Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par Strum »

C'est une conclusion cohérente avec le sujet du film, et tout à fait réussi je trouve. L'happy end apparent a du contenter le studio, et Aldrich a pu préserver la cohérence de son sujet : les salopards restent cyniques jusqu'au bout, et se foutent du côté humain des choses, puisqu'il n'y a pas de côté humain qui vaille dans la guerre selon le film et les salopards. En tueurs cyniques, ils s'amusent donc grassement du massacre commis.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

Oui, c'est probablement ça : chez Aldrich, le cynisme et l'ironie ont toujours primé sur l'héroïsme. Sans cette fin, on pouvait être tenté d'applaudir les héros, oubliant pour un temps qui ils sont et quelle fut leur mission. Là, l'enthousiasme guerrier est douché froid par la veulerie des gradés responsables, et l'ironie méprisante de leurs "héros"...
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

Vendredi 5 mars, La Bible… Au commencement, de John Huston (1966)
Extrait choisi : La Tour de Babel (chapitre 7)

Je m’amuse de constater que je tombe sur un film tourné à la même période que les 12 salopards, et dont le dvd se trouve sur la même baguette d’étagère (c’est pourtant pas le choix qui manque). C’est pourtant le seul point commun que je trouve entre le fameux film de guerre d’Aldrich, immense succès commercial, et la fresque de Huston, qui ne rencontra pas le même succès, tant artistiquement qu’au niveau du Box-office. Initié par Dino de Laurentiis, ce vaste projet aura eu plusieurs profils, et un fort long développement… Premier annoncé d’une série de films illustrant la Bible, il illustre les 22 premiers chapitres de la Genèse, d’où son titre (il n’aura finalement pas de suite, échec commercial oblige), film-fleuve de 14 heures, qui en fera finalement trois, réalisé par, en vrac, Robert Bresson (viré parait-il après un jour de tournage), et quelques autres qui baissèrent les bras, la Bible fut un projet de grande ampleur, au tournage au long cours à l’issue de trois pleines années de développement, qu’on confia à un réalisateur aguerri, spécialiste des tournages difficiles. Essuyant maints refus (Chaplin refusera de jouer dans le film, Stravinski de composer la musique du film), le film reste aujourd’hui bancal, n’ayant pu atteindre ses ambitions démesurées, mais traitant son sujet avec un sérieux souvent jugé grandiloquent (du fait que la bible est souvent citée dans le texte, avec un langage assez figé). Surtout, on devine parfois que Huston, réalisateur arrivé sur le tard après plusieurs réalisateurs virés ou ayant abandonné, n’adhère pas totalement à la foi de ses personnages, n’a pas pu totalement les faire siens. De plus, la structure épisodique du film associe de bons moments à d’autres moins réussis…

Pour ma part, j’éprouve une affection particulière pour ce film, vu à deux reprises à l’école (éducation religieuse oblige), trois heures de film, fut-il biblique, valant toujours mieux qu’un cours de math… Par ailleurs, le graphisme des images est souvent réussi, Huston parvenant à donner à son projet le souffle épique et visuel nécessaire (ce sont paradoxalement les scènes intimes qui pèchent le plus dans le film, à mon sens), et je trouve souvent dans le film un écho des belles illustrations de la Bible par Gustave Doré, ou d’autres références picturales…

Dans la séquence qui nous intéresse, nous parlerons de la Tour de Babel, comment sa construction par Nemrod, porté aux nues par un peuple admiratif, lui permit de défier Dieu, qui punit les hommes en les divisant par la multiplication des langages, et Nemrod par la dispersion de son peuple… Il est intéressant de tomber sur ce passage, l’échec par orgueil ou avarice étant un thème que l’on retrouve régulièrement dans l’œuvre de Huston. Même s’il n’a pas écrit cette séquence, qui reproduit le texte biblique, il a néanmoins dû être touché par son sujet, si proche de ses obsessions…

La séquence commence avec la descendance de Noé… Belle idée de mise en scène pour illustrer les longues généalogies bibliques, la caméra part d’une silhouette sombre sur un fonds noir, et, en reculant d’un beau travelling arrière, révèle d’autres silhouettes disposées devant lui en reproduisant la forme d’un arbre généalogique. Accompagnant le mouvement, la voix (John Huston lui-même) nous décrit la filiation, avec des chevauchements de phrases, ce qui laisse entendre un long passage de temps et de succession des générations : la multitude des hommes se répand sur Terre.”” ““Ainsi des fils naquirent des fils de Noé, après le deluge, et toute la Terre ne parlait qu’une langue. Voici la descendance des fils de Noé : les fils de Japhet, Gomer, et les fils de Shem : Elam, Asshur. Et les fils de Ham : Mizraim, Phut, Canaan et Cush“.(“And sons were born unto the sons of Noah after the flood. And of them was the whole Earth overspread. And the whole Earth was of one language and of one speech. Now these are the generations of the sons of Noah. The sons of Japheth : Gomer. and the sons of Shem : Elam, Asshur. And the sons of Ham : Mizraim, Phut, Canaan and Cush.”)

« Et Cush engendra Nemrod. » On passe alors à un autre type de plan, plus normal : Nemrod avance vers nous (Stephen Boyd, très digne, qui porte beau le costume depuis La chute de l'empire romain, d'Anthony Mann), et en travelling arrière nous suivons sa progression. La voix off poursuit : « Et Nemrod fut roi. Et il fit construire une tour qui s’élançait vers les cieux tout comme son orgueil. » (And Nimrod was a king. And he set to build a tower that would soar like his pride. A tower that would reach unto Heaven.). Ce parlant, un changement de plan nous révèle la tour vers laquelle se déplace Nemrod : elle se dresse de toute sa hauteur, et la caméra doit panoter vers le haut pour la circonscrire entièrement (on pourra finasser en indiquant qu’on distingue alors la partie « réelle » et la partie rajoutée en effets spéciaux, la rupture étant marquée par une partie un peu plus sombre, et dans la partie supérieure de la tour, il n’y a pas de mouvement, mais ça ne retire rien au charme de cette immense tour. Et si le coté « daté » des effets spéciaux joue, c’est dans les deux sens… Si l’on distingue la partie qui bouge de la partie immobile, on prend également conscience que la foule filmée est réelle, et c’est fort impressionnant. Visuellement, la Tour évoque les tableaux classiques d’illustrateurs tels que Bruegel l’ancien. Comme de bien entendu, une musique ample accompagne la découverte de la gigantesque tour.

On a alors un plan en contre-plongée sur le chantier, avec la tour en fond. Notons au passage que le découpage de toute la séquence à suivre jouera beaucoup sur une alternance de plongées et contreplongées. D’une part, c’est dans la logique topographique des lieux (on monte au sommet de la tour, ou on en descend), mais c’est aussi parce que l’enjeu est de se hisser à la place de Dieu, et on a donc une logique de mise en scène qui joue ici sur la hauteur à laquelle se placer, à laquelle on regarde, ou à laquelle on est regardé (par Dieu ou les spectateurs ?). Ce n’est qu’une intuition, mais j’ai l’impression que cette histoire de hauteur joue souvent dans le cinéma de Huston… Des réminiscences du Malin, de l’homme qui voulut être roi, vont dans ce sens, mais j’ai encore trop de films de ce cinéaste à découvrir pour être catégorique.

Bref, le chantier s’anime, traversé par Nemrod et sa procession. La voix off reprend, alors qu’on change de plan, en plongée sur Nemrod et sa procession qui montent sur la tour par une rampe qui en fait le tour. « Et son peuple chantait, en batissant la tour :”qui peut plier l’arc de Nemrod ? Ou tirer une flèche avec autant de force que lui ? Rien n’est inaccessible à sa puissance. Aucun pouvoir n’est supérieur au sien. Il s’est emparé de la Terre et l’a faite sienne. Il manipule le tonnerre et use de la foudre comme d’un bijou. (And his people sang a song as they build the tower : "Who can bend the bow of Nimrod ? Or put strength into the arrow like unto his strength ? Nothing is too mighty for him to do. No power is greater than his. He has taken the Earth and made it his own He stores up the thunder and wears the lightning like a jewel) Sur sa route, tous les ouvriers sont couchés au sol, immobiles (il est littéralement au dessus d’eux). Nimrod s’arrête alors pour observer la tour, et lève la tête pour la toiser. Un contrechamps en contreplongée très marquée nous montre la tour plongeant vers le ciel, se perdant dans les hauteurs…
Un nouveau plan en plongée cadre Nemrod et sa procession avançant, avec, en arrière plan, le chantier (sans doute raojuté en transparence) et la foule de figurants qui y travaille (la légende rapporte même qu’au cours du tournage, il y eut une terrible émeute des figurants égyptiens du film. Quand on voit combien ils étaient, ça a dû aussi être impressionnant). La voix off se poursuit : « La gloire de Nemrod fait palir le Soleil. Nul n’est plus glorieux que lui, sur Terre ou dans les Cieux. » (The glory of Nimrod shines beyond the sun The is none greater than he in Earth or Heaven.)
La montée se poursuit, scandée par la voix off et la musique, on bascule donc sur un plan en légère plongée, puis en contreplongée. Cette fois-ci, on le voit littéralement monter vers le ciel, avec sa procession… Un autre plan en plongée nous le montre poursuivant sa montée, mais ce plan-ci est une plongée très marquée, où l’on voit, loin en bas, le sol… L’alternance est ainsi choisie, à des plongées plus marquées (indiquant la chute prochaine) s’opposent des contreplongées de moins en moins marquées (indiquant comme un plafonnement de la progression de Nemrod). Le plan suivant est d’ailleurs un plan à l’horizontale.

Enfin, arrivé à destination, un plan long nous décrit l’arrivée de Nemrod : commençant en légère plongée, la caméra panote pour suivre la procession, révélant à nouveau le chantier et la foule en arrière plan, mais cette fois-ci vue de très haut, très loin. La continuité dans la montée est assurée par la musique, qui monte crescendo. Toujours dans le même plan, Nemrod monte, et avance vers la caméra, qui se retrouve à sa hauteur. Cadré alors en plan rapproché, à la taille, le souverain s’arrête, se retourne pour voir son chantier, puis se tourne à nouveau, et tend le bras gauche. Un membre de sa procession (que j’appellerai « le général » pour son apparence guerrière et son casque à cornes recourbées) lui prend son sceptre.
La voix off se fait toujours entendre : « Et le Seigneur vint voir la tour qu’avaient batie les enfants des hommes. Et il dit : vois, le peuple est un et il ont le même langage. Et il vit ce qu’ils avaient entrepris, et qu’à présent, rien de ce qu’ils pouvaient imaginer de faire ne leur était inaccessible. (And the lord came down to see the tower which the children of men builded. And he said, behold, the people is one and they have all one language. And this they begin to do. And now nothing will be restrained from them which they have imagined to do.)
“Mon arc”, demande Nemrod, le bras toujours tendu. Le général lui remet son arc et une flèche. Un contrechamp vient se faire sur un ciel bleu, serein. La musique fait monter la tension… On revient sur Nemrod (même valeur de plan qu’auparavant, il s’agit sans doute du même plan, d’ailleurs) qui tend son arc, vise le ciel, et, tandis que la musique monte en puissance jusqu’à atteindre un climax, tire. Il n’y a plus de musique. Retour sur le contrechamp du ciel, que nous voyons traversé par la flèche (que nous voyons se perdre dans les hauteurs, nous ne la voyons pas redescendre).

