Short Cuts (Robert Altman - 1993)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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NotBillyTheKid
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Re: Shortcuts (Robert Altman, 1993)

Message par NotBillyTheKid »

Alors que je parlais de l'histoire du très bon "Jindabyne" de Ray Lawrence avec un collègue, il me signalais que cette même nouvelle etait adaptée aussi dans Short Cuts. Il faudra donc que je le vois pour comparer. J'aime plutôt bien altman (du moins certains comme Le privé, The Player...). Vos comparaisons avec MAgnolia me freinent un peu cependant car je n'avais pas du tout aimé ce film que j'avais trouvé assez poseur.
Bref, pouvez vous me confirmer que l'histoire des pecheurs qui retrouvent un cadavre est bien présente dans Short Cuts ?
Et vous pouvez toujours jeter un oeil au film de Lawrence, qui, sans être aussi bon que Lantana, son précédent film, reste un très bon film qui vaut le coup d'être vu.
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Re: Shortcuts (Robert Altman, 1993)

Message par Le prisonnier »

NotBillyTheKid a écrit :Bref, pouvez vous me confirmer que l'histoire des pecheurs qui retrouvent un cadavre est bien présente dans Short Cuts ?
Je confirme ! Et elle amène, attention spoiler, un hallucinant croisement avec l'une des autres histoires du film...
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Thaddeus
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Re: Shortcuts (Robert Altman, 1993)

Message par Thaddeus »

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Drôles de drames


Février 1990 : Robert Altman quitte la France, où il vient d'achever le tournage de Vincent et Théo. Dans l'avion, il a emporté un recueil de nouvelles de Raymond Carver. Quelques heures plus tard, lorsqu'il se pose dans le brouillard de Los Angeles, il a décidé de mettre en images ces bribes de vie dérisoires et grouillantes, cocasses ou désespérées. Mais il faudra le succès de The Player et les retrouvailles avec Cannes pour que le réalisateur puisse convaincre les producteurs de donner vie au projet : adapter simultanément non pas une ni deux mais neuf histoires de l’écrivain, butinées au gré des lectures. Neuf couples, neuf parcours, dont il organise l'enchevêtrement ludique au gré de libres associations, forment la trame de cette entreprise insensée, de cette suite de saynètes drôles, insolites ou pathétiques. Pendant plus de trois heures, une vingtaine de personnages évoluent, apparaissent, disparaissent, reparaissent, jouent à cache-cache avec un spectateur complice et actif. On savait déjà que le format de la nouvelle était, mieux que celui du roman, adapté aux contraintes temporelles du cinéma. Avec Short Cuts, Altman passe à la vitesse supérieure et parvient à restituer, grâce à ce qu'il appelle sa Carver soup, le sentiment confus d'avoir pénétré, par plusieurs portes, un seul et même univers. Lui dont l’optimisme n’a jamais été la religion, qui a offert au cinéma un bataillon de perdants magnifiques, choisit ici comme antidotes aux banales vicissitudes de ses personnages une causticité tonique, une lucidité joueuse qui l’éloignent du désespoir laconique et doux de l’écrivain mais rendent hommage, dans le même temps, à sa fécondité romanesque. L’évènement le plus quelconque peut en effet avoir des conséquences imprévisibles : un chien qui ne cesse d’aboyer, un cadavre qui vient, sinon interrompre, du moins transformer une partie de pêche, un petit garçon dont on a commandé un gâteau d’anniversaire et qui se fait renverser pour une voiture… Autant d’erreurs d’aiguillage susceptibles d’entraîner l’existence sur de mauvais rails. Autant d’incidents survenant à des êtres ordinaires prenant conscience, chacun à leur manière, qu’il n’y a que de sa propre vie dont on ne peut pas se débarrasser.


