Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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hansolo
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par hansolo »

Jerome a mis sur son site une affiche française, signée Ferracci et refusée par le distributeur, simplement fascinante!
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http://forgottensilver.wordpress.com/2010/07/31/4274/
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Anorya »

hansolo a écrit :Jerome a mis sur son site une affiche française, signée Ferracci et refusée par le distributeur, simplement fascinante!
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Tout simplement géniale cette affiche. :D
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Federico
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Federico »

hansolo a écrit :Jerome a mis sur son site une affiche française, signée Ferracci et refusée par le distributeur, simplement fascinante!
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http://forgottensilver.wordpress.com/2010/07/31/4274/
C'est bien une des rares fois où j'apprécie une affiche signée Ferracci :wink: . En même temps, c'était peut-être pas plus mal de ne pas l'avoir publiée, l'apparition de Brando en colonel Kurz lissant son crâne rasé aurait perdu de son effet de surprise, non ?
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hansolo
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par hansolo »

Federico a écrit : C'est bien une des rares fois où j'apprécie une affiche signée Ferracci :wink: . En même temps, c'était peut-être pas plus mal de ne pas l'avoir publiée, l'apparition de Brando en colonel Kurz lissant son crâne rasé aurait perdu de son effet de surprise, non ?
peut être ...
mais la vision du film retranscrite dans l'affiche est d'une justesse peu banale!
J'aimerais avoir une version "grand format" de cette affiche pour l'imprimer tellement elle est frappante!
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AtCloseRange
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par AtCloseRange »

Enfin découvert la version Redux (ça devait faire 3 ans que j'avais le DVD...).
Je n'avais pas dû voir le voir depuis au moins 15 ans donc je ne suis pas sûr de tous les ajouts de la version Redux mais globalement, je pense qu'ils nuisent au film (tout en étant passionnants quand on l'aime): la rencontre avec les Bunnies ou la scène de la plantation (beaucoup trop bavarde et explicite) ne sont pas des bonnes scènes. La première notamment parce qu'elle s'éloigne de Willard (alors qu'il est au centre de toutes les autres scènes du film) et la scène de la plantation a aussi le défaut de rompre son monologue intérieur pendant un passage beaucoup trop long (mais bon, j'ai toujours eu un faible ppour Aurore Clément donc...).
Par ailleurs, la scène de jour avec Brando casse complètement la mystique de sa présence dans le film (j'espère ne pas me tromper en disant que cette scène n'était pas dans la version d'origine?): toujours filmé soit maquillé, soit dans une semi-obscurité. Il doit y avoir plein de petits ajouts plus cosmétiques qui me semblent eux bien mieux s'intégrer au film.
Quant au film lui-même, ça reste un film de grand malade mental, d'une démesure rarement vue. Ce film, c'est le chaos et on imagine bien comme le tournage a dû en être un (il faut que je voie Heart of Darkness maintenant). Toute la séquence avec Robert Duvall est proprement stupéfiante!
Un point que j'avais complètement oublié (je croyais me rappeler qu'il y avait plus de chansons des Doors alors qu'il n'y a que "The End"): la musique de Carmine Coppola! :shock: Je la trouve la plupart du temps à côté de la plaque (par certains côtés, je pense à la BO de Killing Fields par Mike Oldfield) et surtout elle n'a vraiment pas super bien vieilli.
Mais bon, ça reste un détail devant ce film monumental, vraiment à part dans la filmo de Coppola et dans l'histoire du cinéma.
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Gounou »

Vivement le blu-ray ! 8)
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Père Jules
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Père Jules »

Le BR zone 1 (en fait region free) est une merveille. Une claque immense dans le gueule.
Il suffit de revoir la séquence portée par Robert Duvall pour s'en convaincre.
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par AtCloseRange »

C'est bien Coppola qui joue le mec qui filme dans la séquence avec Robert Duvall?
C'était dans le montage d'origine?

Un point sur la scène du repas à la plantation française: j'ai cru qu'on était dans un film de Kusturica pendant quelques instants, avec l'accordéoniste qui s'effondre notamment... C'est marrant quand on sait l'admiration de Kusturica pour Coppola. D'autant plus qu'en dehors de cette scène (que Kusturica ne connaissait forcément pas), je n'aurais pas fait le rapprochement entre les 2 cinéastes auparavant.
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Gounou »

AtCloseRange a écrit :C'est bien Coppola qui joue le mec qui filme dans la séquence avec Robert Duvall?
C'était dans le montage d'origine?

