Huit Heures de Sursis
(
Odd Man Out, 1947)
Un film de Carol Reed. Avec James Mason (Johnny McQueen), Kathleen Ryan (Kathleen Sullivan), Robert Newton (Lukey), Cyril Cusack (Pat)…
Le titre original est tiré d’une célèbre comptine enfantine anglaise, Odd Man Out désigne "celui qui sort de la ronde".
À Belfast au début du XXème siècle, Johnny McQueen est un militant du Sinn-Fein, se battant pour l'indépendance de l'Irlande, et vit chez Kathleen et la mère de cette dernière. Afin de se procurer des fonds, il prépare un braquage avec ses amis. Mais le hold-up se passe mal. Il tue un caissier qui tente de l’appréhender, puis se retrouve seul, blessé, errant dans les ruelles de la ville. La police le traque. Il tente de trouver de l'aide auprès de diverses personnes sans grand succès. Kathleen part à sa recherche...
Vraisemblablement, Carol Reed a été inspiré par le "réalisme poétique" français, et sans aucun doute par les films du tandem Jacques Prévert/Marcel Carné. Bien que l’annonce du début qui avertit que le réalisateur ne cherche pas à prendre partie, son film est une dénonciation sociale sur fond de drame enluminé de lyrisme. Héritier à la fois de la littérature naturaliste et du cinéma expressionniste allemand voire américain, Odd Man Out mélange à la précision documentaire et sociologique une grande sophistication technique. Car oui, d’emblée ce qui frappe, ce sont les images. Ce surprenant et poétique film anglais possède un noir & blanc et une photographie acérés, d’une beauté à couper le souffle, aidés par des décors incroyables de ruelles brumeuses, humides puis enneigées, de succession de toits aux cheminées fumantes, d’abris sombres où se cacher (pour un homme en cavale comme un jeune couple qui hésite à faire l’amour), ou des troquets bondés chantant à la gloire des marginaux.
Au milieu de cette intrigue rythmée par les aiguilles de la grande pendule, il y aussi un penchant pour la chronique de mœurs (Kathleen est amoureuse, et la fin permettra de distinguer pleinement la dimension vertigineuse de ses sentiments, tandis que le personnage de l’inspecteur aux trousses de Johnny, interprété par Denis O’Dea, éprouve visiblement de l’attirance pour Kathleen).
Dans la première partie, la caméra commence déjà à adopter le point de vue de Johnny, d’entrée de jeu en proie à des vertiges (après quelques mois de prison, il est resté cloîtré chez Kathleen pour préparer le casse). L’air et la lumière du jour l’agressent. Plus tard, alors gravement blessé et contraint d’errer dans les faubourgs, par une nuit glaciale, sans aucun dessein optimiste possible, Johnny est en proie à la peur et à l'épuisement. La narration bien que linéaire, s’interrompt régulièrement et les digressions mentales apparaissent assez tôt (dans la scène de l’abri).
Il n’est pas étonnant que ce thriller ait marqué Roman Polanski lorsqu’il l’a découvert à quatorze ans. Dans plusieurs documents, le réalisateur du Pianiste et de tant d’autres histoires sur des fugitifs à degrés divers, explique qu’il prend de plus en plus conscience à quel point le film de Carol Reed l’a énormément influencé. Même aujourd’hui, il est "toujours en train de refaire un peu ce film (Il Était une Fois… Tess, 2006)".
Il se dégage une modernité singulière, tant dans le montage dynamique du début, que dans les effets de styles et de mise en scène. La séquence où Johnny pose pour un peintre, puis est soudain en proie à des hallucinations au cours desquelles il se met à prophétiser, est certainement la plus étonnante du film.
À plusieurs reprises au cours de l'itinéraire funèbre du héros, on se demande si ce qui se passe est réel ou non. Chaque chose même anodine peut prendre une dimension formidable. Une cabine téléphonique au milieu de la neige avec deux jeunes filles à l'intérieur apparaît comme l'endroit le plus merveilleux du Monde. L’unité de temps et d’action semblent se dissolver peu à peu, et la mise en scène se met à adopter une vision déformée. Dans la deuxième partie, l’esthétique est poussée peu à peu jusqu’à basculer dans l’onirisme.
À partir de l’arrivée du personnage de Lukey (Robert Newton), un peintre dément et alcoolique, et de son jeu du plus fort sur le plus faible, en l'occurrence sur son "serviteur" également un peu fou, Shell (F.J McCormick), l’humour devient plus présent. La fantaisie visuelle aussi. Dans la scène de l’atelier, comment ne pas penser à Dali ?
Derrière le masque du film à suspense, se profile rapidement un bilan métaphysique et une recherche sur le comportement. Johnny s’affaiblit au fur et à mesure, et devient peu à peu le jouet à la merci de la réaction des autres. Personnage catalyseur et allégorie religieuse, comme les personnages de Scorsese, Johnny est un saint fourvoyé. Son chemin de croix dans les "
mean streets" de Belfast révèlera la vraie nature des autres, y compris celle de Kathleen. Dans ce rôle de criminel traqué, aux yeux emplis de désespoir, James Mason offre une interprétation remarquable, une prestation d'une vigueur et d'une élégance prodigieuses. La galerie de seconds rôles est inégale, mais j’aime bien le personnage de l’affreuse dénonciatrice, Theresa (Maureen Delaney).
Odd Man Out est un chef d’œuvre à découvrir ou redécouvrir d’urgence, et son émouvant final a tout pour faire pleurer une Miss Nobody comme une Madeleine.