pas moi, je trouve justement très réussie cette coupe brutale entre la musique du bal et la salle de bains avec "Baby did a bad bad thing" (Kidman danse, il y a forcément une chanson et celle-là colle en plus avec le sujet.
Comme Major TOm, je trouve très pertinente l'ellipse créé par cette scène et sa musique. J'avais déjàlu sur d'autres forums des théories fumeuses sur la Warner seule responsable de "l'introduction du teaser dans le montagee du film". Or, en-dehors du fait que cette scène a toute sa place dans le film et sa thématique, j'ai peine à imaginer Cruise & Kidman & Kubrick se taper un délire de tourner une scène pareil juste pour un teaser (deux immenses stars hollywoodiennes, le couple américain glamour du moment, qui se foutent à poil juste pour un teaser... mouais).
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Jack Griffin
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Jack Griffin »

-Kaonashi Yupa- a écrit :
Major Tom a écrit : Ah pas moi, je trouve justement très réussie cette coupe brutale entre la musique du bal et la salle de bains avec "Baby did a bad bad thing" (Kidman danse, il y a forcément une chanson et celle-là colle en plus avec le sujet.
Comme Major TOm, je trouve très pertinente l'ellipse créé par cette scène et sa musique. J'avais déjàlu sur d'autres forums des théories fumeuses sur la Warner seule responsable de "l'introduction du teaser dans le montagee du film". Or, en-dehors du fait que cette scène a toute sa place dans le film et sa thématique, j'ai peine à imaginer Cruise & Kidman & Kubrick se taper un délire de tourner une scène pareil juste pour un teaser (deux immenses stars hollywoodiennes, le couple américain glamour du moment, qui se foutent à poil juste pour un teaser... mouais).
Ma petite théorie c'est que Kubrick n'a pas pu peaufiner le montage comme il le souhaitait, d'où ces impressions de scories. L'impression que donne le film, parfois, est moins fluide que sur d'autres. N'empêche que c'est quand même un de ses meilleurs, le montage ayant une importance stylistique moindre que chez d'autres cinéastes...
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Jack Griffin
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Jack Griffin »

-Kaonashi Yupa- a écrit :J'ai eu la chance de découvrir récemment l'opéra Fidelio sur scène, dans le cadre de mon boulot. Bien que très grand amateur de Kubrick en général et de ce film en particulier, je ne m'étais jamais renseigné sur l'histoire de cette opéra. Il va sans dire que vu le scénario d'Eyes Wide Shut, la référence au seul et unique opéra de Beethoven possède plusieurs interprétations possibles, que j'espère bien vérifier ou réeaminer d'ici peu en revoyant le film, ce que je n'ai pas fait pdeuis bien 8 ou 9 ans maintenant.
Y'a pas trop de rapport excepté le fait que dans la nouvelle de Schnitzler et l'opéra de Beethoven, le héros s'appelle Florestan.
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Phnom&Penh
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Phnom&Penh »

Attention, c'est bien sûr complètement spôilerisé!

Si Eyes Wide Shut s’inspire assez fidèlement de la nouvelle de Schnitzler, on y trouve une analyse poétique de la théorie freudienne du conflit entre l’instinct de vie et l’instinct de mort, qui n’est finalement que très vaguement esquissée dans le texte de Schnitzler, contemporain de Freud mais en aucun cas élève. Ce conflit est un sujet évident pour un artiste puisque Freud voyait dans l’art le fruit positif de cette opposition. Le fruit négatif, d’abord la culture au sens de science, puis de travail, enfin de simple désir d’accumulation morbide et dérisoire, est le propre de notre monde contemporain sur lequel Stanley Kubrick semblait avoir un regard très pessimiste.

