BOULE DE SUIF (1945)
Voilà un film que j'avais découvert en cours de Français au lycée. A l'époque peu intéressé par le cinéma hexagonal je n'en avais pas gardé de souvenir. Redecouvert aujourd'hui, près de vingt ans plus tard, c'est d'abord une grosse surprise et un énorme coup de coeur.
Sorti juste après la guerre, en octobre 1945, le film n'en a que plus de valeur "morale" et historique quand on regarde de plus près les très nombreuses allusions à une France occupée par un envahisseur allemand. Plus que des allusions, même, le scénario ne parle finalement presque que de cela. En s'inspirant des nouvelles de Maupassant qui, elles, se déroulent pendant l'occupaion prussienne, un siècle plus tôt, le parallèle est d'autant plus marqué et évident.
On peut regretter une histoire un peu manichéenne, aux accents un tout petit peu faciles (ce serait presque mon avis) mais le résultat est si réjouissant, si cynique, si patriotique, si bien fait tout simplement, que cela passe très bien ainsi.
Les dialogues d'Heni Jeanson sont particulièrement savoureux et n'épargnent pas grand monde. Les personnages, divisés en deux camps distincts sont aussi très bien croqués, les caractères sont bien délimités et très bien caractérisés. Il y a ici une violente peinture de l'âme humaine et de ses réactions face au danger. C'est d'une férocité rare. Ce qui est très bien fait ici, c'est qu'on reste toujours dans la comédie, qu'on garde un ton plus ou moins léger mais jamais grave malgré les atrocités qu'on nous suggère.
Le groupe des aristocrates-bourgeois-politiciens est ainsi montré sous un jour presque immoral. Ils représentent les têtes pensantes du pays qui, à la fois, préfèrent capituler avec l'ennemi (montrant leur lâcheté) et quitter ces zones de guerre (antipatriotes, on remarque souvent qu'ils parlent des français sans s'y inclure). Ce sont les fantômes de la collaboration. Mais au-delà des défauts de patriotisme évidents, ils sont aussi montrés comme des humains passablement amoraux, égoïstes, surtout concernés par leur petite personne et par leur milieu social. Ainsi, le vilain petit canard de la diligence est une prostituéee qui souffre, à leurs yeux, d'une vie de débauche peu enviable, et surtout qui attire les colibets et le dédain mais qui pourtant se montre beaucoup plus conciliante et humaniste que les représentants supposés de l'Etat. Certaines réactions, par leur subtilité et leur franchise, montrent une sphère politico-bourgeoise qui déballe au grand jour son attachement pour sa position sociale fragile et son dédain pour le petit peuple (qui l'a élu). Profiteurs et opportunistes, il faut les voir retourner leurs vestes à tout bout de champ, accepter par exemple le panier repas de la prostituée juste après l'avoir conspuée, mais avant de recommencer de plus belle.
Boule Suif, la prostituée, n'est pas seule sur la route. Pour équilibrer le match, on a placé un démocrate, opposant de la politique d'alors. Ce personnage permet d'inclure dans le film des pensées et des réflexions plus contemporaines qui répondent aux actes et aux dialogues des aristocrates-bourgeois (anti-républicains). Ce personnage de démocrate se veut un écho de la France retrouvée après la guerre. Le personnage de la prostituée est dans le même camp mais, n'étant pas politisée, elle symbolise surtout le peuple français dans tout ce qu'elle a d'humain, de serviable, d'enviable.
Le camp allemand (prussien) n'est pas en reste. Ils sont montrés cruels, guerriers, sans égards pour le pays conquis. Toute similitude avec une récente invasion allemande ne serait que pure coïncidence

On remarque surtout le personnage du lieutenant Fifi, vrai salaud qui ne dégage aucune empathie, dessiné comme une machine de guerre basique ("j'aimerais être chez moi, à Paris). Sa première séquence, avec la femme du boulanger, le montre rapidement sous un jour sadique et cynique. C'est une vraie incarnation du mal, superbement interprétée par Louis Salou (au look très réussi).
Je regrette simplement, en pinaillant, que les accents allemands n'aient pas été plus prononcés que cela. En effet, les allemands du film parlent presque sans accent (certain n'en ont pas du tout), ce qui ote un certain réalisme.
Je finirai rapidement en parlant de la mise en scène extrêmement dynamique et enlevée de Christian-Jaque. Il déploie ici une caméra virevoltante (le film débute par un panoramique à 360°, et ce n'est qu'un avant goût) et un rythme très soutenu qui vaut notamment aux scènes de huis-clos dans la diligence de ne pas sembler ennuyeuses (malgré une succession de dialogues).
Une réussite.