La voix off reprend : « Descendons et confondons leur langage, qu’il ne puissent plus se comprendre les uns les autres » ("Let us go down and confound their language that they may not understand another's speech.").

On revient sur Nemrod et sa procession, dans un plan proche du précédent, quoiqu’un peu plus éloigné (et à nouveau en plongée, quoique légèrement). De la poussière s’élève, et le bruit d’un vent fou se fait entendre, de même que, bientôt, des gémissements de la foule : le vent s’abat sur la tour. La musique revient accompagner le cataclysme, et un plan de coupe, latéral, nous montre une tour du chantier s’effondrer. Un autre plan nous montre les gens en plein vent, panote légèrement et, à peine a-t-on le temps de remarquer une nouvelle tour de chantier qu’elle s’effondre à son tour. C’est la panique, les gens courent, se bousculent…
Alors que le son maintient la continuité, un contrechamps nous révèle un nuage noir bouillonnant (Dieu en colère ?). Puis un autre plan, large et latéral, révèle des gens courant en panique pour descendre la rampe, dans une épaisse poussière soufflée, ou dégringolant.
Retour sur Nemrod, qui regarde la scène, comme cherchant à comprendre, puis, le vent étant de plus en plus fort, il se jette au sol. Suivent des plans de panique et de catastrophe… Le chantier au niveau du sol : une tour de construction s’effondre, tandis que tous courent en panique. La foule au sol vue d’en haut, recouverte par une épaisse fumée noire. Cette fumée envahit le plan, jusqu’à masquer toute l’image. Fondu au gris, arrêt de la musique. Le plan suivant est sur Nemrod allongé, la tempête est passée… Il se relève, avance (la caméra épouse son mouvement, finis les plans en plongée/contreplongée), troublé. Retour sur le plan du nuage, mais il ne bouillonne plus…

On revient sur Nemrod, debout. Dès qu’ils apparaissent dans le cadre (la caméra tourne vers eux), les membres de la procession de Nemrod crient en panique. « Levez-vous ! Restez ! » exige le roi. Un plan nous montre alors un autre endroit de la tour, où les gens se relèvent et s’enfuient. Les voix paniquées sont toujours audibles. « Obéissez-moi ! Redressez ce qui a été abattu ! ». Mais à cette injonction ne répond qu’un nouveau plan de foule en pleine débandade, puis un autre, au pied de la tour, montrant hommes et bétail sortant de la torpeur… Nemrod se tourne alors vers un membre de sa procession (un ministre ?? il porte barbe et toge, comme un sage), « Ne suis-je pas Nemrod ? Et ma voix n’est-elle pas ton commandement ? » (Am I not Nimrod ? And my voice is your commandment !). Le ministre répond dans un étrange langage, incompréhensible, lent et rauque…
- Que sont ces mots ?? (What words are these ?) s’étrangle Nemrod.
Mais le ministre répète son étrange charabia, et Nemrod, en colère, le secoue…
- Incompréhensible idiot ! La folie parle par sa bouche… (Babbling fool ! Madness is in his mouth !)
Le general, qu’on voyait en témoin de la scène en arrière-plan, juge utile d’intervenir. Mais voici qu’il parle une sorte de vocifération indéchiffrable, encore dans un autre langage. Nemrod est hors de lui.
- Tu te moque de la langue de ton roi ? (You mock your king's tongue ?)
Il le saisit fermement par le col.
- Un singe piaillera-t-il contre moi ? (Shall a monkey gibber against me ?) Il le fait alors tomber.

Le plan qui suit, au pied de la tour, révèle que la confusion est générale : la foule est hagarde, les gens essaient de se comprendre, s’énervent, s’agitent… Un puissant brouhaha accompagne ce plan, tandis que la musique revient fort.

On revient alors sur Nemrod, dans des plans qui, à mon sens, sont aussi beaux que chers à Huston. Nemrod, dont, la silhouette se détache d’un panorama dans lequel on voit des peuples s’éloigner. Le roi est défait.
Commentaire en off : « C’est ainsi qu’on l’appela Babel, parce que c’est là que le Seigneur confondit leur langue, et les éparpilla de par la Terre » (Therefore is the name of it called Babel. Because the lord did there confound their language and scattered them abroad upon the Earth)
Un gros plan vient nous révéler le visage défait, effaré, de Nemrod, suivi de plans larges sur l’objet de son regard, le people en train de s’éparpiller, partant avec du bétail.
Reprise sur Nemrod, cheveux au vent, effondré. Puis un plan large, également très beau (et très composé), nous le montre à droite du tableau, surplombant le vide, où l’on aperçoit que se trouve son ancien peuple, en pleine dispersion, une dispersion marquée par des volutes de poussière soulevée par les pas.

Un final de séquence très hustonien, donc, à mon sens, qui conclue joliment ce récit biblique. Le lyrisme de ce roi ayant perdu son peuple par orgueil, en particulier, est parfaitement cerné par les deux beaux plans sur lui. Mentionnons également le rôle important de la musique, qui accompagne ici tout la séquence : en effet, à l’exception de trois échanges, nul ne parle dans la séquence. C’est la voix de la Bible qui raconte, aidée dans sa tache par la bande musicale. Une musique composée par Toshiro Mayuzumi (mais Ennio Morricone est évoqué comme non mentionné au générique, et, curieusement, Jerry Goldsmith est également mentionné comme ayant travaillé sur La Bible… au commencement, dans sa notice wikipedia).

J’aurais tendance à penser que, si Huston a plus été attiré par l’ampleur du film (relever le défi d’un tournage d’aussi grande ampleur, après que plus d’un réalisateur aie été viré, et tournage exécuté dans de nombreux pays), que par son sujet proprement dit, il néanmoins a pu trouver matière à s’intéresser, notamment dans ce récit de la tour de Babel. En tout cas, c’est dans la période qui a suivi qu’il a réalisé les films les plus personnels de sa carrière, des films tels que Reflets dans un œil d’or, Fat City, ou promenade avec l’amour et la mort… qui sont parmi les préférés des hustonophiles. Rien que pour cela, la Bible est à revoir comme la promesse d'autres films à venir...
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Jeremy Fox
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Message par Jeremy Fox »

cinephage a écrit :Vendredi 5 mars, La Bible… Au commencement, de John Huston (1966)
Par ailleurs, le graphisme des images est souvent réussi, Huston parvenant à donner à son projet le souffle épique et visuel nécessaire
Du niveau du roi des rois ? Car dans ce cas là, je serais curieux de le découvrir ; j'adore le film de Nicholas Ray pour une bonne partie grâce à sa plastique que je trouve splendide.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

Jeremy Fox a écrit :
cinephage a écrit :Vendredi 5 mars, La Bible… Au commencement, de John Huston (1966)
Par ailleurs, le graphisme des images est souvent réussi, Huston parvenant à donner à son projet le souffle épique et visuel nécessaire
Du niveau du roi des rois ? Car dans ce cas là, je serais curieux de le découvrir ; j'adore le film de Nicholas Ray pour une bonne partie grâce à sa plastique que je trouve splendide.
Pour ma part, je préfère le film de Huston à celui de Ray. Notamment pour son travail plastique (il faut dire que pour filmer la genèse, ce ne sont pas les références picturales qui manquent). Certes, le respect du texte biblique n'en fait pas une oeuvre vibrante ou poignante, plutôt comme une espèce d'illustration, avec des séquences plus heureuses que d'autres (l'arche de noé, et la tour de Babel sont à mes yeux les meilleurs moments du film).
Mais chez Ray, l'humain est toujours présent derrière la grande histoire, alors qu'ici, l'humain n'affleure pas toujours à la surface du grand spectacle. Mais ça reste grandiose à voir (c'est d'ailleurs ce que je préfère dans les films bibliques, le grandiose).

EDIT : cela dit, le film de Huston, c'est l'ancien testament, pas le nouveau. Les sujets sont donc assez différents.
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Vendredi 19 mars, La féline, de Jacques Tourneur (1942)
Extrait choisi : je ne peux trouver la paix, parce qu’ils sont en moi (chapitre 5)

La féline est un film fantastique de premier ordre : Jacques Tourneur y fait preuve d’une grande inventivité, notamment en exploitant dans sa mise en scène un jeu d’ombres évoquant les ténèbres prêts à se refermer sur ses protagonistes. Belle idée tirée d’une contrainte, si l’on en croit la légende : les costumes des hommes chats étaient ridicules, mieux valait donc les suggérer sans les montrer (si tant est qu'un budget aie existé pour ces costumes).

Fable psychanalytique, film fantastique s’interrogeant sur le puissant désir des femmes, la peur des origines et la force des pulsions, tout cela et beaucoup d’autres choses à la fois, la Féline est aussi un passionnant récit, qui enchante et effraie son public. Le film est une série B, sans budget ni star de première catégorie. C’est surtout une aubaine pour Tourneur, très porté sur le surnaturel, qui y voit le moyen d’évoquer ses obsessions, et, soutenu par son producteur, de développer sa vision pessimiste et spirituelle d’un monde hanté par des ombres et des esprits…

Pour ma part, je crois bien avoir vu ce film 4 ou 5 fois, et toujours y prendre autant de plaisir… Ma première vision était au cinéma de minuit, mais ça commence à dater, au moins 20 ans, et j’avoue ne plus être sur de rien : j'ai l'impression d'avoir toujours connu ce film… Tout amateur de fantastique se doit d’avoir vu la Féline, en tout cas. C’est une base, LA référence du film qui suggère plutôt qu’il ne montre (le fait que ça aie été pour des questions de budget n’y change rien), et surtout, un des grands films fantastiques à accorder une place à la psychologie moderne, l’élément fantastique épousant une vérité psychique profonde.