Un point sur la scène du repas à la plantation française: j'ai cru qu'on était dans un film de Kusturica pendant quelques instants, avec l'accordéoniste qui s'effondre notamment... C'est marrant quand on sait l'admiration de Kusturica pour Coppola. D'autant plus qu'en dehors de cette scène (que Kusturica ne connaissait forcément pas), je n'aurais pas fait le rapprochement entre les 2 cinéastes auparavant.
Pourtant, il suffit de voir Le Temps des Gitans.......... ça m'avait sauté aux yeux.
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par homerwell »

AtCloseRange a écrit :C'est bien Coppola qui joue le mec qui filme dans la séquence avec Robert Duvall?
C'était dans le montage d'origine?

Un point sur la scène du repas à la plantation française: j'ai cru qu'on était dans un film de Kusturica pendant quelques instants, avec l'accordéoniste qui s'effondre notamment... C'est marrant quand on sait l'admiration de Kusturica pour Coppola. D'autant plus qu'en dehors de cette scène (que Kusturica ne connaissait forcément pas), je n'aurais pas fait le rapprochement entre les 2 cinéastes auparavant.
Ces scènes sont un hommage au Crabe-tambour de Pierre Schœndœrffer, d'où la présence d'Aurore Clément et le passage de l'oeuf dans la paume de la main.
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Watkinssien »

AtCloseRange a écrit :C'est bien Coppola qui joue le mec qui filme dans la séquence avec Robert Duvall?
C'était dans le montage d'origine?
Oui, c'était bien dans le film originel...
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Federico »

Le story-board de l'attaque des hélicos... enfin plutôt un extrait. Dommage que les vignettes ne soient plus grandes car les croquis (de Dean Tavoularis ?) sont remarquables.
Mais je suppose que tout cela doit se trouver dans un ouvrage sur le film...
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Thaddeus
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Thaddeus »

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Voyage au bout de la nuit


Aucun film n’atteint la démesure de cette évocation hallucinée du cauchemar vietnamien, fruit de la folie d’un artiste mégalomane à la rencontre de ses propres abîmes. L’entreprise de Francis Ford Coppola, équivalent cinématographique de L’Enfer de Dante, est une odyssée expressionniste aux fulgurances pop, une œuvre avant-gardiste, chamanique, incantatoire, déguisée en la plus coûteuse des superproductions. Déployant une imagerie grandiose, le cinéaste y aborde en visionnaire le territoire des mythes. Il évoque la rencontre et l’affrontement avec le double, la tentation de la sauvagerie qui guette l’homme civilisé, la mort du roi et la renaissance par le rite sacrificiel. La mission militaire qu’il retrace agit comme un reflet baroque de son propre voyage créateur, l’un des plus déments jamais réalisés. Coppola a pensé un temps construire un cinéma pile au milieu des États-Unis comme unique lieu de projection du film, et les gens seraient venus le voir du monde entier comme on vient visiter le mont Rushmore ; c’est dire son idée des grandeurs. En engloutissant une économie dispendieuse, toute sa fortune personnelle, il a fait entrer le projet dans la légende. Il a joué sa carrière, son prestige, sans doute sa vie. Aussi apocalyptiques que le titre, maintes fois relatées, les différentes étapes de la genèse ont défrayé la chronique, entre le typhon qui détruisit le décor, l’infarctus de Martin Sheen après qu’il ait remplacé Harvey Keitel, les quatorze mois d’isolement aux Philippines, les dépenses somptuaires du cinéaste, l’équipe défoncée à l’herbe, à l’acide et au speed… La fébrilité s’empara de la presse qui, attendant l’auteur au tournant après le triomphe des deux Parrain et de Conversation Secrète, ironisait sur le les déboires du tournage ("Apocalypse when ?" lisait-on dans les journaux tandis qu’il s’éternisait). Avec ses bobines sous le bras, tout juste sorti d’un interminable travail de montage, Coppola présenta son film comme un work-in-progress au Festival de Cannes en 1979. Il y remporta la récompense suprême, alors que les commentateurs s’écharpaient sur sa valeur réelle : monument à l’envergure tellurique ou show géant orchestré par un artificier un peu trop doué ? L’Histoire a fait le reste.