Le couple mis en scène au début d’Eyes Wide Shut est à un croisement de sa vie. La réussite matérielle est évidente : Bill est un médecin new-yorkais vivant dans un très bel appartement et doté d’une riche clientèle. Sa femme, Alice, est plus difficile à cerner. Contrairement à Bill, elle se soûle volontiers, ne travaille pas ou plus, et tient surtout son rôle de très belle femme. Dès la première séquence du film, Kubrick dévoile son actrice comme s’il tenait à donner immédiatement au spectateur ce qu’il était venu chercher : une excitation sexuelle qui, en réalité, sera, comme celle de Bill, concrètement frustrée. Eyes Wide Shut, sur le plan sexuel, est un film frustrant. On y voit du nu, on y devine de nombreuses aventures et perversions possibles. Le film, un peu comme le monde actuel, offre beaucoup d’images à un public à qui tous les plaisirs semblent tendre les bras, mais qui en réalité, se masturbe plus qu’il ne baise.
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Un point qui me semble essentiel dans la présentation du couple vedette du film, c’est l’absence de désir. Sur le plan sexuel, l’absence de désir se constate dans ce dévoilement de l’intime, cette absence de pudeur qui en réalité, est tout sauf excitante. Ainsi, juste après nous avoir dévoilé son actrice dans une scène relativement érotique, Kubrick nous montre le couple dans sa salle de bain, en train de se préparer pour sortir. Tandis que Bill ajuste sa cravate devant la glace, Alice pisse, se relève, se torche vite fait, et se reculotte rapidement. Du dévoilement, nous sommes passés à l’exposition la plus crue : érotisme "eyes wide shut" où le fait de montrer semble nous donner satisfaction mais en réalité nous éloigne du véritable désir, et ce faisant, du plaisir. A noter cependant que si l’image est crue, elle n’est jamais vulgaire. Kubrick, ici, s’est inspirée de Jonvelle, allant jusqu’à l’inviter pour discuter avec lui de la belle façon de photographier les femmes.

« L’amitié est toujours coupable quand elle doit juger un travail, et je me bornerai à citer une anecdote qui a été l’une des dernières vraies gratifications de Jonvelle. En 1998, Stanley Kubrick préparait ce qui devait être son dernier film « Eyes Wide Shut » - et se posait des questions sur la façon la plus vraie de filmer des femmes. Etant tombé sur un livre de Jonvelle, il lui avait demandé de venir à Los Angeles avec des photos pour s’en entretenir avec lui. D’ailleurs, un plan dans la salle de bains des héros du film, avec Nicole Kidman sur la cuvette des toilettes, est directement inspiré d’une des photos de Jean-François avec Tina, je crois. Il ne suffit pas d’être un photographe de charme pour shooter une femme sur la cuvette des « chiottes » et faire une photo pleine de tendresse. Il faut être « un photographe de cul » et, surtout, un vrai photographe ». Benoît Devarrieux

Mais l’absence de désir est aussi purement matérielle. Ce couple a une situation bien établie et son embourgeoisement lui retire tout désir d’aller plus loin. Il est assez symptomatique de voir un médecin travaillant dans la ville où le désir d’accumulation de biens matériels est peut-être le plus fort au monde, se satisfaire finalement de sa situation. Tout est dit dans la question d’Alice qui se demande pourquoi ils sont invités à cette soirée qui se déroule visiblement dans le milieu de l’ "upper-class", à qui Bill répond que c’est probablement parce qu’il est le médecin de celui qui les reçoit. Aucun désir chez lui de croire qu’il appartient à cette classe et y a donc sa place, ni pour autant de désir d’y appartenir. Voilà qui est bien curieux pour un médecin américain, new-yorkais de surcroît.
Retour à l’absence de désir sexuel lors de la réception. Alice se fait draguer par un vieux hongrois tandis que son mari fait le fanfaron avec deux jeunes mannequins. On sent que la jalousie n’a pas sa place dans leur esprit, pour l’instant du moins, non pas parce que les deux ne sont pas jaloux, mais tout simplement parce qu’on comprend qu’ils n’ont aucune véritable envie de passer sérieusement à l’acte de séduction.
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Une scène vient alors nous montrer les pouvoirs de Bill. Chez Schnitzler, le médecin n’a pas un métier comme les autres. Inspiré par les théories "indo-européennes" courantes à l’époque, l’écrivain s’intéresse aux castes de fonction (traditionnellement le guerrier / le prêtre / le paysan) et donne au médecin un rôle important dans la société. Il précède même le haut fonctionnaire, le ministre, car il est homme de science et guérisseur des corps et des âmes. Plutôt que de rentrer dans ces considérations un peu vieillies, Kubrick en fait une ellipse cinématographique absente de la nouvelle de l’écrivain, quand Bill, appelé par le maître des lieux durant la soirée, doit ramener à la vie une prostituée en état d’overdose. Il la fait revenir à elle par une technique qui ressemble à de l’hypnose : par le son de sa voix, il parvient à lui faire ouvrir les yeux. Kubrick donne ainsi à son médecin une aura un peu magique qui rappelle les idées de Schnitzler, sans pour autant céder à la modernité de son film. Cette scène nous permet aussi d’avoir un premier aperçu du monde du pouvoir, du véritable argent, celui de Victor Ziegler, qui ne reviendra qu’à la fin du film, quand il faudra faire comprendre à Bill qu’il appartient au monde du commun des mortels, et qu’on lui donne le droit de fantasmer, pas celui de se mêler à l’élite du pouvoir.