Dans la séquence qui nous intéresse, Irena (Simone Simon), hantée par une lourde hérédité qui la tourmente, fait une séance d’hypnose avec le docteur Judd (Tom Conway). Celui-ci la rassure, malgré le trouble profond qu’elle éprouve, et lui fait entrevoir une issue positive. Mais une fois de retour chez elle, Irena trouve son mari (Kent Smith) en compagnie d’Alice (Jane Randolph), qui lui révèle qu’elle sait d’où elle vient. A son mari qui s’est trop répandu sur ses démons intérieurs, et leurs problèmes conjugaux, elle ne peut que reprocher son indiscrétion, même bien intentionnée, qui accentue son mal-être…

La séquence commence en pleine séance d’hypnose. Alors que tout est noir, après un rapide plan de situation (pas encore très inquiétant, la séquence est introduite par la voix du docteur qui reprend une conversation « Les chats », commence-t-il), on s’approche très près d’Irena. L’ovale de son visage seul est éclairé, il est en plan rapproché, les yeux fermés : on dirait un spectre. Irena parle, elle est visiblement agitée, tandis qu’une musique inquiétante souligne l’aspect dérangeant de ses propos : « …me tourmentent la nuit, et le bruit de leurs pas murmure dans mon cerveau. Je ne peux pas trouver la paix, parce qu’ils sont en moi. Ces termes inquiétants révèlent à la fois combien réside dans l’esprit d’Irena le cœur du problème, ses pulsions morbides, et la façon dont ces pulsions la harcèlent, l’oppressent…

Mettant alors fin à la séance, après avoir repris ses derniers mots, « En moi », et constaté qu’Irena ne réagissait plus, le docteur rallume la lumière et ouvre grand les rideaux, puis éteint la lampe (mettant fin à la musique inquiétante du même coup). Remarquant alors combien les séances d’hypnose le fatiguent, pour suggérer qu’il est normal qu’Irena se réveille encore un peu patraque, le docteur se veut aussi rassurant que la lumière dans laquelle il a fait baigner la pièce. A ce propos, dans tout le film, le jeu sur les ombres et la lumière est utilisé par Tourneur pour renforcer visuellement la lutte entre l’axe bien/raison/science/morale et son contraire mal/pulsions/animalité/etat de nature, une lutte qui structure tout le récit, dans l’âme et le cœur d’Irena, comme la séquence dont nous parlons l’illustre parfaitement. Mais au dela de cet utilisation des ombres facile à interpréter, il faut aussi signaler que dans tout le film, notamment dans la séquence dont nous parlons, les ombres portées sont plus nettes et visibles que dans tout autre film. Une façon discrète, mais efficace, de signaler que partout où est la lumière, l’ombre n’est pas loin…

Irena est surtout gênée de ne se souvenir de rien. Mais le docteur lui dit que lui a tout noté dans son carnet. Rassurant, il explicite ce qui la tourmente : résumé de façon claire, les choses n’ont rien de vraiment terrible. A peine interrompu par une dénégation embarrassée d’Irena qui admet les choses, mais qui les trouvent « infantiles » (childish), le docteur lui raconte (et à nous par la même occasion) : vous m’avez parlé de votre village, de son peuple et de ses étranges croyances. Et des femmes-chat de votre village, également : des femmes qui, par jalousie, colère, ou en raison d’une passion incontrôlée, peuvent se changer en de grands félins, semblables à des panthères. Et si une de ces femmes devait tomber amoureuse, et si l’homme qu’elle aime devait l’embrasser, alors sa malédiction la pousserait à se changer en chat et à le tuer. C’est ce qui vous effraie, n’est-ce pas ?

Irena acquiesce. Le docteur enchaine en se dirigeant à son bureau, qui est éclairé par la fenêtre placée derrière, la salle est plus illuminée que jamais : « Ce sont des choses fort simples pour un psychiatre. Vous m’avez parlé de votre enfance… Peut-être découvrirons-nous que cela vient d’un incident datant de cette période. Vous dites n’avoir jamais connu votre père, qu’il est mort dans un accident mystérieux, dans les bois, avant votre naissance, et qu’à cause de cela, les autres enfants se moquaient de vous et traitaient votre mère de sorcière, de femme-chat. Ces drames d’enfance ont tendance à marquer l’esprit, à laisser des blessures... Mais nous allons essayer de réparer ces dommages, ne vous inquiétez pas.

Ce disant, le docteur revient vers Irena, qui lui demande ce qu’elle pourrait dire à son mari pour expliquer cela, lui qui, naturellement, voudra savoir. Que doit-on dire à son mari ? On ne lui dit rien, voila tout, répond le docteur (What does one tell a husband ? One tells him nothing). Les peurs secrètes d’Irena sont donc confidentielles. Quel soulagement !

Le plan suivant nous la montre rentrant chez elle, d’un pas joyeux : elle grimpe les marches de l’escalier, tandis qu’un air musical allègre accompagne ses pas. Le plan suivant nous la révèle arrivant à la porte (elle est vue de dos), et ouvrant celle-ci. On voit alors dans l’ouverture de la porte Alice Moore (Jane Randolph), l’amie sophistiquée de son mari. Elle porte un béret à la mode de l’époque, sa mise est manifestement très soignée, elle partage une cigarette avec le mari d’Irena. Irena la salue. On la voit de dos, donc, sur ce plan. On devine bien que son mari est à coté d’Alice, sur le canapé, mais il est masqué par le manteau noir d’Irena. On ne voit qu’Alice (ce plan fait-il écho à la peur mentionnée plus haut ? Je n’en sais rien, mais il l’évoque indirectement : elle a « mangé » son mari, surtout que le large manteau noir d’Irena, avec ses épaulettes, a une apparence un peu animale).
Alice lui demande comment ça s’est passé avec Louis, puis, se reprenant, heu… Le docteur Judd. Elle révèle alors qu’elle l’a connu sur une croisière, et que, malgré ses manières mondaines, il sait tout ce qu’il faut savoir sur la psychiatrie. Voyant Irena marquer un arrêt, Alice s’interrompt (la musique allègre s’est aussi faite moins forte, pour finir par disparaître complètement). « Hu-ho, moi et ma grande bouche », ajoute-t-elle, sentant qu’elle a commis un impair. « Chérie, Alice est au courant », dit son mari, se levant du canapé… « Je ne vois pas en quoi c’était nécessaire », répond Irena, choquée et manifestement furieuse (ha, la moue fachée de Simone Simon ! Sa petite voix tremblant de rage contenue). Alice prend ses cliques et ses claques, et, avant de partir, présente ses excuses à Irena en l’assurant que si elle et Oliver l’ont offensée, c’est purement involontaire. « Au revoir, Alice », conclut Irena en lui tournant le dos. Alice s’en va.

Irena s'alarme qu'il l'aie prise comme confidente, qu'il lui aie dit des choses intimes sur eux. Jusqu'où est-il allé dans ses confidences ? Oliver répond alors qu’il s’était adressé à Alice pour lui demander conseil, qu’on peut tout lui demander, qu’elle comprend tout… Cet échange est filmé latéralement, en laissant chaque protagoniste d’un coté de l’écran, un grand vide s’étendant entre les deux. Irena réplique, manifestement exaspérée : « Il y a des choses qu’une femme ne souhaite pas que d’autres femmes comprennent » (There are some things a woman doesn't want other women to understand). Elle quitte alors la pièce, un plan la suivant de dos pour montrer son départ.

Pour marquer la fin de la séquence (et le début de la suivante), je voudrais signaler une transition sonore que j’adore, qui est aujourd’hui désuète et inusitée, un abandon bien regrettable à mes yeux : le fondu au noir s’accompagne d’un mouvement de harpe, qui introduit la séquence suivante. Ce ploum-ploum-ploum musical liant deux séquences est une grande invention du sonore, un procédé d'une belle élégance, et on ne peut que regretter que, suite probablement à un épuisement du procédé par la télévision, il aie désormais été totalement abandonné…

En conclusion, cette séquence d'hypnose est une séquence qui expose le mal d’Irena, et l’illustre en même temps : elle a peur de se changer en « féline » et de dévorer son mari, mais on voit comment celui-ci nourrit en elle des pulsions rageuses. Et si l’argument du conte fantastique existe (la lecture premier degré du film, c’est une « panthère-garou »), et nous est révélé, on voit aussi que, des problèmes de compréhension existant avec ce mari (ainsi, sans doute que la jalousie à l’égard de la trop parfaite Alice), Irena peut être prise d’une réelle envie de le faire disparaître de rage. On voit ainsi la demoiselle passer d'un coté obscur (dans le noir, pendant l’hypnose) à la lumière des explications scientifiques, pour repasser à l’obscur dès que, confrontée à la vie réelle, elle éprouve une nouvelle contrariété.

On voit aussi, par le jeu de l’éclairage, que la lumière trace les ombres portées des personnages, qui ne disparaissent pour ainsi dire jamais, ou que, d’un plan, on peut montrer Irena effaçant son mari maladroit. Le cinéphile amoureux pourra aussi tomber sous le charme de la frimousse de cette petite femme déterminée mais doutant d’elle-même (à ceux qui partagent mon émotion, il est à noter le très beau texte-interview de Philippe Garnier sur Simone Simon dans son livre Caractères). Les démons qui habitent Irena la partagent entre attirance pour son mari, avec envie d’être pleinement femme qui l’accompagne, une épouse aux yeux du monde, et sa peur qu’il la rejette, sa jalousie des autres et son manque de confiance en elle, qui lui donne envie de « le dévorer ». Cet affrontement entre pulsions et raison, nourrie par le récit de la féline mangeuse de mari, est constamment souligné par une mise en scène précise et le jeu sur les ombres, la musique, ou un cadrage discret.

Mais surtout, ce qui est à mes yeux l’essentiel, Irena, par la contradiction qui l’habite, se présente en fin de compte comme une sorte de reflet du monde : la lutte qui se produit en elle est inhérente au monde en général, le particulier n’étant ici que l’illustration du tout. La féline nous parle donc de la lumière entourée des ténèbres, menaçant d’y basculer à tout moment. Que la lumière du film, tout comme l’héroïne, soit en permanence menacée de son avalement par l’obscurité nous en dit long sur la fragilité de sa victoire sur l’ombre… Le cinéma de Tourneur n’aura de cesse de mettre ce fait en évidence.
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mardi 23 mars 2010, The Omen 2 : Damien, de Don Taylor (1978)
Extrait choisi : La mort du pétochard (chapitre 18)

The Omen (La malédiction) était un film fantastique fort réussi, mettant en œuvre l’avènement de l’antéchrist, et les doutes de son « père », athée qui peine à ouvrir les yeux. Le succès du film poussa les producteurs à lancer une suite. Certes, celle-ci est à mes yeux bien inférieure au film de Richard Donner, mais garde de sérieux atouts dans la manche : une bande sonore de premier plan, grâce au compositeur Jerry Goldsmith qui compose avec les Omen l’un des plus brillants joyaux de sa carrière pourtant riche. Et un casting reposant sur un William Holden impeccable. A ce sujet, j’avoue m’être demandé si c’était William Holden qui avait fait venir sur ce projet son vieux compagnon de Stalag 17 (Don Taylor a été acteur avant de mettre en scène, essentiellement pour la télévision, malgré quelques films tels que celui-ci. Il a connu William Holden en tournant Stalag 17, de Billy Wilder, où ils se donnent la réplique), ou bien l’inverse, Don Taylor appelant son camarade à la rescousse... A moins que leur présence sur le même film ne relève du hasard…

Quoi qu’il en soit, dans cette suite, on suit l’oncle et père adoptif de Damien (l’antéchrist, donc) riche industriel qui doit prendre conscience de la véritable nature de son beau-fils avant qu’il ne soit trop tard, tandis que tous ceux qui approchent de la vérité tombent comme des mouches, et que Damien lui-même découvre sa vraie nature…

L’extrait qui nous intéresse est proche de la fin : Richard Thorn , appelé par son ami Charles Warren (Nicolas Pryor), le retrouve. Ce dernier, terrifié, l’entraine voir une fresque du XII° siècle annonçant l’apocalypse, sur laquelle le visage de Damien est clairement identifiable. Cette visite dans une gare de triage s’avèrera fatale pour le pauvre Charles… Quel plaisir de voir jouer William Holden. Ce comédien, sobre et élégant, incarne pour moi, dans le cinéma des années 70 une figure du cinéma à lui tout seul, celle de l'homme agé, mais digne et maitre de lui-même. Dans tous les cas, il aura connu une superbe fin de carrière pour un acteur possédant déja un parcours plus qu'honorable.