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Aucun hélicoptère, aucune fumée rose, aucun fleuve, aucun uniforme kaki, aucune jungle n'ont vraiment existé à l'écran depuis. Rien ne ressemble à ce film-là. Apocalypse Now est une œuvre totale, poétique, dramatique, politique, comique, expérimentale, une messe noire post-hippie qui, loin de la perfection classique du Parrain, déborde de sa propre extravagance dissolue, de son propre chaos. En soldant les rêves libertaires de l’Amérique des années soixante, il rend compte d’un état mental en perdition. Bad trip sensoriel, traduction pyrotechnique de la mauvaise conscience occidentale, il creuse la pathologie chronique d’une civilisation dont il fait sauter tous les garde-fous. Entre Nietzsche et Pink Floyd, c’est une chronique de la déraison, une descente marécageuse dans l’inconscient d’une nation désaxée, le reflet délirant d’un pays dont l’hystérie impérialiste s’est transformée en orgasme morbide. Tout à la fois un spectacle de la volonté de domination et un dérèglement, une mise en dérision de cette même volonté, une méditation sur le mensonge idéologique en même temps qu'une épopée sur la folie destructrice et, au-delà, une réflexion sur la perte progressive de la conscience. Un miroir de l’intériorité et un Luna Park néo-gothique aux proportions gigantesques, qui oblige à contempler en face le visage de l’horreur. Dès les premiers plans, la dynamique et la respiration du film sont données. La jungle occupe presque tout le cadre et ne laisse qu'une faible place au ciel. Sur le visage renversé de Willard/Martin Sheen se surimpressionnent, en un étourdissant ballet de fondus enchaînés, une plage tropicale figée dans une moiteur ambrée, des hélicoptères bourdonnant comme des frelons de la mort, la tête d’une statue khmère qui paraît dédoubler la sienne, des bouquets de flammes qu’allume le napalm dans les palmiers… This is the end, my only friend, the end… Ce cycle se poursuit, les images apparaissent, disparaissent, réapparaissent, pour se briser enfin sur le ventilateur de la chambre. Pourquoi cette ouverture est-elle l'une des plus belles qu'il soit ? Mystère inexplicable de l'art, sauf à admettre que la poésie, au cinéma, réside dans l'art d'enchaîner les plans.

Il est temps en effet de parler de poésie à propos de Coppola. À ne disserter que sur son génie de l’image et de l’évènement, sur son art de manier les dernières inventions technologiques, on en oublie le premier contact du cinéaste avec son œuvre, cette lente projection de son imaginaire le plus intime sur le monde, cette logique de la rêverie qui gouverne chaque plan d'Apocalypse Now. Car l’hébétude alcoolique dans laquelle est plongé Willard lors de l’entame se transmue au cours du film en un trip prolongé. Ce soldat perdu a largué toutes les amarres, rompu avec femme, armée et patrie. Il est un croisé sans croix aux prises avec ses démons intimes, un samouraï en état de manque, si frustré qu’il mime un combat de karaté contre un ennemi imaginaire qui n’est autre que son reflet dans le miroir. Puisqu’il est près de son point de rupture, il est mûr pour l’expérience dionysiaque, et c’est sans peine qu’il glisse de cette stupeur à une sorte d’état second, d’éblouissement. La guerre n’est pour lui qu’une remémoration confuse, et Saïgon, vue derrière les stores métalliques, bascule devant ses yeux comme paraîtra basculer, après le meurtre final, la foule de ses "sujets" : même vertige, même absence. À quoi a-t-on comparé ce film ? Aux romans et aux contes anglo-saxons de l'imaginaire et du dépaysement. Inspiré d'une fameuse nouvelle de Joseph Conrad, il est normal qu’il en conserve quelque trace. Son récit est d'abord l'histoire d'un enfoncement, celui des représentants de la civilisation américaine dans le gouffre de la terreur et de l’absurdité absolues. Enfoncement animé du mouvement inexorable que dessine la courbe tracée par le fleuve en se dirigeant vers l’empire sinistre et irréel de Kurtz, ce colonel renégat vénéré comme King Kong par une population de montagnards, aux fins fonds de la jungle.