Le désir va finalement revenir dans la vie de Bill, Alice restant un peu en retrait de l’action jusqu’à la catharsis finale et la scène du masque. Mais il ne s’agit pas d’un désir positif, un désir créateur (le "statut" un peu particulier du médecin chez Schnitzler permet de l’apparenter à un artiste). Du faux équilibre né de l’absence d’envies, Bill passe à l’angoisse né de la jalousie qu’Alice, vexée, a réussi à faire naître en lui. Une angoisse morbide, née de la pulsion de mort, et que Freud qualifiait de désir de "réinstauration du narcissisme illimité".
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Durant une première nuit, une journée, puis une seconde nuit, Bill va vivre un voyage, une aventure angoissante durant laquelle il cherche à restaurer l’image de lui-même qu’Alice est parvenue à ébrécher. Sans s’en rendre compte, Bill cède à la pulsion de mort, "convergence terrible du plaisir et de la mort" selon Marcuse. Avant sa délivrance finale, il reste cependant protégé, dans cette dérive, par son statut supérieur de médecin, exhibant continuellement sa carte professionnelle comme un porte-bonheur. Notre monde ne respecte plus les ordres anciens, il est dirigé par une caste nouvelle à laquelle Bill n’appartient pas, mais cela ne signifie pas que son statut, assimilable à celui d’un artiste en ce qu’il a le pouvoir d’ "ouvrir les yeux", comme dans la scène de la prostituée, ne le protège pas, même à son insu.

Dans la sorte de voyage initiatique que va vivre Bill, le sexe mais aussi la mort, sont omniprésents. Bill se rend d’abord au chevet d’un patient qui vient de mourir et c’est au pied du corps que la fille du défunt lui déclare un amour plus obsessionnel que réfléchi. Dans la nouvelle de Schnitzler, la fille est maladive. Ici, elle ressemble curieusement à une Nicole Kidman prématurément vieillie. La curieuse façon dont elle décrira plus tard son départ de la ville avec l’homme qu’elle doit épouser ressemble à un renoncement. Contrairement au couple de Bill et Alice, c’est plutôt chez elle qu’on voit à l’œuvre le mariage comme renoncement.

Une froide couleur bleutée qui était apparu lorsqu’Alice trouble Bill par la révélation de ses fantasmes commence à envahir l’image. Elle s’associe souvent avec des décorations de Noël. Le film se déroule en effet avant les fêtes et – nous sommes aux Etats-Unis – l’approche de Noël est omniprésente à travers les arbres de Noël et les "Merry Christmas" qui ponctuent les dialogues de circonstance. L’association fréquente de cette lumière bleutée avec des sapins surchargés dégage une atmosphère onirique réussie, mais toute d’artificialité et de dureté sourde, comme si le monde dans lequel Bill évolue était au diapason de son état d’esprit, ou plutôt comme si Bill, par son état d’esprit angoissé et mortifère, était maintenant au diapason de ce monde.
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La rencontre avec la prostituée qui invite Bill chez elle est l’un des rares moments de complicité et d’empathie joyeuse. Bill est à deux doigts de céder lorsqu’un appel téléphonique d’Alice vient non pas l’obliger à rentrer, mais briser l’ambiance. Bill quitte la fille comme si sa femme avait réussi à lui gâcher une occasion de libération, mais la révélation du lendemain, lorsque Bill reviendra et rencontrera une autre fille, montre que la mort était encore là, plus sournoise mais plus brutale aussi.