Notre séquence s’ouvre sur un taxi emmenant Richard Thorn à l’église où s’est réfugié Charles. On le retrouve dans l’église, qui salue le prêtre et lui indique être venu voir Charles. Le prêtre s’empresse de le conduire, en lui précisant qu’il est inquiet, parce que Charles s’est enfermé dans sa chambre, terrifié, refusant de parler à quiconque. Thorn arrive à la porte, frappe, celle-ci s’entrouvre et, dès que Charles l’a reconnu, il le fait entrer précipitamment. Les murs de la pièce sont bardés de colifichets religieux, crucifix, statuettes de la vierge…

Il s’empresse alors de parler de ce qu’il a vu, que c’est vrai, que la prophétie, qu’il a vu le mur, que la bête est sur Terre, il évoque Bugenhagen (un des premiers à avoir été mis sur la piste, puis tué « par un accident »). Alors que Richard essaie de le calmer et de comprendre ce qu’il dit, il finit par conclure qu’il faut absolument que Richard voie par lui-même. Mais où ça, demande Thorn ??

Le plan suivant est un plan de rupture brutal qui répond à la question : on voit le mécanisme d’accroche d’un wagon dans lequel un autre wagon vient s’accrocher, avec un assourdissant vacarme. Nous sommes dans une gare de triage. Par ailleurs, ce brutal enclenchement nous met en condition : c’est précisément le mécanisme qui, dans quelques dizaines de secondes, va tuer Charles le geignard…

Profitons-en pour digresser un peu sur une figure récurrente du film d’horreur/d’épouvante/catastrophe… Le paniqué qui se fait tuer. Souvent, dans un film qui cherche à créer la tension, la mort d’un personnage apparait tout indiquée pour mettre l’ambiance adéquate. Aussi, construire un personnage « à tuer » est une option à laquelle les scénaristes ont souvent recours : terrorisé, ce personnage se rend antipathique par sa lâcheté et sa panique, mais, en même temps, il tient un discours catastrophiste qui, bien qu’on n’adhère pas à son discours, transmet un peu de son inquiétude au spectateur. Enfin, souvent, le décès de ce personnage terrifié se doit d’être spectaculaire et cruel, permettant au spectateur de se réjouir de la disparition d’un personnage agaçant tout en confirmant l’ampleur et la cruauté du danger auquel sont confrontés les héros du film.
Une autre façon d’envisager ce type de personnage serait de considérer qu’ils sont tués par leur peur, le déroulement factuel de la mort n’étant qu’accessoire. En effet, contaminés par la peur du spectateur et la tension du film, ils en sont les fusibles, permettant par leur éclat ou leur disparition d’évacuer une partie de la tension (tout en la maintenant de façon durable par cette disparition). Spectateur, on sait que ce personnage est condamné quasiment dès son apparition (ou, plus précisément, dès qu’il bascule en mode panique). Quoi qu’il en soit, cette figure du film de peur, que j’appellerais la « mort du pétochard » trouve ici une parfaite illustration…

Nous retrouvons donc Richard et Charles marchant le long de la voie ferrée, l’un d’un pas sur, l’autre en tremblotant, comme paralysé par la terreur, presque plié en deux. Alors qu’ils progressent, ils sont doublés par un bulldozer portant à bout de pelle un énorme container. Le duo se met sur le coté, laissant passer le monstre d’acier, qu’ils contemplent un instant. Puis Richard incite Charles à reprendre la marche. Nouveaux plans de situation, cette fois-ci nous voyons une grosse locomotive électrique rouge qui s’arrête, puis qu’abandonne son personnel…

Notre paire arrive enfin au container Thorn industries, posé sur un wagon. Charles dit à Richard d’aller vite voir, mais de faire vite, car il est terrifié. Thorn s’exécute, tandis que Charles, tremblant, s’adosse au wagon en guettant de toute part. Tandis que Thorn ouvre les portes du container, nous revenons à la grosse locomotive arrêtée vue précédemment. Un plan notamment s’attarde sur le levier du frein. Soudain, une musique jaillit, violente et effrayante, les terribles chœurs satanistes de Goldsmith accompagnent l’action, dont on sait tout de suite qu’elle sera sanglante… Le levier du frein se défait tout seul, les roues de la locomotive se mettent en marche, la bête mécanique avance.

On revient sur Thorn, dans le container, qui accède péniblement à la caisse qui contient le Mur, et la peinture qui l’intéresse, tandis qu’à l’extérieur, de l’autre coté, adossé contre la « pince » du wagon au repos, Charles embrasse son crucifix avec des yeux hagards. La musique a adopté un rythme saccadé rappelant à point nommé le rythme d’une locomotive. Un plan nous montre justement la loco qui avance fort vite. Alors qu’elle arrive à un embranchement, hop ! L’aiguillage change tout seul, et on comprend que la loco va régler son compte à Charles…

Alors que le Thorn voit enfin la peinture, et nous découvrons à ses cotés le vrai visage du mal : Damien et son clair regard, ses yeux verts scrutant son père le temps d’un plan, tandis qu’en montage alterné la loco se précipite sur le wagon du container Thorn. Et la collision a lieu : ce wagon est emporté, poussé par la locomotive qui s’est jeté sur lui. Charles est alors saisi par le mécanisme d’accroche du wagon, qui le soulève, et roule, poussé par la loco, jusqu’au wagon suivant dans lequel il s’encastre avec fracas, alors que nous avons pu apprécier les gesticulations d’un Charles porté dans les airs en direction du choc fatal. Un dernier plan sur les roues des wagons nous montre les pieds du pétochard, encore secoués de spasmes, mais déjà sans vie.

Là encore, il y a matière à digression : dans le fantastique du premier opus, c’était un ensemble de coincidences qui débouchait sur les morts des ennemis de Damien. Ici, plus de trace pour un quelconque doute, plus d’ambiguité ou de demi-mesure : les objets bougent tout seul, dirigés par une main invisible dont nous constatons la présence grace à une caméra qui révèle tout. Ce procédé me parait malheureux : loin d’accroitre le coté inquiétant de l’affaire, il l’épuise au contraire. Signalons qu’il a été repris notamment dans les plus mauvais épisodes de Destination Finale, où la main du destin apparait tantôt comme le fruit d’un hasard, tantôt d’une action invisible. Que préférer ? La première option laisse (en théorie du moins) le choix au spectateur de croire ou non à l’élément surnaturel, puisque rien de magique ne s’est produit de façon incontestable… Dans le second choix, le mal agit ouvertement. On peut penser qu’ainsi, il est plus effrayant, mais je ne le pense pas. Pour citer un film malin « Le plus grand tour du diable a été de convaincre le monde qu’il n’existait pas ».
D’ailleurs, ici, puisque cette main invisible semble omniprésente, pourquoi attend-elle ce moment-là pour agir ?? Pourquoi pas avant ? La mise en scène, ici, appuie cet arbitraire d’une mort bien alambiquée (pourquoi, par exemple, ne pas avoir fait déraper le bulldozer avant ? Pourquoi une locomotive située à des centaines de mètres, nécessitant l’opération d’un aiguillage en plus) dont les enjeux deviennent obscurs et peu crédibles, même dans la logique interne au récit.

Par ailleurs, Notons, concernant les morts, que The Omen est une intéressante illustration de l’évolution graphique de la mort à l’écran. Des morts spectaculaires, mais « propres » du premier opus aux grandes gerbes de sang du dernier élément du cycle, puis aux effets CGI du remake, on peut clairement retracer les grandes orientations dans ce domaine. Ici, on va donc plus loin que dans le premier, avec une touche « qui fait vrai », comme avec les spasmes des pieds de Charles, qui ajoutent un soupçon d’horreur à sa terrible fin.

Trèves de digression, on reprend sur Richard, sur lequel le mur est tombé lors du choc, mais sans gravité. Il se dégage des décombres, sort du wagon et se dirige là où était Charles. Il découvre son corps pris entre deux wagons, et observe le cadavre de son ami. Un gros plan sur son visage conclut la séquence : désormais, il sait, il est convaincu.

Malgré l’efficacité de la musique, notons tout de même que la séquence m’apparait comme médiocrement mise en scène. D’une part, trop de transitions ralentissent l’action : on voit d’abord Thorn arriver en taxi, puis entrer dans l’église, puis aller jusqu’à la chambre de Charles. Plus tard, après le drame, on observe Thorn sortir du wagon et aller voir son ami dans un plan long. Tous ces déplacements pénalisent le rythme, détendent l’action.
Par ailleurs, la mise en scène explicite tellement les choses qu’aucune surprise n’est possible. Comme on l’a vu, la caméra se place au lieu où l’action invisible va jouer, du coup on n’est pas surpris de la voir se dérouler. Par exemple, un plan nous révèle l’aiguillage alors que la musique bat son plein, on sait que l’aiguillage va se déplacer pour permettre à la locomotive d’aller à son but fatal.

Bref, si l’on s’amuse encore à voir grandir Damien, force est d’admettre qu’en termes de mise en scène, ce deuxième opus peine à convaincre, la faute à un fantastique mal exploité et à des placements de caméra longuets et/ou trop explicites. Mais on ne va pas bouder son plaisir pour autant, la mort du pétochard, figure obligée du film d’épouvante, est toujours aussi jubilatoire, et la musique de Jerry Goldsmith suffit à donner au film une ampleur qui lui permet de toujours plaire.

Le film aura encore deux suites d’intérêt décroissant, puis un remake (toujours d’intérêt décroissant). C’est dire si le succès aura encore été au rendez-vous. Pour moi, si ces films sont sympathiques, c’est avant tout par leur bande originale qu’ils méritent sérieusement d’entrer dans la légende. Une référence incontournable pour ce qui est de la musique de film inquiétante, que j’écoute et réécoute régulièrement sans me lasser…
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par Anorya »

Je tente le coup... Petite flannerie (visuelle) sur Wings of Honneamise (Yamaga - 1987).

L'ouverture des Ailes d'Honneamise (chapitre 1), le film qui créa véritablement le studio de la Gainax (avec un certain Hideaki Anno dedans).

