Sur la Piste des Mohawks (Drums Along the Mohawk, 1939) de John Ford 20TH CENTURY FOX
Sortie USA : 03 novembre 1939
Après, excusez du peu,
La Chevauchée Fantastique (
Stagecoach) et
Vers sa Destinée (
Young Mister Lincoln), John Ford nous offre encore en 1939 un troisième et superbe film qui en France fut injustement éclipsé par les deux précédents. On ne l’a redécouvert chez nous que longtemps après et sans nécessairement le réhabiliter à un niveau qu’il me semble il méritait pourtant. C’est l’un des rares films qui abordera la vie des colons de la Nouvelle Angleterre pendant la guerre d’Indépendance américaine et donc, dans l’histoire du western, l’un des premiers à faire un bond en arrière de quasiment un siècle, la ‘Nouvelle Frontière’ de cette fin de 18ème se situant encore bien éloignée du Far-West jusqu’ici évoqué. Dans
Drums Along the Mohawk, nous nous trouvons emportés non loin du Canada, dans le Nord-est des Etats-Unis, au sein d’une des treize premières colonies anglaises qui viennent de rejeter la tutelle britannique. Une nouvelle nation est alors progressivement en train de voir le jour. Alors qu’en Virginie, le général Washington commande une armée (certes modeste) pour combattre les anglais, les frontières en étant privé doivent se défendre comme elles le peuvent ; les milices indépendantistes locales américaines se retrouvent à devoir se battre seules contre les loyalistes à la cause anglaise et leurs alliées indiens. Pour les pionniers, c’est un éternel recommencement car ils doivent sans cesse reconstruire, ressemer, après que les raids indiens aient détruits habitations et récoltes.
L’histoire du film débute en 1776. Gilbert Martin (Henry Fonda) épouse la jeune et riche Lana (Claudette) qu’il décide de conduire vers sa terre de Deerfield, village perdu de la vallée du Mohawk à la frontière canadienne. Ne s’attendant pas à grand-chose, Lana est néanmoins dépitée au vu de l’habitation dans laquelle elle va devoir s’installer et de la nouvelle vie misérable, laborieuse et dangereuse qui semble l’attendre, bien différente de celle qu’elle a connue dans les riches quartiers d’Albany (état de New York). Mais l’immense amour éprouvé pour son mari aidant, elle se met néanmoins au travail avec courage et entrain. Peu de temps après, les indiens, poussés à la révolte par les loyalistes anglais (commandés ici par l’inquiétant et borgne Caldwell), font bruler leur maison et leurs récoltes. Le couple se réfugie alors dans le fort voisin où Lana perd l’enfant qu’elle attendait. Ruinés, ils se font engager par la veuve McKlennar (Edna May Oliver). La vie semble reprendre paisiblement mais les Indiens se faisant à nouveau menaçant, une petite armée est formée avec tous les hommes de la région ‘désignés volontaires’. Lana voit partir Gilbert à la guerre avec angoisse et désespoir. Il revient pourtant mais gravement blessé et raconte à son épouse l’infernale bataille que lui et les autres hommes de son groupe ont endurée. Pas de temps à perdre, il faut pourtant se remettre au travail après que les fermes aient été incendiées et les moissons ravagées une nouvelle fois. Heureusement, les multiples petits bonheurs de la vie quotidienne aideront cette petite communauté à aller de l’avant jusqu’à ce qu’à Yorktown, le général anglais Cornwalis capitule, le calme et la paix pouvant enfin revenir dans la verte vallée.
La Guerre d’indépendance de la fin du 18ème siècle était une période historique pour laquelle Ford éprouvait une secrète admiration ; on peut aisément comprendre pourquoi, les colons de l’époque établissant en quelque sorte les bases de la nation américaine que le cinéaste chérissait tant ; il fait d’ailleurs se clore son film par une allégorie patriotique exempte de lourdeur à force de sincérité, le nouveau drapeau étoilé étant hissé au sommet du fort, la diversité du peuple américain choyé par Ford étant représenté par des plans successifs de la servante noire, de l’indien et du couple ‘blanc’, tous vivant et ressentant cette ‘cérémonie’ avec une ferveur partagée, une franche émotion et la conviction d’avoir obtenu une chose inestimable.