Sexe et mort, donc, mais le pouvoir lui aussi revient hanter les désirs de Bill. De la nouvelle rencontre avec son vieil ami Nightingale jusqu’à son retour à la maison et la découverte du masque sur le lit, Kubrick, tout en respectant le fil de l’action, s’éloigne ici le plus du texte de Schnitzler. Dans le texte, en effet, il n’est pas question d’argent, ni vraiment d’hommes de pouvoir, et la fameuse "orgie" pourrait se passer dans n’importe quelle maison close durant une soirée un peu spéciale, mis à part le sacrifice final, lui aussi très différent dans l’esprit, entre la nouvelle et le film.
C’est dans la rencontre avec le costumier que l’argent vient réellement prendre une place dans le film. Il s’agit de trouver un costume au milieu de la nuit et ce qui, dans la Vienne de Schnitzler, se règle par connivence, se règle bien sûr à New-York par un portefeuille bien rempli. Celui de Bill l’est – on sent d’ailleurs sa quête de narcissisme ici un peu récompensée tant il est heureux de savoir "faire face" - et, un moment, Bill est homme de pouvoir.
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Malheureusement, Bill n’est qu’un petit et découvrira qu’on ne prend pas le taxi quand on veut jouer dans la cour des grands – détail absent lui aussi chez Schnitzler ou le héros comprend juste que des gens importants sont présents à la fête – car ici, nous changeons de monde. Bill, en se glissant parmi les assistants à cette orgie, pénètre avec curiosité dans un monde qui n’est pas le sien, celui du véritable pouvoir, et il s’en fera expulser, non pas tant pour son indiscrétion, que par sa non-appartenance à l’élite. Chez Schnitzler, le héros se demande comment on a pu connaître son nom, puis se rappelle qu’il est inscrit sur la doublure de son manteau. Ici, on rappelle avec mépris à Bill qu’il a laissé la quittance de son costume "de location" au fond de ses poches.