Il s'agit de la voix-off du narrateur qui est aussi le personnage principal du film. J'ai choisi ces moments parce qu'ils sont pour moi assez représentatif à la fois du personnage principal mais aussi de la fascination qu'entretient l'ensemble d'un film qui est assez cher à mes yeux (et ce malgré la qualité pas tip-top du dvd manga video/Pathé). Chaque capture représente donc un plan (avec ces actions à l'intérieur de celui-ci) et je fais en sorte que la voix (le texte) suive les images comme dans le film.

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"Je suis un garçon tout ce qu'il y a de plus ordinaire, issu de la petite bourgeoisie.

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J'ai grandi à la campagne, entouré d'arbres, de champs, de ruisseaux. Le milieu de l'échelle sociale à ses bons côtés. Je n'ai jamais ressenti cette frustration que peuvent connaître les pauvres et je ne suis pas revenu de tout comme la plupart des riches.


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Vous dire si c'est un avantage ou un inconvénient, je n'en sais rien. Par contre, quand j'étais môme, je savais ce que je voulais : L'aéronavale et ses jets hyper-rapides. J'étais attiré par un aimant par ses oiseaux géants qui déchirent le ciel à la vitesse de l'éclair.


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J'aurais tout donné pour avoir des ailes moi aussi... Pour pouvoir caresser le vent... Ma décision était prise, je serais pilote ! Pour ça, j'avais besoin de l'aéronavale. Seulement, l'aéronavale n'avait pas besoin de moi.


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L'université a fini par me donner un diplôme mais pas celui que j'espérais. J'étais parti pour atteindre des sommets, et j'ai dû me poser en catastrophe en cours de route.


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Je suis revenu à la case départ au milieu de l'échelle...
Au milieu d'une aventure nommée Aerospatiale."


Puis le générique d'ouverture débute. Il s'agit d'une suite de surimpressions de croquis au lay-out et feutre pantone en bichromie qui défile très très vite. Des situations, des hommes de pouvoir, des personnages et moments importants qu'on jureraient issus de la propre Histoire de notre Terre, pourtant, c'est trompeur puisque tout le film se déroule dans un autre univers, entièrement recrée (et avec quel soin !) de toutes pièce qui semble à l'apogée de ses 50's.

Je ne met qu'une petite partie de tout ce qui défile.
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Le dernier croquis figure des stores. C'est là que le film démarre véritablement et ceux-ci sont en fait le fond du décor d'où l'adolescent qu'était Shiro relève la tête, une quinzaine d'années et des désillusions en plus...
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;)
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

jeudi 20 mai 2010 mars, Bride of Frankenstein, de James Whale (1935)
Extrait choisi : Alone... Bad... Friend... Good... (chapitre 10)

Pour tout amateur de fantastique, Bride of Frankenstein est une référence de poids. Parmi les innombrables monstres Universal qui firent le bonheur des amateurs dans les années 30, Frankenstein se voit ici attribuer d’étranges particularités : non content d’être un monstre, un assemblage de cadavres en décomposition, il souffre d’un mal tout à fait humain. Il souffre de solitude, et, si les hommes le pourchassent, c’est plus par une incompréhension mutuelle, parce qu’il est différent, que parce qu’il est réellement maléfique. Par cette particularité, Frankenstein allait devenir le premier d’une longue série de monstres émouvants, dans lesquel quiconque s’est senti un jour rejeté peut se reconnaître.

Cette figure, romantique en diable (elle découle de figures littéraires, et probablement de King Kong, dont la créature est avant tout victime d'un chagrin d'amour), du monstre incompris et esseulé traversera tout le courant fantastique pour éclater dans l’œuvre de Tim Burton, qui en usera, peut-être, un peu trop. Reste que Bride of Frankenstein dépasse largement le cadre du genre fantastique auquel il appartient, tant il offre le récit universel d’un être incompris et malheureux, persécuté pour sa différence. Parmi les nombreux exégètes du film, certains suggèrent que si James Whale, talentueux réalisateur un peu oublié de nos jours (malgré l’excellent et récent film Gods and Monsters, de Bill Condon (1998), qui lui rendait un hommage plus qu’appuyé, mais ne fut même pas distribué en France, malgré une prestigieuse nomination à l’oscar du meilleur film et un casting en or), s’attache ainsi au monstre, c’est qu’il a su tirer inspiration de sa propre homosexualité, qui fait de lui un monstre aux yeux de certains, une analogie à la nature du monstre, en ce qu’elle l’isole des autres et rend sa quête de compagnie si difficile et tragique... Pour info, Whale a toujours prétendu le contraire.

Dans la séquence qui nous intéresse, la créature (Boris Karloff, étonnant de justesse) erre dans les bois. Elle entend un morceau de musique, et, suivant ce son qui l’intrigue, va se lier d’amitié avec un ermite aveugle qui bénira le ciel de lui avoir donné un compagnon. Une fructueuse amitié commence alors, jusqu’à ce que des chasseurs, de passage, identifient la créature, et l’obligent à abandonner ce havre de paix…

La séquence étant plutôt longue, j’éviterai de trop rentrer dans le détail de son découpage. Il suffit de savoir qu’il est fort classique, jouant sur les valeurs de plan (ensemble, américain, rapproché) selon les situations, avec une caméra qui ne bouge pas, le tout se déroulant dans un cadre étroit (la cabane de l'aveugle). L’éclairage laisse clairement voir les visages des uns et des autres, on ne joue pas ici sur les ombres, ni sur l’ambiance (seuls les quelques plans autour du feu de cheminée prennent un coté pictural, évoquant l’ambiance d’une veillée au coin du feu). Certains gros plans raccordent mal avec l’action générale, comme ça arrive parfois dans le cinéma de cette période, sans que cela gêne en rien le déroulement de l’action. Au contraire, ces inserts permettent d’insister sur l’émotion de tel ou tel personnage, et les qualités de jeu des comédiens font vite oublier la légère faute de raccord.

La séquence s’ouvre sur la créature en pleine course, dans les bois, qui s’arrête : entendant une musique, le monstre tend l’oreille. On joue l’Ave Maria (musique douce et plaisante s’il en est, presque un cliché de nos jours) au violon. Signalant son émotion avec de petits cris affectés, la créature se dirige vers la maison avoisinante (une cabane en rondins). Se mettant à la fenêtre, le monstre aperçoit un vieil homme (O.P.Heggie) jouant du violon. Celui-ci marque un arrêt, ayant entendu un bruit, sort et appelle de devant sa porte. Mais la créature s’est cachée. Le vieillard retourne à son instrument, tendant la main devant lui pour éviter une poutre (geste innocent qui nous signale sa cécité). Cette fois-ci, le monstre se met à la fenêtre, écoute la musique, puis se décide à ouvrir la porte. Il l’ouvre en grand en poussant un rugissement, s’attendant probablement comme d’habitude à provoquer des cris de peur.

Mais, au contraire, l’ermite l’invite, lui suggère de se présenter. Comme la créature reste interloquée dans l’entrée, le vieil homme vient vers lui, lui intimant des paroles aimables et lui proposant de l’aide s’il était en difficulté. Il ajoute même que cet « ami » n’est pas obligé de parler de ses problèmes s’il ne le souhaite pas. Il porte la main sur le bras du monstre, qui se raidit en grognant fortement. Mais le vieil homme remarque à peine cette mise en garde, il a surtout compris que la créature est blessée. Il la prend alors par la main, la faisant entrer, puis asseoir sur son lit. Dans toute cette séquence, le vieil ermite est la figure de la bonté même : ouvert, accueillant, compréhensif et doux. On comprend aisément que la créature se laisse faire, et l’on s’émeut même de ses tentatives pour parler lorsque le vieillard l’interroge.

Le vieux fait asseoir le monstre, puis lui demande qui il est. On voit alors la créature tenter de parler, mais elle n’émet que de petits sons doux. Après avoir dit qu’il ne le comprenait pas, l’ermite se dit que son nouvel ami est peut-être handicapé (Perhaps you are afflicted too… I can not see, and you can not speak). Il lui demande alors de poser sa main sur son épaule, s’il comprend ce qu’il dit. La créature s'exécute. Cette première réelle tentative de communication envers la créature est bouleversante. Le vieux va lui chercher à manger, puis le fait coucher, en remerciant Dieu de lui avoir envoyé un compagnon d’exil, alors que la solitude lui pesait. Discrètement, une musique douce et nuancée (une reprise de l’Ave Maria à l’orgue) a repris en accompagnement de la scène, à partir du moment où l’ermite établit une relation avec le monstre (quand elle lui met la main sur l’épaule, et qu’il se dit qu’il a enfin un ami). Cette musique gagne en puissance lorsque l’ermite fait se coucher le monstre, et prie le seigneur. Ce moment se conclut sur un gros plan sur la créature, qui pleure d’émotion en entendant combien il est le bienvenu ici (Boris Karloff est admirable dans toute la scène, tant il parvient à émouvoir avec peu de chose, malgré le handicap d’un déguisement de monstre). Fondu au noir tandis que l’ave maria touche à sa fin…

La séquence pourrait s’arrêter là, mais j’ai tendance à considérer toute la portion du film qui se déroule avec l’ermite aveugle comme d’un seul tenant, et nous allons donc examiner la suite de ce formidable passage.

On rouvre donc l'iris sur l’ermite, à table, la créature en face, assise également. L’aveugle entame « A présent, notre leçon du jour : ceci est du pain ». On comprend que du temps a passé depuis la scène qui précède. Il brandit un quignon, que la créature prend et mange, en souriant. Puis elle balbutie… « Pain », manifestement enchantée de se découvrir capable de parler.
L’aveugle prend ensuite une cigarette, qu’il allume en enflammant une allumette. S’ensuit un moment très confus, où le monstre rugit de peur, en agitant les bras (mais en restant assis), tandis que l’aveugle rit à gorge déployée en allumant sa cigarette. « Non, non, fumer, c’est bon ! » Assure-t-t-il au monstre en lui tendant sa cigarette. Ce dernier s’empare de la chose, inspire la fumée, puis, au bout de quelques taffes, rit à son tour en affirmant « Good ! ». « Autrefois, j’étais seul, reprend, songeur, l’aveugle. Il n’est pas bon d’être seul… » « Alone… Bad !! » (seul ! mauvais !) enquille le monstre, également perdu dans sa reflexion. « Friend.. Good ! Friend good ! » Et la créature de saisir par les bras son ami, tout content qu’il est de ne plus être seul.

