Je mets un peu de temps pour répondre, sorry
Stark a écrit :C'est très intéressant. Mais la façon dont je perçois tout ça est assez coton à expliquer...
Je vais essayer. Comme tu le dis, le "fonctionnement moral" des personnages chez Tarantino obéit à des principes qui marchent en vase clos, dans un espace diégétique qui n'est pas le nôtre, ce qui est vrai. Il faut donc adopter ces principes (impunément, car ce monde n'est pas le nôtre) pour accepter le film. Seulement voilà, les enjeux humains et émotionnels, eux, obéissent bel et bien à "notre monde", ils font appel à une fibre qui est à celle du monde réel.
En tant que spectateur, je ne peux pas avoir un pied (celui de la morale) dans le monde diégétique, et l'autre pied (celui de l'émotion) dans le monde réel, parce que pour moi les deux sont intrinsèquement liés. C'est tout ou rien. Si j'accepte de me "déconnecter" de ma morale pour adopter les règles du monde des tueurs (où la vengeance est autorisée), alors, dans le même mouvement, je me déconnecte des liens affectifs et émotionnels qui peuvent se lier entre le film, les personnages, l'histoire et moi. Et du coup, je ne parviens pas à réellement jouir du spectacle.
Encore une fois, le fonctionnement de ces mécanismes n'appartient qu'à moi mais "jouir d'un spectacle", pour moi, c'est m'y impliquer émotionnellement et intellectuellement. A mon niveau, il y a blocage quand je mate un Tarantino. D'ailleurs ce que tu dis toi-même est symptomatique : "
leur sort m'indiffère finalement". Personnellement, je ne peux être profondément touché, ému ou bouleversé par un film dont je ne m'intéresserais pas au sort du personnage. Là encore, c'est ce que je disais dans un de mes précédents messages : les plus beaux films, à mes yeux, sont ceux où je fais mienne l'expérience du protagoniste - sans forcément, je le précise, que celui-ci soit "sympathique" ou "aimable". Je peux m'intéresser profondément à la trajectoire et à la nature d'un personnage quand bien même celui-ci serait détestable, les exemples sont nombreux. C'est là où film comme
Kill Bill échoue totalement sur moi, parce que je perçois dans ce film de réels enjeux humains et émotionnels (sur le rapport à la maternité, sur l'effondrement mental...) mais que, du fait de la rupture radicale consommée entre moi et l'héroïne, ces enjeux ne me touchent absolument pas. Le film ne m'émeut pas le moins du monde : je m'en fous, des éventuels affects et émotions de la Mariée, parce que tout se joue dans un univers tellement en vase clos, tellement déconnecté de la morale, que pour pouvoir apprécier un minimum le spectacle j'ai aussi débranché toute stimulation affective "réelle". Pfiou, ça a alors tellement compliqué et abstrait dit comme ça, je ne sais pas si je me fais bien comprendre...
C'est très clair ne t'en fais pas
Je pense que c'est là que se situe la sensibilité de chacun, sans jugement de valeur, qui fait que cette superficialité est un motif d'adhésion ou de rejet. Je comprends très bien ta réaction, et ne ressens quantà moi pas cette déréalisation comme un handicap pour apprécier le film ; d'ailleurs je m'aperçois que je dois nuancer mon propos, car si le destin de the bride dans
Kill Bill m'indiffère sur le fond, sur le moment l'émotion passe très bien, et la fin du film a réussi me bouleverser. Simplement c'est dans la durée que cette émotion se dissipe très vite, je peux raconter l'histoire sans trèmolos dans la voix, alors que pour d'autres films c'est carrément impossible. à mon tour je ne sais pas si je suis très clair...
Stark a écrit :Je vais même élargir, au risque de paraître effroyablement pompeux et solennel. Je tends le bâton pour me faire battre mais j'assume.
Je ne sais pas comment tu perçois le cinéma, mais pour moi c'est quelque chose de très important, qui dépasse le cadre du "divertissement", ou de l'art perçu comme divertissement. Personnellement j'ai un rapport avec le cinéma qui possède une dimension morale ; je m'engage, moralement, intellectuellement et émotionnellement, dans un film. A partir de là, je conçois parfaitement que le sentiment de répulsion soit quelque chose que l'on puisse ressentir face à la vision d'un film profondément opposé à ses convictions - c'est ce qui m'arrive avec Tarantino. Ce n'est pas seulement qu'il propose un cinéma qui ne me touche pas : comme je me suis expliqué, son rapport stérile aux personnages, aux clichés, à la jouissance de l'instant, etc, je trouve ça vide et sans intérêt, mais ça ne me dégoûte pas. C'est sur son absence de positionnement moral (qui évidemment, par défaut, en est un, encore plus lâche car il brandit la bannière du second degré, de l'irréalité et du "fun" pour s'en dédouaner) que je trouve le cinéma de Tarantino problématique.
Le cinéma, ce n'est pas pour moi quelque chose de "bénin", si tu veux. D'ailleurs, il y a quelque chose de très paradoxal, selon moi, dans la façon dont Tarantino, d'une part, défend constamment la nature "inoffensive" de son rapport à la morale, à la violence, à la vengeance, dont il se dédouane de toute responsabilité là-dessus en expliquant que ses films sont de purs exatoires à prendre au second degré (il est très clair là-dessus dans ses interviews, et ça rejoint ce que tu dis), et dans celle dont, d'autre part, il défend le cinéma comme un sacerdoce, comme le fondement de sa vie, de son existence, dans la façon dont il va jusqu'à en faire sa raison de vivre (il est le parangon du type entièrement dévoué à la cinéphilie, la cinéphagie, etc...).
Je comprends bien, ton point de vue, je faisais il y a quelques pages sur le cinéma de Tarantino l'analogie avec une nuit avec une belle inconnue : c'est super mais ça ne suffit pas pour se marier avec. En fait pour moi Tarantino, c'est du sexe, pas de l'amour
Ce qui ne le rend pas moins agréable
(voire indispensable) ! Et cela rejoint finalement assez ton point de vue sur ses limites, mais je vois le verre à moitié plein et affirme bien haut mon plaisir devant ses oeuvres.
...Voila, en fait au cours de cette auto-analyse je m'aperçois de toute ma primalité superficielle...