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Une fois le bateau posé sur le cours d’eau, rien ne peut plus arrêter cette immersion, pas même les multiples rencontres de l’équipage avec ce monde qui le glace d'effroi, cet Orient perçu comme un véritable abysse. La jungle est ce royaume infernal où les Viets puisent leur énergie primitive et à l’entrée duquel le tigre, surgissant devant Willard et Chef, monte la garde. Le voyage constitue l’épine dorsale de la narration, ligne continue autorisant tous les écarts momentanés, fil d’Ariane que rien ne peut rompre quoi qu’il advienne. Cette sensation de chute progressive vers la nuit, de remontée dans le temps et la barbarie, épouse la logique fantasmagorique de la structure du film. À l'aventure extérieure (le parcours d'une patrouille vers son objectif) répond l’aventure intérieure de Willard, qui voit son âme peu à peu possédée, au sens sorcellaire du terme, par celle du colonel. Ce rituel de possession scande chaque séquence de l'examen des photos de Kurtz, de sa correspondance, des rapports le concernant, de tous ces éléments qui imbibent peu à peu l’esprit du héros, le vampirisent et le transforment en l'autre. "Raconter l'histoire du colonel Kurtz, c'est raconter la mienne", dit-il dès le début. "Il y a deux hommes en vous", lui répète Roxane en l’initiant aux délices entêtants de l’opium, tandis qu’elle livre son corps de porcelaine nue à la caresse d’une moustiquaire de lin blanc qui la bâche comme un suaire. Apport crucial de la version Redux, cette étape durassienne dans la plantation française voit une compagnie d’exilés déjà plus de ce monde (ils quittent la table et le champ un à un) débattre un repas entier dans des arguties autour d’une terre qui n’est plus la leur. Souper fossile éclairé à la lumière orange d’un jour mourant, qui fait le continuum entre l’idéologie colonialiste du XIXème siècle et les ambitions criminelles de conquête du XXème siècle.

Coppola n'a plus dès lors qu'à raconter l'obscurcissement progressif d'une conscience qui marche vers la mort omniprésente. D’où ces lents fondus où la lumière se meurt, comme absorbée peu à peu par le noir qui rythme invariablement chaque fin de séquence, rappelant combien Murnau est, avec Orson Welles (qui envisagea lui aussi d’adapter le récit de Conrad lors de son arrivée à Hollywood), le grand frère choisi par le réalisateur. La mécanique de la mise en scène reproduit ainsi celle de la construction somnambulique et en révèle l'inexorable irréalité. Au traitement fantastique de l'image (fumées, ombres, contrastes — nuances plastiques captées par le travail somptueux de Vittorio Storaro) se substitue celui envahissant de la jungle, dont la végétation dévoreuse empêche tout espoir de netteté des contours. Coppola conjugue constamment deux réalités, deux spectacles : celui extérieur de la guerre, des opérations toujours plus infantiles exécutées par l'armée américaine ; et celui intérieur de Willard, traité comme un spectateur plongé au cœur des ténèbres et qui ne fait, à chaque fois, que contempler sans com-prendre ce qu'il regarde. L'espace est déséquilibré, parfois renversé, retourné ; brisé et fragmenté. Comme si elle témoignait de l’aventure du tournage, de son tremblement, de son épuisement, cette œuvre hagarde et hypnotique semble porter en elle-même un journal de bord frappé de quelque terrible fièvre tropicale. Apocalypse Now est moins un film de guerre qu'un songe sur ce qu'est une guerre américaine, une guerre de luxe menée dans un fastueux et stupéfiant déploiement de puissance, une guerre qui ment en permanence et qui ne peut que perdre celui qui la fait, pour la simple raison qu'elle cherche à imposer un mythe qui non seulement est en train de se perdre lui-même, mais surtout ne tient pas compte de la réalité locale.


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Car l’Amérique entière est convoquée dans ce grand barnum, depuis les officiers supérieurs, ces "clowns galonnés" qui font tourner le cirque mais s’apprêtent à tout brader, jusqu’aux ghettos noirs fournissant aux premières lignes leur chair à canon. Coppola livre un aperçu de ce que furent la counter-insurgency, où les coups fourrés sont la norme, ainsi que les opérations de "nettoyage" où, comme à My Lai, on massacre des civils innocents. Menée par des fous qui se prennent pour des chevaliers et se partagent en hâte un fabuleux gâteau, dictée par un souci de démonstration publicitaire, une volonté de purification et d’éradication massive, la guerre du Viêtnam réinvestit tout naturellement les composantes des campagnes anti-indiennes et des débuts de la colonisation. L’iconographie westernienne resurgit également, sur le mode grotesque, quand la "Playmate of the Year" s’exhibe en Calamity Jane et fait feu de tous ses revolvers sur les GIs surexcités. Mais cette fois l’Indien s’est infiltré dans l’Américain qui, pour se donner le courage de lutter, lui a emprunté ses drogues, de sorte qu’est née une génération de mutants. Ce processus de retournement renvoie la violence à son instigateur, comme par un gigantesque effet de boomerang. Faisant sonner au décollage le clairon de la 9ème division aéroportée, le colonel Kilgore (un nom pareil ne s’invente pas) entend ainsi ramener le pays conquis à l’âge de pierre. Mélange de Custer et de Patton, condottiere à l’insolente baraka, il figure une mentalité qui retrouve le spectre d’anciennes luttes et a fait peindre sur son hélicoptère un blason portant deux sabres entrecroisés et la devise Death from Above. Il signe son passage en jetant une carte à jouer sur chaque cadavre ennemi, organise une beach party aux airs de paradis californien avant d’anéantir un village pour s’offrir un spot. Il chevauche la symphonie de Wagner sous prétexte d’organiser une compétition de surf, roucoule avec les vagues alors que les bombes explosent autour de lui, avant de humer l’odeur du napalm au petit matin. Scènes de comédie noire qui authentifient le chiffre daté d’une névrose nationale et égalent en humour sardonique et en sarcasme vengeur les moments les plus vitriolés de Docteur Folamour.

