Voici une critique que j'ai écrite sur une de mes toiles préférées et ô combien connue, et que vous pouvez lire autrement
sur mon blog.
On a tous vécu au moins une fois ce sentiment de solitude absolue, où on marche dans la rue la nuit, sous la lumière des réverbères, dans une ville qui dort, et tout à coup, au tournant d’une rue, une vision fulgurante et inoubliable s’impose à nous...
Night Hawks
(1942, Edward Hopper)
Huile sur toile
84,1 × 152,4 cm
Art Institute of Chicago, Chicago
Comme pour tout chef-d’œuvre, ce n’est pas évident de parler de Night Hawks, le genre de peinture qui prend aux tripes. Dans un vaste diner illuminé, rêvassent quatre personnages dont on ne connaîtra jamais rien, qu’on voudrait suivre, dont on voudrait voir un film sur leur histoire. Profondément seuls, ignorant qu’on les observe, qu’on les immortalise, ils sont là, perdus dans la nuit, avec leurs songes dérisoires et leur insomnie trompée par une succession de tasses de café exécrable. C’est un tableau qui a abondamment inspiré les artistes, et notamment les cinéastes.
Le décor, évoquant le climat des polars américains des années 40, aurait pu être inventé par un cinéaste. Il y a le jeu des deux lumières, extérieure et intérieure, le sentiment de nuit, de solitude. On pense à Billy Wilder, John Huston. Cela évoque aussi les romans de Chandler et de Goodis.
Les immenses fûts à café sont rétros, comme les tasses, les distributeurs de serviettes en papier également, et aussi les personnages : ils ont connu la dépression des années 30 et c’est marqué sur leur visage.
Il n’y aucun « roman » dans Night Hawks, pas d’intrigue. Personne ne se connaît, personne n’est vraiment attentif à l’autre. Ils sont réunis là parce qu’ils ne peuvent pas dormir, parce qu’ils répugnent à rentrer chez eux dans les sordides chambres d’hôtel à la Philip Marlowe, ou dans les walk-up, appartements sans ascenseur du West Side, où il y aura peut-être un cadavre, une bagarre ou des couples qui se querellent derrière de minces cloisons. On voudrait y être, dans ce New York mort entre deux journées frénétiques, parmi les papillons de nuit attirés par cette lumière jaune et crue. Ce diner, ce petit coin de vie, est un aquarium, mais pour Hopper, la rue a autant d’importance que les personnages. L’ocre du mur de façade se répète dans le comptoir, et il y a ce vert fantomatique qui se répand dans la rue entière, comme sur la boutique dans laquelle on aperçoit la caisse enregistreuse d’époque.
Night Hawks montre une faune à la limite du sordide dans une ville froide et dure, rêvant de réussites improbables et d’amours impossibles. Aucune sentimentalité, aucune dureté non plus.