Sur ladite "orgie", une seule remarque : on peut difficilement faire plus cérémonieux, plus sérieux et moins rabelaisien, contrairement au texte de Schnitzler à nouveau (non pas que le texte soit érotique, mais les convives donnent l’impression de s’amuser, chez lui). Il me semble évident que Kubrick veut montrer à quel point le sexe immatériel, mercantilisé et déshumanisé est devenu une véritable divinité dans le monde actuel. Malheureusement, le regard du public, qui, "Eyes Wide Shut", se demande pourquoi ce bon Bill ne se jette pas dans la débauche alors que cette soi-disant débauche ferait débander le dernier des satyres, semble justifier le regard de Kubrick qui, ici, ne fait pas dans le futurisme : nous sommes bien dans le monde actuel.
Sur le pouvoir réel, en revanche, nous n’en sommes heureusement pas encore là. De Berlusconi à Carl Gustaf de Suède, notre bonne élite sait nous rappeler que les pulsions sexuelles vont de pair avec le goût de la puissance, mais on a quand même l’impression qu’ils savent encore s’amuser.
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Il faudra un certain temps pour que Bill revienne sur sa déconvenue, plus sociale que sexuelle, et cela se fera en trois phases.
D’abord, par la confrontation matérielle à sa pulsion de mort. En recherchant la femme qui a pris sa place à la fin de l’orgie et lui a permis de s’enfuir, il termine son chemin à la morgue, où son véritable pouvoir, celui de médecin, lui permet d’entrer. Chez Schnitzler, le pouvoir du médecin se révèle dans une longue discussion à l’entrée de la morgue, où le héros retrouve un ancien condisciple qui lui permet d’entrer et, accessoirement, lui donne envie de laisser tomber son cabinet et de se remettre à la recherche. Ici, la carte magique suffit à Bill pour entrer et la référence au pouvoir se fait par le baiser que Bill veut donner à la morte avant de se redresser : celle-ci est bien morte et aucun pouvoir ne permettra de la réveiller.
Ensuite, Bill est convoqué chez son patient Ziegler, l’homme au véritable pouvoir matériel. Il fait comprendre à Bill combien son influence a été nécessaire pour lui avoir permis de quitter librement une soirée à laquelle il n’était pas convié et surtout combien il avait été stupide d’imaginer un seul instant qu’il pouvait avoir sa place en un endroit qui concentrait tant de personnages ayant le pouvoir réel.
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Enfin, Bill rentre chez lui et se retrouve confronté à la réalité de son propre désir : le masque est sur son lit et il peut choisir – ou pas – de le remettre. Mais Bill, outre le pouvoir un peu magique dont il dispose de par sa fonction de créateur / medium / guérisseur des âmes, ne sait pas recourir à l’artificiel. Durant toute la durée du film, Bill ne s’est jamais, volontairement ou par l’usage de l’alcool ou de la drogue comme Alice, donné une fausse nature : Bill s’est toujours comporté de façon tout à fait naturelle. L’artifice semble lui être totalement étranger. Ne pouvant avoir recours à l’artifice, au jeu ou à la dissimulation, il s’effondre dans la perte de tout narcissisme devant celle qui avait ébréché son image.
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A mon avis, c’est ici qu’Alice prend sa pleine mesure et dévoile à son tour son pouvoir, celui de détenir la pulsion de vie. Elle n’a pas d’activité, se déclare chômeuse au début du film, ne semble guère sortir de son appartement. Mais justement cet appartement est assez curieux : il est couvert de peintures, comme une galerie. Les peintures sont nombreuses dans le film, mais ici, il y a une véritable accumulation, et toutes sont de la même artiste : Christiane Harlan. Inutile de se demander si Alice est peintre : le message est dans les peintures sur les murs, qui donnent à l’appartement une atmosphère curieuse, déplacée, mais réconfortante et rassurante. Contrairement à l’angoisse qui a été le moteur de la quête de Bill, ces peintures interrogent mais rassurent.
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Le mot de la fin est d’ailleurs prononcé par Alice. D’une part, et même si cela se passe Hors-champ, on peut se dire qu’il serait temps, après toutes ces angoisses métaphysiques et psychanalytiques. On peut aussi rappeler Freud, qui, afin de définir la pulsion de vie et la pulsion de mort, citait le Faust de Goethe : l’ennemi du diable n’est "pas le sacré, le bon, mais la force de procréation de la nature". Un peu comme l’os devenait le symbole de l’outil dans 2001, ici, Fuck est l’acte créateur par nature. Bill a le choix: le bleu a disparu mais la scène se déroule dans un temple de la consommation, il peut à nouveau courir les yeux fermés.
Dernière modification par Phnom&Penh le 17 juil. 22, 23:57, modifié 2 fois.
"pour cet enfant devenu grand, le cinéma et la femme sont restés deux notions absolument inséparables", Chris Marker

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Jeremy Fox
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Jeremy Fox »

Quelle source d'inspiration pour l'écriture que ce somptueux dernier film : encore un très beau texte.
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par homerwell »

Un brin perverse d'attendre l'avant-dernier paragraphe pour nous apprendre qui est le nom du (de la) peintre dont les tableaux émaillent ton beau texte. :wink:
Pourrais-tu nous donner les titres des toiles que tu nous a fait découvrir ? Je ne les ai pas trouvé sur le net.

Je ne connais ni Schnitzler, ni le dernier opus de Kubrick mais ce sont des nouvelles de Stefan Zweig qui me sont revenues à l'esprit à la lecture de ton texte, "Vingt quatre heures de la vie d'une femme", peut être "La peur" ; bien que je sache que l'on est très éloigné de la vision de Max Ophuls pour "Lettre d'une inconnue" par exemple. J'y trouve l'écheveau des relations hommes/femmes, baigné de désir, de fantasme et d'étrangeté.
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Demi-Lune
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Demi-Lune »