Surtout, cette guerre est faite par des adolescents dont l’ardeur combattive est renforcée par les deux obsessions jumelles et confondues de la mort et du sexe. Incarnant la génération flouée des années 70, les privates se couvrent de maquillages psychédéliques, convolent avec tous les stocks d’hallucinogènes et de psychotropes imaginables, et Hendrix ou les Stones dans les oreilles. "C’est mieux que Disneyland", dit l’un d’eux, le visage peinturluré au milieu des fumigènes. L’arrivée dans les tranchées de Do-Lung et la découverte de la pagaille indescriptible qui y règne fonctionnent ainsi comme une véritable fantasia. Au cœur de la nuit, le bateau passe sous l’épave d’un hélicoptère, des troufions paniqués sautent à la baille, leurs valises dans les mains, pour supplier l’équipage de les emmener. Le pont s’effondre comme une machine de Tinguely ; les soldats laissés à eux-mêmes, qu’ils soient complètement stone ou électrisés par les résidus des combats, semblent stagner dans un cauchemar hagard et surréaliste. Visions de transe qui se combinent à une bande-son électronique et font glisser dans un territoire de pure divagation. Là où la tradition du film de guerre américain tend au réalisme des événements décrits, Coppola déréalise tout et, ce faisant, donne à percevoir la vérité mentale et imaginaire du conflit. Il passe par la représentation mythique et fictionnelle pour exprimer le réel et atteindre à la représentation objective. Les explosions, le ronronnement des hélicoptères, la voix de la mère de Clean qui sort du petit magnétophone, l'air ahuri de Willard écoutant le plaidoyer des derniers colons français, l'odeur de la pluie et du fleuve noyé dans la brume, chaque détail déstructure et repense le monde selon une logique hallucinatoire qui ploie sous la loi d'airain tout ce qu'il montre pour mieux faire voir la folie de la guerre.


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Voyage physique, voyage mental, voyage moral donc. Car tandis que le petit groupe progresse sur la rivière Nung, le Viêtnam réel et géographique devient le Viêtnam de la psyché, le fleuve devient métaphore du fleuve de la vie, et le film de guerre devient conte philosophique, ritualiste à la manière d’un théâtre primitif ou d'une cérémonie cannibale. Le film orchestre ainsi une saisissante régression, dérivant de l’espace aérien vers la jungle, de la hiérarchie militaire vers le sacrifice humain, du présent vers la préhistoire, de la technologie avancée vers l’artisanat (flèches et javelots) et le corps-à-corps archaïque, terrien et boueux, dans la logique de la guérilla. Chaque épisode fonctionne comme un rite de passage pour atteindre un nouveau cercle dans l’ordre des damnés. Par glissements progressifs, sans pratiquer de cassure nette, le champ des opérations classique cède la place au domaine secret et magique d’un roi sanguinaire, et la frénésie orgiaque des combats s'abolit dans des plages de pure contemplation. Lorsque Willard pénètre le camp retranché de Kurtz, nouveau jardin des supplices, temple païen orné de potences et de têtes jivarisées, il atteint un véritable Erèbe. Les pirogues des montagnards, peints de blanc, plâtreux, sortes de squelettes sur peau, s’écartent pour laisser pénétrer le patrouilleur dans ce royaume ocre de vapeur et de soufre, infusé par des miasmes de malaria et de cauchemars, puis se replacent en fermant toute retraite. Willard est amené à son hôte, et Coppola, dans une scène devenue légendaire, joue avec le rayonnement de Brando en roue libre, bouffi, turgescent, emphatique. Il dévoile son crâne luisant, prolonge le désir d’entrapercevoir cette figure ambigüe aux traits identificatoires corrodés, ourlée d’un liseré de lumière jaune, devinée dans un nuage d’encens. Une toux. Un reniflement. Puis, étendue dans la pénombre de ce réduit cambodgien, une masse énorme, une silhouette bouddhique, proche d’une escroquerie spirite de William Mumler. Enfin une voix chuchotée : "So, captain Willard..." La masse se met en mouvement, se redresse. Pas encore de regard. De ces instants où plus rien ni personne n'existe, sinon cette relation hors du temps entre un objectif, un spot lumineux et un acteur.