Plus encore que sur son découpage fort simple, toute cette séquence repose vraiment sur le jeu des deux comédiens, dont l’entente parfaite est communicative : l’un est tellement heureux d’avoir un compagnon que sa vie rurale parait plaisante, idyllique, l’autre, qui balbutie comme un enfant, tremble devant un monde qu’il peine à comprendre (la menace du feu), mais sait aussi rire et apprécier les bonnes choses, comme la compagnie d’un ami ou le plaisir d’un morceau de pain à grignoter. En peu de mots, on a tout compris d’une amitié qu’on sent profonde et émouvante. Il est à noter que James Whale tenait particulièrement à cet acteur pour son ermite, et qu’il n’a pas hésité à faire prendre du retard au film lorsque O.P.Heggie fut indisponible pour tourner sa séquence, histoire d (chose très rare pour un second rôle). On se souviendra aussi qu’au départ, Karloff répugnait à reprendre le rôle de la créature. On ne peut que se réjouir qu’il se soit laissé convaincre, tant il a su donner à son personnage un savant équilibre de naïveté (comme dans cette séquence) et de rage.

A présent, reprend l’aveugle, en se levant, ceci est du bois. « Bois » reprend la créature. « On s’en sert pour le feu, indique l’aveugle en mettant la buche dans l’âtre où brule un feu. La créaturue s’agite alors, manifestement effrayée, en grognant. « Non, non, le feu est bon ! » affirme l’ermite. « Fire… No good » répond le monstre en suggérant d’un geste le fait de se bruler. « There is good, and there is bad. » Conclut l’aveugle, philosophe… « Good… Bad… » semble réfléchir le monstre. Puis, il se tourne vers le violon du vieil homme, le lui tend en assurant « Good ! », avec un rire joyeux et impatient. L’ermite s’assied près du feu, et entame un morceau de musique dansant, tandis que la créature s’assied près de lui, balançant son immense corps dans le ton avec une joie éclatante…

Surviennent alors deux passants, qui entrent en demandant si l’ermite peut aider deux chasseurs perdus dans les bois à retrouver leur chemin (notons au passage qu’un des deux chasseurs n’est autre que John Carradine, comédien très apprécié des cinéphiles, et rarement aussi anonyme qu’ici). Alors que l’ermite leur fait signe d’entrer, ils reconnaissent (avec une horreur appuyée) la créature. Le monstre se lève, inquiet.

« il s’agit de la créature de Frankenstein, constituée de cadavres humains, un démon qui ravage le pays depuis des semaines » déclare Carradine, tandis que son comparse charge son fusil. Mais le monstre ne le laisse pas faire, il le lui arrache des mains. Il court alors après Carradine, qui charge aussi son fusil. Dans la cohue, la paille d’un balai tombe dans le feu de la cheminée, la maison s’enflamme à grande vitesse. Une musique brutale et claironnante accompagne la brutalité de la scène, qui met fin à la quiétude des moments précédents.

Le vieillard est évacué manu militari par les chasseurs, alors que les flammes et la fumée envahissent la cabane, en maugréant « no, no, my poor friend ! Why do you do this » (Non, non, mon pauvre ami, pourquoi faites-vous/fais-tu cela ? mais l’indétermination en anglais fait qu’on ignore s’il parle aux chasseurs (vous) ou à son ami (tu), ce qui donne à sa lamentation un double sens, qui interroge l’action des chasseurs comme celle de la créature). Le monstre, lui, est acculé par le feu dans la maison. Lorsqu’il peut enfin sortir, il ne trouve plus son ami, et s’enfonce à nouveau dans les bois… Désormais, le monstre ne connaîtra plus le repos jusqu'à la fin.

Pour qui a vu le film, il est évident que cette séquence en est une clé : elle laisse entrevoir la possibilité pour le monstre d’une vie où il serait accepté et pourrait vivre paisiblement. Elle souligne qu’il n’est pas méchant en lui-même, qu'il peut aimer, ce en quoi il se distingue des autres créatures de la famille Universal de l’époque. Donnant au film une portée ample et profonde, évoquant le sort d’un être condamné à la solitude (Alone… Bad !!), aspirant à la compagnie d’un de ses semblables (ou à défaut d’un ami), cette séquence, alors qu’elle tranche radicalement avec le ton brutal et sensationnel du reste du film, fait office de caisse de résonance de la problématique du film, et permet de révéler la complexité de la créature. C’est probablement l’une de mes séquences préférées du cinéma dans son ensemble.

Au final, nous avons ici l’un des fleurons de l’age d’or du cinéma fantastique, et l’une de ses séquences les plus fortes, tant par ses qualités propres que par l’influence durable qu’elle exercera sur de très nombreux artistes, cinéastes et autres, ainsi que sur le genre fantastique dans son ensemble, qui sera désormais souvent parcouru par des monstres incompris et aspirant à un peu de compréhension, d’Edward Scissorshand à Casper le gentil fantôme. Le paradoxe est que James Whale peinera à acquérir un statut de cinéaste majeur (malgré quelques autres réussites), et que Boris Karloff finira par se spécialiser dans des rôles de ce type, aucun des deux ne retrouvant, à mon sens, une œuvre de la force de The Bride of Frankenstein.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

vendredi 28 mai 2010, Rocco et ses frères, de Luchino Visconti (1960)
Extrait choisi : Ginetta no ! (chapitre 13)

Luchino Visconti est considéré par beaucoup, et je fais partie du nombre, comme un des plus grands cinéastes italiens. Sans doute des films tels que le guépard ou Rocco et ses frères, diffusés dans de prestigieuses soirées cinéma à la télévision, ont contribué à ma conscience cinéphile naissante, à un age où ces films m’émeuvaient sans que j’en saisisse peut-être complètement la portée. Rocco et ses frères est un film qui parvient à mélanger la richesse du néo-réalisme avec son récit social et sa description d’une famille miséreuse, en plein exode rural, dont les valeurs se perdent au contact brutal de la vie moderne, avec le glamour du cinéma italien, la beauté d’Alain Delon et d’Annie Girardot ayant marqué des générations par leur élégance toute cinématographique, et le lyrisme puissant et tout cinématographique du drame qui se joue devant nos yeux de spectateurs.

Dans ce film, on suit les frères Parondi, venus à Milan gagner leur vie avec leur mère, vivre dans la misère, pour progressivement se bâtir une vie sur de nouveaux modèles qui renvoient l’ancien système de valeur aux oubliettes, une vie moins humaine, moins chaleureuse, plus dure, plus cruelle, où les valeurs morales sont plus difficiles à défendre, comme le constatera le malheureux Simone, qui n’était pas assez solide pour ces bouleversements. La séquence qui nous intéresse est brève. Nous y voyons Rocco rentrer de son service militaire. Il débarque chez lui, dans un nouveau logement social, où sa mère l’accueille. Elle lui apprend que ses frères assistent au baptème du fils de Vincenzo, l’aîné de la fratrie, mais qu’elle n’y va pas. Nous profiterons de cette séquence, sans véritable enjeu narratif, pour observer comment, en une poignée de minutes et quatre plans, Visconti parvient, dans son film de 192 minutes, à faire passer des informations cruciales et authentiques sur le temps qui passe et le cadre de l’action.

Nous commençons dans le hall de l’entrée. Rocco (Alain Delon, jeune et fort beau) entre, en tenue militaire. Il va sonner à la porte d’entrée. Sans bouger, la caméra panote légèrement pour suivre l’action. Sur la porte, on peut lire « Parondi ». On comprend donc qu’il rentre chez lui à la fin de son service militaire ou en permission. On note surtout l’aspect « moderne » de l’immeuble dans lequel on est, qui tranche carrément avec l’ancien domicile des Parondi, désormais relogés dans un immeuble social, de construction récente. Cet immeuble incarne aussi, d’une certaine façon, un passage à la modernité.

La porte s’entr’ouvre (le loquet est mis), et l’on aperçoit le visage de Madame Parondi (Katina Paxinou, prestigieuse actrice grecque ayant tourné à Hollywood et gagné un oscar du meilleur second rôle dans For whom the bell tolls (Sam Wood), ici dans son premier rôle italien).D’abord méfiant, ce visage s’illumine dès qu’il reconnait Rocco. « Rocchino mio ! » s’exclame la dame. « Mamma ! » répond le fils avant d’embrasser sa mère, une fois la porte ouverte. La caméra panote pour suivre l’entrée de Rocco, et filmer l’étreinte en révélant en arrière-plan l’appartement moderne, manifestement neuf, avec, au fond du plan, une vue sur une cour intérieure. On sait qu’on est dans le nouveau logement social où ont été logés les Parondi (ils en parlaient auparavant)…

On coupe sur un second plan, la caméra est à présent dans le salon de l’appartement. Elle suit l’entrée de Rocco et de sa maman dans le salon, elle lui dit qu’il va pouvoir l’aider à placer son lit qui n’a été livré qu’avant-hier. On découvre un intérieur propre et fonctionnel, assez caractéristique des logements sociaux des années 50. Elle attire Rocco à la fenêtre, pour ameuter les voisins, et leur dire que Rocco est arrivé, comme il est beau. La caméra peut panoter jusqu’à révéler les fenêtres du salon, après avoir montré les chaises renversées sur la table (l’intérieur est bien tenu) derrière Rocco et sa mère. Entre ces deux fenêtres, d’ailleurs, est accrochée une photo du mariage Parondi, souvenir des temps anciens, et d’un ancien mode de vie.
On aperçoit par la fenêtre des gens, au fond, dans un couloir couvert en extérieur. Vague réponse des gens en arrière-plan, qui saluent à l’appel de Madame Parondi. Alors, comment trouves-tu la maison, demande la Mamma. Elle est très jolie, répond Rocco. Tu sais, j’ai gardé le portrait de Saint Rocco au dessus de mon lit. Rocco acquiesce, et demande à sa mère si elle va bien. La malheureuse répond que non, que ses dents lui font souffrir le martyr.

Un troisième plan, en contrechamp (on tourne donc le dos à la fenêtre), sur Rocco en plan rapproché (à gauche du cadre, en arrière-plan, on aperçoit des photos de famille, montrant les frères Parondi, collées au mur, et, sur la droite, des coupes sans doute gagnées par Simone, le frère boxeur de Rocco). Un peu gêné, mais toujours affectueux, Rocco s’étonne qu’il n’y ait personne. Tes frères seront de retour vers midi, le rassure la mamma. La musique de Nino Rota surgit alors brièvement, Rocco est surpris de ne pas voir respecté le rituel de l’accueil. « Oui, mais j’avais choisi exprès d’arriver un dimanche… Je t’avais écrit pour l’annoncer. Je pensais même, peut-être, que Ciro viendrait me chercher à la gare ». La mamma ne s’attarde pas là-dessus : elle entre dans le champ (à la droite de l’image, donc) lui prend la tête dans les mains, et lui dit qu’en les attendant, il va l’aider à choisir le lieu de son nouveau lit. Elle l’emmène dans la chambre.

Dernier plan, fixe celui-ci, la caméra est posée dans la chambre des garçons. Madame Parondi y pénêtre, Rocco derrière lui, en lui disant qu’elle et Luca dorment dans le salon, et que lui, Ciro et Simone dormiront ici. Elle s’assied sur le lit (pas encore fait, les draps sont pliés au bout, elle est sur le matelas), se prend la main dans la tête, se tourne vers Rocco, et lui révèle : « Ils sont tous avec Vincenzo, qui baptise son fils ».
- Mais, maman, pourquoi tu n’es pas avec eux ?
- Mais, je t’attendais !
- Allons vite les rejoindre, alors, Mamma…
- Non, il est trop tard, ils ne vont pas tarder.