Un texte magistral et extrêmement pertinent.
Phnom&Penh a écrit :Un point qui me semble essentiel dans la présentation du couple vedette du film, c’est l’absence de désir. Sur le plan sexuel, l’absence de désir se constate dans ce dévoilement de l’intime, cette absence de pudeur qui en réalité, est tout sauf excitante. Ainsi, juste après nous avoir dévoilé son actrice dans une scène relativement érotique, Kubrick nous montre le couple dans sa salle de bain, en train de se préparer pour sortir. Tandis que Bill ajuste sa cravate devant la glace, Alice pisse, se relève, se torche vite fait, et se reculotte rapidement. Du dévoilement, nous sommes passés à l’exposition la plus crue : érotisme "eyes wide shut" où le fait de montrer semble nous donner satisfaction mais en réalité nous éloigne du véritable désir, et ce faisant, du plaisir. A noter cependant que si l’image est crue, elle n’est jamais vulgaire. Kubrick, ici, s’est inspirée de Jonvelle, allant jusqu’à l’inviter pour discuter avec lui de la belle façon de photographier les femmes.
C'est très vrai. Cette scène, montée juste après le dévoilement de Kidman dans le générique (dévoilement ironique je trouve, car porteur de promesses érotisantes qui ne seront sciemment pas tenues durant le film), procédait d'une démarche de Kubrick suffisamment explicite quant au désamorçage systématique du désir charnel pour ne pas reléguer, comprimer, honteusement résumer comme l'ont fait plusieurs critiques à l'époque le film à la scène d'orgie qui est justement, pour moi, tout sauf bandante, pour parler crûment. Parce que c'est, comme tu le dis, de la baise mécanique, fantomatique, déshumanisée (le port du masque, qui efface l'humanité des traits d'un visage, renforce volontairement cet aspect), où les nymphes sont des sortes d'esclaves chic et les hommes des statues stoïques qui regardent plus qu'ils ne consomment. Tu replaces d'ailleurs remarquablement cette orgie au sein d'une analyse tout aussi remarquable.
Au passage, je soulève un point que je n'avais pas évoqué dans mon commentaire plus axé sur la dimension "cauchemardesque" d'Eyes Wide Shut : que vient faire le masque vénitien sur l'oreiller à la fin du film ? Qui l'a mis là ? Un œil cartésien répondrait : c'est Alice, qui l'a trouvé par hasard dans les affaires de son mari. Sauf qu'elle n'a aucune raison, a priori, d'attacher une quelconque importance à ce masque qui, hors contexte (qu'elle ne connaît pas encore), ne signifie rien. Au pire, si elle avait eu des interrogations au sujet de ce masque, elle aurait pu lui en parler le lendemain. On peut par conséquent se demander pourquoi elle l'aurait disposé sur l'oreiller marital, très théâtralement, et s'endormir à ses côtés, comme de rien, consciente de produire un effet sur Bill lorsqu'il rentrera. Or, la présence du masque, synonyme des aventures oniriques et dangereuses de Bill de la veille, me pousse à croire un peu plus à l'hypothèse du rêve étrange, dans la mesure où sa seule vision le fait craquer nerveusement et se confesser dans les bras de sa femme. Le masque a ici une dimension freudienne, celle du désir inassouvi et non assumé, qu'il s'agit d'effacer de sa conscience dans un élan repentatoire auprès de l'épouse en partie abusée. Après avoir compris juste avant, avec Ziegler, qu'il n'avait abusé personne à la soirée, et après s'être fait remettre en place (sociologiquement, presque, et là je me tourne vers ce que tu as très bien mis en lumière, Phnom'), l'inconscient culpabilisant d'Harford se tourne logiquement vers la seconde personne avec laquelle il a joué : Alice. Il a joué avec les puissants et a perdu. Il a joué avec sa femme et a perdu : dans Eyes Wide Shut, ce sont les femmes qui mènent la danse. Et ce sentiment de culpabilité, lié à sa duplicité, s'exprime symboliquement au travers du masque vénitien, dissimulateur d'identité, dissimulateur de désirs. On peut se demander si le masque est vraiment là, sur le lit, sans raison logique, ou si c'est Harford qui, rongé par le remords, achevant là son voyage libidineux et passif, en a inconsciemment la prémonition. Il le voit dans son imagination et s'effondre, avouant tout à sa femme.

J'en profite, puisque tu as posté ces très belles captures picturales, pour faire de même avec ce travail du peintre californien Carlos Ramos. Inutile de mentionner à quelle scène cette peinture se rapporte.
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Federico
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Federico »

Je vais sans doute en faire hurler plus d'un mais je trouve que ce film est encore plus angoissant au format 4/3 qu'en écran large. Le cadrage y donne cent fois plus la sensation d'observer des hannetons dans une boîte. Même remarque pour Full metal jacket. Pour cette raison, j'avais été très déçu de découvrir que le coffret Kubrick ci-dessous proposait ces deux films en 1.78...
(Je précise que je possède un téléviseur old school :wink: )

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