Un petit chef-d’œuvre dont le scénario a été signé Lamar Trotti, l’un des écrivains de cinéma les plus talentueux de l’époque, qui n’avait pas son pareil pour rendre ses personnages attachants par le fait de ne s’être jamais gêné pour ménager, dans le courant d’histoires toujours parfaitement menées, des pauses et la description de menus détails qui, même s’ils ne servaient pas à faire avancer l’intrigue, s’attardaient à nous faire partager la vie quotidienne des protagonistes, ces derniers nous devenant ainsi plus proches. Une grande tendresse et un profond respect dans la description de cette communauté. Ford allant devenir lui aussi un des chantres du communautarisme (surtout à partir de ce film d’ailleurs), le travail conjoint des deux ne pouvait logiquement qu’aboutir à une formidable réussite et c’est effectivement le cas. Jean-Louis Rieupeyrout écrira avec justesse dans sa grande aventure du western : «
Ils sont tous là les personnages de la galerie fordienne débordants de vie, solides comme des rocs, pénétrés d’amour pour leur terre et leur mode de vie et ils savent rendre heureuse la vie commune par leur sens de l’amitié, de l’entraide, du dévouement à l’intérêt collectif. Ils dansent au temps des réjouissances, chantent les Psaumes le dimanche, s’émeuvent d’une naissance ou d’un deuil, font le coup de feu contre l’indien et son âme damnée, le loyaliste. Ils n’en oublient pas pour autant leur humour. » Avouez que même sans savoir de quel cinéaste on parlait, le deviner n’aurait pas été compliqué !
On aimerait d’ailleurs évoquer chacune des séquences voyant flâner la caméra de Ford parmi ce groupe plein de vie, on aimerait décrire par le détail la force de caractère de certains femmes (Edna May Oliver, inénarrable dans ce rôle d’une grande drôlerie ne manquant cependant pas de gravité), la douceur et la tendresse d’autres (Claudette Colbert, bien meilleure qu’on a pu le dire, au contraire parfaite dans la peau de cette femme fragile, émotive et aimante qui arrivera à rebondir malgré les difficiles épreuves endurées grâce à l’amour qu’elle éprouve pour son mari ; l’image la voyant défaillir au sommet de la colline alors qu’elle regardait son mari partir à la guerre touche tout simplement au sublime), la gouaille du pasteur et de ses sermons vigoureux, la loyauté des habitants de cette vallée n’hésitant pas un seul instant à s’entraider, l’esprit de sacrifice de certains, le courage des autres… Une description touchante, vigoureuse, pleine de chaleur et d’humour de ce microcosme pittoresque, aussi ardu à la tache qu’à l’amusement et à la gaudriole, bref, typiquement fordien.
Il faudrait aussi pouvoir parler de John Carradine que l’on aurait aimé voir apparaître à de plus nombreuses occasions ; avec sa cape noire et son bandeau sur l’œil, il fait forte impression. Mais étant de quasiment tous les westerns de l’année 1939 quel que soit le studio, nous n’aurons pas été privés de sa silhouette longiligne et anguleuse. La séquence de sa mort n’est d’ailleurs pas du tout conventionnelle et relève du génie de Ford dans l’utilisation de l’ellipse et du hors-champ ; alors que nous nous serions attendu au traditionnel combat (ou poursuite) final(e) entre le héros et le ‘Bad Guy’, nous n’apprenons la mort de ce dernier que par un plan humoristique d’un indien ayant récupéré son bandeau. Autre exemple typique de ces figures de style, la bataille narrée à l’aide d’un seul plan séquence montrant un Henry Fonda blessé en faire le récit par un long monologue sans qu’aucune image du combat ne soit montrée ; une séquence qui fut quasiment improvisée après que John Ford ait refusé de tourner la scène de bataille proprement dite. La réussite de cette séquence doit aussi d’ailleurs beaucoup au talent d’Henry Fonda ; il est absolument parfait dans ce personnage résolument attachant, héroïque juste ce qu’il faut, sinon tombant presque dans les pommes lorsqu’il s’agit d’aller voir son nouveau né.
Il s’agit de la première utilisation de la couleur par John Ford qui s’en méfiait encore fortement à l’époque ; pourtant, sur ce point aussi, le résultat est éblouissant, Bert Glennon et Ray Rennahan opérant des miracles à quasiment chaque plan, le film se révélant plastiquement sublime que ce soit pour les scènes en extérieurs (splendides décors naturels verdoyants de l’Utah ; puissance poétique des nuits américaines) que pour les séquences en studio (les toiles peintes des paysages enneigés sont de véritables petits bijoux). A noter une scène d’action absolument extraordinaire dans son esthétique, son rythme et son découpage, que l’on devrait faire étudier dans toutes les écoles de cinéma, celle de la course poursuite entre Henry Fonda et trois indiens.
Un western robuste (les séquences de batailles, notamment la dernière, se révèlent assez brutales et franchement impressionnantes) et pourtant très nuancé, plein de retenue, de pudeur et de tendresse ; une épopée historique à forte résonnance humaine ; une œuvre remuante peuplée de plages apaisées et parfois élégiaques ; une poignante ode à l’Amérique et aux hommes qui l’ont construite qui mérite qu’on la redécouvre.