Rocco regarde alors sa mère : « Maman, tu n’es pas toujours fâchée avec Vincenzo, quand même. »
- Non, non, pas avec Vincenzo, il vient me rendre visite très souvent, tu sais. Donc je ne lui en veux pas, à Vincenzo.
- Alors, c’est Ginetta ?? Tu ne lui as pas pardonné ?
- Ginetta, non !
- Mais, maintenant qu’elle a un fils…
- Tu crois que ses parents acceptent de recevoir Vincenzo ? La maman se reprend, puis dit à son fils d’aller les rejoindre. « Merci maman », répond Rocco, qui part vite retrouver ses frères. Fin de la séquence…

Pour mémoire, la dispute dont il est fait état ici est une des premières fractures du film. En effet, dans les premières séquences du film, Vincenzo, jeune immigré du Mezzogiorno à Milan, allait épouser Ginetta, originaire du même village que lui, également milanaise à présent, lorsque surviennent, en pleine fête de mariage, sa mère et ses frères, qui ont quitté le village natal. Lorsque ceux-ci ont annoncé qu’ils ne savent même pas où ils passeront la nuit, mais s’en remettent à Vincenzo, l’aîné de la famille, c’en est trop pour les parents de Ginetta qui, déjà, s’inquiétaient de devoir prendre en charge le jeune couple dont la situation financière n’était guère brillante. Il en a résulté une véritable crise, une dispute qui finit par le départ des Parondi. Mais il s’agissait aussi d’une première confrontation entre un mode de vie rural (je viens, tu m’héberges) et un mode de vie moderne, plus brutal et individualiste, avec le bouleversement des valeurs qu’impliquent ces deux approches. En particulier, le lien fort qu’est l’origine (le même village du Mezzogiorno, ce qui est même souligné à un moment où des oranges du pays sont goutées), perd toute valeur dans ce nouveau paysage urbain. C’est le revenu qui compte, l’argent.

Cette séquence, brève, est une transition entre deux périodes du film. Elle pourrait paraître anodine dans son role de liaison. Mais lorsqu’on se penche dessus, comme nous le faisons ici, on constate que Visconti en profite justement pour exploiter cette transition pour nous transmettre un maximum d’informations :

- Sociales, puisque nous découvrons l’appartement social, dans lequel la famille a été relogée, typique des quartiers populaires des années 50. Visconti poursuit sa description minutieuse d’un mode de vie particulier, dans l’approche réaliste qui confère une grande vérité au film.
- Familiales, puisque l’on voit que la brouille familiale du début n’est pas finie, loin s’en faut, qu’on a vu les coupes gagnées par Simone, et qu’on assiste au retour de Rocco, nouveau centre du récit.

- Enfin, Visconti approfondit le thème qui enserre tout le film, celui de la perte des valeurs ancienne, du pays rural qu’on a dû quitter pour la vie moderne et son cortège de tentations, de frustrations, de valeurs individualistes et d’inégalités. Ainsi, lorsque la maman appelle ses voisins pour leur signaler le retour de Rocco, c’est à peine si on lui répond. On est loin de la fête au village, où on imagine que les gens salueraient Rocco, ne serait-ce qu’au passage. Rocco lui-même est gêné que ses frères ne soient pas là pour l’accueillir. Plus loin, on voit que la fracture avec la famille de Ginetta ne s’est pas résorbée : la dispute est grave. Une grand-mère qui ignore le baptême de son petit-fils, c’est la fin d’un certain mode de vie, d’un type de lien familial particulier (de fait, dans la séquence suivante, où Rocco rejoint ses frères pour le baptême, ils sont seuls, là où l’on sait que dans un village du Mezzogiorno, une telle solitude n’aurait pas été envisageable, le baptême impliquant une fête au niveau de la communauté).

Ca fait beaucoup, au final, pour une insignifiante séquence de 3 minutes dans un film de 3 heures. Mais c’est l’occasion pour nous d’observer le souci du détail de Visconti appliqué à une séquence qui, sans avoir marqué personne (il ne s’y passe rien d’important, et je suis certain que la plupart des amateurs du films ne s’en souviennent pas après coup), renforce la thématique du film, et l’ancre encore un peu plus dans sa réalité sociale.

Pour ma part, j’apprécie surtout la part qui est ici donnée à Katina Paxinou, dont j’étais auparavant persuadé qu’elle était italienne (lorsqu’elle parle de ses dents qui lui font mal, elle a des gestes avec les mains qui font vraiment très italien), et dont le casting révèle un souci par le metteur en scène d’instaurer un personnage essentiel, mais discret. Dans cette petite séquence anodine, on peut lui laisser prendre sa place, elle y éclate d’une grande justesse de jeu : on est dans le nouvel appartement tenu par Madame Parondi, la Mamma par excellence.

Rocco et ses frères connaîtra un certain succès, et gagnera le lion d’argent à Venise. C’est un des films qui révèlent Alain Delon au grand public (Delon aura eu la chance/le flair d’enchainer de très bons films, qui le placeront vite sous les projecteurs). Pour les cinéphiles, c’est un des plus brillants fleurons du cinéma italien, qui boucle avec brio la période néo-réaliste, et amorce une autre période dans la carrière de Visconti, moins réaliste et plus lyrique, mais tout aussi ponctuée de films merveilleux.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

jeudi 8 juillet 2010 mars, Munich, de Steven Spielberg (2005)
Extrait choisi :Allo ? (chapitre 6)

Et voici une deuxième flanerie du coté de chez Spielberg, à des années-lumières pourtant de la précédente. Car autant E.T. était le film commercial, quoique personnel, d’un jeune réalisateur talentueux, ici Munich est un film de maturité, le film d’un cinéaste adulte qui interroge ses convictions intimes, en tant que juif américain (et pro-Israélien), un film qui se veut aussi une reflexion sur un contexte contemporain et politique qui n’appelle pas de réponse simple.

Le film de Spielberg, tourné dans une certaine urgence, et avec une discrétion compréhensible, évoque les représailles par Israël, envers les responsables des attentats du septembre noir à Munich. Le film suit le parcours mortifère du groupe constitué à cette fin, dans une course qui finit par brouiller les frontières entre le bien et le mal, et interroge la pertinence d’une vengeance aveugle, dans un monde où le manichéisme n’a pas sa place... Le film extrapole son récit à partir de faits réels, ce qui rend ses enjeux d’autant plus intéressants.

Dans la séquence qui nous intéresse, nous sommes à Paris, où le groupe organise la mort de Mahmoud Hamshari, un représentant de l’OLP, en mettant une bombe dans son téléphone. On verra comment les « vengeurs » manquent de peu le dommage collatéral, lorsque la fille de Hamshari décroche le téléphone à sa place. Cette séquence pose les bases d’un questionnement sur la pertinence de cette action par le personnage principal, Avner Kaufman (Eric Bana).

Notre séquence s’ouvre sur une place parisienne, où nous suivons une camionnette citroën de la poste (panoramique de la place vers une rue, où la camionnette se gare, laissant descendre 2 hommes déguisés en agents d’EDF ou des télécoms, qui traversent la rue pour pénétrer dans un immeuble dont sort une petite fille et sa mère, qui, elles, entrent dans une grosse voiture noire garée en double file, et dont le chauffeur tient la porte. En arrière plan on aperçoit un quidam qui se dirige aussi vers la porte d’entrée. Notons la virtuosité de ce plan au steadicam tourné par Daniele Massaccesi (qui, précision anecdotique, mais les amateurs apprécieront, n’est autre que le fils du réalisateur Joe d’Amato), et signalons que l’ensemble de la séquence va beaucoup se jouer au steadicam, dans une fluidité de mouvement qui fera écho à la fluidité d’une opération soigneusement préparée à l’avance.

Un second plan, cette fois-ci en plongée dans la cage d’escalier (on voit la scène à travers les barres de la rambarde), nous montre les trois hommes se rejoindre sur le palier : on commence sur Hans (Hans Zischler) montant les escaliers en enfilant des gants (il garde une parfaite élégance, en imperméable et costume cravate, ce qui contraste avec la tenue des autres), rejoignant à l’étage ses complices en bleu de travail et casquette, Avner (Eric Bana) et Robert (Mathieu Kassovitz). Ceux-ci sont en train de s’affairer sur la serrure, tout en assurant de regards rapides que personne ne les observe.

Plan suivant, en steadicam : on est à hauteur d’épaule, Robert ouvre la porte, et entre, on le suit pénétrant dans l’appartement, en travelling avant : on s’immerge totalement aux cotés du personnage, la caméra l’accompagne, restant tout juste un mètre derrière lui. Nous pénétrons donc l’appartement par un couloir, traversons une pièce avant de prendre à gauche dans une seconde pièce. Là, la caméra se « décolle » du dos de Robert, pour cadrer la pièce, qui contient une console près d’une vaste fenêtre (on est dans un grand appartement haussmannien), sur laquelle est posé un téléphone beige. Entrent dans le champ les autres auteurs de l’attentat, Avner et Hans. Robert se rend directement sur le téléphone, et pose sa sacoche par terre. Il prend le téléphone… Tandis qu’Avner ouvre sa sacoche dont il sort un autre téléphone.

Un autre plan plus rapproché sur la sacoche montre alors un téléphone identique, sans carcasse, qui laisse voir une bombe en son sein. Abner le pose sur la console.
On suit alors (travelling arrière, toujours à l’épaule) Hans qui se rend dans la pièce voisine, rejoint par Avner, à qui il demande qui ils vont tuer cette fois-ci, tout en feuilletant des papiers posés sur le bureau. Avner répond qu’il s’agit de Mahmoud Hamshari, responsable d’un attentat contre Ben Gourion, et dirigeant du Fatah (dans la réalité, l’OLP a toujours nié ce rôle attribué à son représentant en France). Hans lui demande sur la foi de quelles preuves il accepte ces explications. Avner réplique qu’il n’a pas besoin de preuves, que si on le lui a dit, c’est que c’est vrai, mais libre à lui d’aller interroger Ephraim (son supérieur du Mossad) s’il y tient. Tandis que le montage revient sur la bombe, en gros plan, dans laquel Robert plante son détonateur, on entend la voix d’Avner s’expliquer, disant qu’en temps de crise, de guerre, il n’y a pas à remettre en question ce qu’on lui dit, qu’il y a des choses à accepter telles qu’on les dit, voila tout, qu’on ne s’en sortira pas s’il faut réfléchir, penser, à chaque fois…

On revient à un plan plus large, Robert a fini : il l’annonce, puis, quand les autres s’approchent de lui, explique le programme : j’allume ma commande, puis, lorsqu’il décroche, la lumière sur ma télécommande passe de rouge à vert. Je prends alors ma clé, je l’insère dans la commande, je tourne, et voila. Robert marque alors un arrêt : et voila, c’est tout, semble alors suggérer son regard.