Pacifiste cultivé, tyran cruel, gourou baba flanqué d’un bouffon sous acide (le photographe hippie interprété par Dennis Hopper), tantôt reclus dans la noire solitude, tantôt entouré d’enfants, à la fois illuminé et lucide, le colonel déserteur ne fait que pousser jusqu’au bout la logique guerrière de ses supérieurs. Kurtz est la vérité cachée, refusée, de ce génocide conduit au nom des croyances occidentales. Mieux et beaucoup plus qu’un Parrain : un monarque médiéval qui serait son propre troubadour et le célébrant majeur de son culte. Pour l’état-major, qui s’évertue avec acharnement à préserver l’illusion de la rationalité, il est une énigme et une singulière source d’embarras. Lorsque, en plein décollage neuronal, il ne récite pas des vers entiers de T.S. Eliot, il lit quelques perles du sottisier vietnamien (Time Magazine en tête), et révèle ainsi le mensonge, l’hypocrisie entretenus par les manipulations politiques et la contre-information des années Johnson-Nixon, dont la mise en lumière est intolérable pour les institutions officielles. Entre les exactions de Kilgore, le carnage du sampan et ses killing fields, il n’y aucune nuance morale, juste une disparité d’échelle. Surtout, il renvoie tout à la vanité, assigne au capitaine la mission de rapporter à son fils ce qu’il est devenu, et de rendre compte de la réalité de la guerre : la confusion de toutes les valeurs. Sous la lumière de la lune et les fulgurations de l’orage, il s’offre aux coups de son liquidateur, de son héritier, de son doppleganger, que la boue recouvre comme un fond de teint. En lui Dieu côtoie la bête. Qui veut faire l’idole fait l’animal. Willard, en prenant conscience de sa part d’ombre, sera mieux à même de la conjurer, de devenir un homme et peut-être de repartir à l’Ouest, même s’il semble se pétrifier et se fondre littéralement dans la sculpture de pierre qui l’attendait depuis toujours. Car c’est dans l’ambigüité d’une nuit sans fin que Coppola, concentrant toutes les ressources de son art et de sa technique, achève sa méditation sur le pouvoir et la mort, et qu’il consacre la portée prophétique de son œuvre, déluge de force inouïe et de faiblesse avouée, création parmi les plus importantes que le septième art ait jamais offertes.


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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Kevin95 »

APOCALYPSE NOW (1979) révision

Pas revu depuis une éternité. Pour mes retrouvailles, je sors la vaisselle des grands soirs : grand écran, copie neuve, Cinémathèque. Le bruit d’hélicoptère utilise toutes les enceintes, la sik des Doors retentit et déjà, je ne suis plus de ce monde. C’te panard ! Une jouissance de la première à la dernière image et la certitude d’une chose : ce film est fou. Plus qu’Heaven's Gate de Michael Cimino, Apocalypse Now est la dernière marche du Nouvel Hollywood, la dernière teuf avant les années 80, la dernière biture avant l’ère Reagan et une forme d’adieu pour Francis Ford Coppola aux projets bigger than life. Certes, le réalisateur réalisera encore quelques chefs d’œuvres durant la décennie suivante, mais il ne retrouvera pas ou plus ce type d’ampleur, ce type de folie artistique. Car dans Apocalypse Now, tout pète de partout, les couleurs, le bruit, la violence, le génie… Le tout pour arriver au Dieu Kurtz/Brando, pour l’abattre comme une vache sacrée et enfin prendre sa place et puis… mourir. En sortant de la salle, on tremble, en se marre tout seul, on en redemande et l’on bénit le cinéma de nous offrir des trips qu’aucun autre art ne peut nous proposer. Amen.
Les deux fléaux qui menacent l'humanité sont le désordre et l'ordre. La corruption me dégoûte, la vertu me donne le frisson. (Michel Audiard)
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Re: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola - 1979)

Message par Alexandre Angel »

Redux or not redux?
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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