Le plan suivant est assez magistral : on part de Hans, attendant dans une cabine téléphonique. La caméra recule, et voici que passe dans le champ la voiture de l’équipe d’Avner, roulant pour aller se garer. Toujours reculant, la caméra inclut Avner dans son cadre, qui regarde Hans et tourne la tête vers le haut. La caméra suit alors son regard pour révéler une fenêtre, dont on comprend que c’est là que la bombe a été posée. Voila à mes yeux un plan qui n’a pas dû être simple à caler, et se voit pourtant avec une certaine évidence : d’un mouvement de caméra, on suit tous les acteurs de l’attentat, on voit où ils sont, l’action est située dans l’espace et parfaitement exposée. L’élégance des derniers films de Spielberg se joue notamment sur son sens du découpage, qui sait jouer d’une caméra mobile avec finesse, comme ici, sans multiplier pour autant les effets trop voyants.

On coupe alors sur la voiture qui se gare, et l’on voit alors, en face (reprise du déplacement latéral du début), une belle voiture noire avec chauffeur (la même qu’au début de la séquence), que rejoignent une petite fille et sa mère. La voiture démarre alors. Un plan sur les protagonistes de la voiture des « héros » (Robert à l’arrière, et deux comparses, dont un Daniel Craig aux cheveux longs, à l’avant). Maintenant, dit Robert, on attend la lumière verte. Et il allume sa commande. On voit, de la cabine aux cotés de Hans (immersion encore), Avner qui enlève son béret. Hans commence alors à mettre une pièce dans la cabine, tandis qu’Avner traine devant un kiosque à journaux. On revient alors sur Avner, qui surveille, lorsque passe un camion devant lui. Ce camion de déménagement se gare alors devant la voiture des complices d’Avner, leur masquant l’appartement. Avner remet son couvre-chef. La caméra est placée du coté de Hans, qui voit Avner insister sur son béret mis sur sa tête. Du coup, Hans raccroche. Avner va voir la voiture de ses complices pour leur demander si la présence du camion peut interférer avec la commande à distance. Mais Robert le rassure, le signal est puissant.

Le plan suivant est à nouveau un travelling horizontal, qui nous rappelle inconsciemment (c’est la troisième fois que la caméra fait ce parcours) la berline noir, la petite fille et sa maman. Et en effet, on passe de la voiture où les comploteurs discutent, au camion qui décharge, à la rue, où l’on voit la voiture noire revenir en marche arrière, pour se mettre en double-file devant chez Hamshari, et la petite fille en sortir en courant en criant « ne bouge pas, maman, j’y vais ! ». La caméra va alors suivre l’enfant : le plan suivant est dans l’entrée de l’immeuble, et suit la gamine qui grimpe l’escalier.

Pour la partie qui suit, Spielberg va jouer à fond la carte du suspense, gardant en tête le vieil adage hitchcockien (disant grosso mode : le suspense, ce n’est pas quand une bombe explose sous une table, tuant les gens qui sont autour, parce qu’en tant que spectateur, on est surpris quand elle explose, c’est quand on sait qu’il y a une bombe sous la table, mais pas quand elle va exploser, là, en tant que spectateur, on est interpellé, on a envie de prévenir les gens autour de la table, on se demande s’ils vont mourir). Pour amplifier le suspense, Spielberg multiplie les plans courts déclinant les actions parallèles (la petite fille dans l’appartement de Hamshari, Avner et Hans qui prennent conscience que quelque chose ne va pas, Robert se préparant à tout faire sauter). Enfin, un effet dramatique supplémentaire provient du son : Spielberg joue la séquence en muet, à partir du moment où l’enfant décroche le téléphone, ne laissant entendre que les voix et le déclic du téléphone. Tous les sons de la rue sont désormais inaudibles, la tension est à son comble.

Reprenons : Avner est toujours près de la voiture, rassuré par ses complices. L’un d’entre eux l’incite à reprendre sa position, en le grondant un peu : tu ne peux pas te laisser déstabiliser pour une broutille ! Il retourne donc à sa place d’origine (nouveau travelling latéral pour accompagner sa traversée de la rue), passant devant la voiture noire à la portière ouverte. Il a son béret sur la tête, Hans met des pièces dans la cabine.

On suit alors la jeune enfant entrant dans l’appartement, annonçant qu’elle vient chercher « les gants de maman », et la caméra à l’épaule suit sa déambulation dans les pièces (dans un parcours différent de celui de Robert, qui était une trajectoire droite et directe, là, on virevolte). Insert sur Hans qui compose le numéro. Puis sur Avner, qui avise la voiture noire. La petite finit par trouver ce qu’elle cherche, posé sur le piano, et le téléphone sonne. « J’y vais », annonce-t-elle, et elle va décrocher. Dans la voiture, Robert constate que la commande passe au vert. Elle répond « Allo ? » Surprise de Hans, qui voit Avner courir vers la voiture. Retour sur la jeune fille, qui répond encore « Allo ? ». La caméra, qui la filmait en gros plan, glisse alors sur la fenêtre située derrière elle, et se penche vers la rue pour nous montrer Hans, se précipitant hors de la cabine pour courir vers la voiture.

Robert a retiré le scotch de sa commande, et sorti sa clés, lorsqu’il est enfin rejoint par ses deux complices affolés, qui lui demandent de tout arrêter. Il retire alors la clé de la commande, impressionné. Chez les Hamshari, le père a rejoint la fille, et les deux raccrochent en se demandant qui c’était. Ne travaille pas trop tard, demande la petite en embrassant son papa, avant de partir. D’un coup, le camion de déménagement, puis la voiture noire, repartent, laissant les terroristes vengeurs seuls. Hans demande alors à Avner, en regardant la fenêtre : « Are we on, or off ? » (on arrête, ou on continue ?).

Une sonnerie de téléphone qui chevauche le passage au plan suivant nous fournit la réponses d’Avner. Hamshari décroche : « Allo ? ». Hans lui demande alors « Mahmoud Hamshari ? ». L’autre a à peine le temps de répondre « Oui » que l’on coupe sur un plan extérieur sur les fenêtres, qui nous montre l’explosion, une petite explosion, mais dont le souffle fait tomber le verre des fenêtre sur le trottoir et les passants.

La séquence, l’une des plus belles du film, est l’occasion pour Spielberg de nous révéler son jeu : il interroge ici les motivations du groupe, et révèle l’ambiguité de leur mission, ainsi, en quelque sorte, que le programme qui va suivre. On ne peut décider « il n’y a pas à réfléchir » pour exécuter une mission, et en même temps refuser de tuer des innocents. Le risque est inhérent à la mission qu’ils se sont donnée, et cette réalité commence à apparaître aux membres de la phalange vengeresse, en même temps qu’aux spectateurs : héros vengeurs ou assassins, la distinction entre les deux n’en finira pas de se...

Pour ce faire, Spielberg joue d’une séquence toute en steadicam, et construit un moment poignant de suspense, tout en organisant sa séquence spatialement d’une façon qui nous rend tous les enjeux de la scène intelligibles (la caméra passe de façon fluide d’un protagoniste à un autre, parcourant l’espace à chaque fois, ce qui nous permet de savoir à tout moment qui est où), en utilisant à fond les possibilités narrative de cette caméra mobile.

Notons par ailleurs, parce que cocorico, que l’équipe technique de ce tournage parisien est pour l’essentiel française, et que la qualité visuelle de la séquence n’a rien à envier aux autres parties du film tournées au USA, contrairement à certaines idées reçues. Il est consternant d’entendre ou de lire ici et là que les techniciens français seraient moins doués que les américains, ou moins capables : on voit ici que les décors, éclairages et cadrages sont parfaitement exécutés. Et Spielberg, comme De Palma après Femme Fatale, n’a eu de cesse de louer la qualité des équipes avec lesquelles il a travaillé. Tant qu’à faire, autant le rappeler, les techniciens français sont parmi les meilleurs du monde (certains d’entre eux s’exportent pas mal, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire).

En conclusion, cette séquence est aussi l’occasion de signaler la justesse de jeu de Mathieu Kassovitz, dont j’aimerais franchement qu’on le voit plus devant que derrière la caméra. Malgré les polémiques accompagnant la sortie du film, Munich sera nominé 5 fois aux oscars, notamment dans la catégorie meilleur film. Spielberg aura su faire de ce thriller politique une nouvelle démonstration de son talent, en même temps qu’une prise de position.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

Sinon, je m'aperçois que progressivement, je me suis laissé entrainer à décortiquer les séquences peut-être plus que de raison (c'est mon coté comptable qui ressurgit), ce qui donne des textes assez fournis. J'essaierai de faire plus synthétique pour les prochaines flaneries.

A ce propos, puisque c'est l'été, et que je me désolais un peu que ce topic génère au final assez peu d'échanges, je propose de faire une flanerie à partir d'une séquence tirée d'un film que proposera un forumeur (on va dire le plus rapide à répondre - la seule condition étant que ce soit un film dans ma dvdthèque, que je connaisse). Vous proposez un titre, je choisis la séquence, et on en discute... Ca sera peut-être plus interactif comme ça. :wink:
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par Jeremy Fox »

cinephage a écrit :
A ce propos, puisque c'est l'été, et que je me désolais un peu que ce topic génère au final assez peu d'échanges
En tout cas, on te lit. :wink:
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Demi-Lune
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par Demi-Lune »

Jeremy Fox a écrit :
cinephage a écrit :
A ce propos, puisque c'est l'été, et que je me désolais un peu que ce topic génère au final assez peu d'échanges
En tout cas, on te lit. :wink:
Je confirme. :wink: Et tu m'as d'ailleurs très fortement donné envie de revoir ce chef-d'oeuvre, cinéphage.
Munich est por moi le film-somme de Spielberg, le film où il va le plus loin dans ses thématiques récurrentes, aussi bien ayant trait à la famille, la violence, le "chez soi", le combat pour des valeurs, etc. Une oeuvre dure et virtuose, d'une intelligence profonde, parfois très casse-gueule mais toujours passionnante et impressionnante dans son jusqu'au-boutisme. Un vrai film du Nouvel Hollywood échoué sur les berges des années 2000, et dont je me demande s'il n'a pas considérablement épuisé Spielberg... il suffit de voir ce qu'il a fait depuis 2005 (réalisation et productions) pour s'interroger sur une éventuelle "régression" de sa part, nécessaire pour évacuer toute la noirceur dévorante de Munich. J'attends de voir la suite (War Horse) pour savoir si ce n'était que passager.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par Jeremy Fox »

Demi-Lune a écrit :
Jeremy Fox a écrit :
En tout cas, on te lit. :wink:
Je confirme. :wink: .

C'est d'ailleurs ton topic qui m'a fait ajouter La Bible de Huston à ma Wishlist
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