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La cible d’Altman : l'Amérique WASP, échantillon d’humanité anxieuse et disparate dont il dresse un tableau désenchanté, global mais fragmenté. Sa méthode : une mosaïque de frustrations, de folies quotidiennes et de solitudes, qui réduit la narration en poussière. Et pour faire prendre la sauce, il se paie encore une fois le luxe de réunir un casting affolant, dont beaucoup sont des familiers. On voudrait tous les citer : Tim Robbins en agent de police fabulateur, cavaleur et grotesque, Jennifer Jason Leigh torchant ses gosses tout en déversant des torrents d’obscénité au téléphone à l’occasion d’une conversation érotique tarifée, Frances McDormand qui fait claquer son cynisme à chaque mot, Robert Downey Jr et sa désinvolture, Julianne Moore en housewife superficielle, Chris Penn qui cache une inquiétante fêlure sous son air opaque, introverti et résigné, Andie MacDowell en bourgeoise angoissant atrocement pour son fils hospitalisé, Tom Waits pochtron et bougon, qui forme avec Lily Tomlin un couple déglingué, "sauvé" par quelque chose qui ressemble à l’amour… Tous éblouissent, amusent, émeuvent, tous participent à l’intensité des scènes de ménage, de beuverie, de détresse, d'autodestruction, de destruction tout court, à la force de ces instantanés où le malheur rôde, insiste et finit par avoir raison de la dérision, de la malice, du fou rire. Cousus les uns aux autres par des liens de parenté, de voisinage, des accidents de la vie, les morceaux choisis doivent leur unité moins à des combinaisons aléatoires, à des transitions trompeusement négligentes, qu'à un décor commun, un même enfer urbain, celui de Los Angeles. Défrichant au napalm de l’humour les jardins secrets en jachère, Altman fouaille de sa caméra-scalpel les turpitudes intimes des dix familles qu’on apprend immédiatement à distinguer, à reconnaître. Qu’ont en commun tous ces gens ? Rien. Tout. Il n’y a aucune raison pour qu’ils se rencontrent, et pourtant ils se croisent, se bousculent, couchent ensemble, s’invitent à dîner. Au cours de ces quelques jours, la femme qui se balade grimée en pitre (c’est son job) se fait draguer par le flic macho qui est l’amant de la femme du pilote jaloux qui tout à l’heure… Terre de feu-feu follet-laid comme un pou-pou de ciel… C’est un jeu vertigineux de l’écho, de ping-pong, de boomerang plutôt. Car s’il y a d’irrésistibles moments de comique tranchant, il y a aussi beaucoup de blessés, de frustrés, d’infirmes du sentiment. Mais il n’y a pas, en revanche, de moralisme ou de moralité : certains sont condamnés, d’autres ne s’en sortent pas si mal. Ainsi va le monde selon Altman.


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Le cinéaste n'est donc pas allé promener sa caméra bien loin de son précédent lieu de tournage puisqu’il est resté à deux pas de la capitale du septième art. Si la distance géographique n'est pas grande, un monde sépare pourtant les deux projets et l'on en saisit d'autant mieux le caractère obsidional de Hollywood, réduit onirique fermé à la cité aussi bien qu’à la vie. Là où The Player était une "tranche de cake", cet opus-ci est une "tranche de vie". C'est avec Nashville que Short Cuts entretient évidemment le plus de rapports : les compositions des deux films sont polyphoniques, les deux s'achèvent par un homicide... Le second est cependant plus ambitieux encore car il tente de saisir l'essence de la "Ville", des "Américains", à travers un spectre de métiers et de catégories sociales bien plus varié, le seul lien unissant tous ces personnages étant le temps (du vendredi soir au lundi matin) et l'espace (la mégalopole californienne), sans plus avoir recours à la musique (country, comme dans le film de 1975), ou au cinéma (comme dans celui de 1992), pour les structurer autour d'une activité ou d'une passion commune. Cela ne signifie pas pour autant qu'Altman renonce à décortiquer les rapports de l'homme à un produit culturel de masse, mais il le fait ici dans la pratique quotidienne de la télévision. C'est d'ailleurs elle qui joint les différents protagonistes au début et à la fin, lorsqu'ils regardent les mêmes actualités. Ensuite, au contraire, elle accentue les différences et offre un miroir de la vie de chacun (publicité préventive sur les accidents de la route après que Casey a été renversé par une voiture, magazine de bricolage lorsque Stormy massacre à la tronçonneuse la maison de son ex-femme, siège de son infortune...). L'écran de télévision noir auprès duquel Ann découvre son fils allongé préfigure la mort de l'enfant, dont le reflet ne renvoie plus aucune image.

L'ampleur de la vision altmanienne s'impose dès la séquence générique, véritable ouverture au sens opératique du terme. Elle présente tous les personnages principaux en les reliant par le leitmotiv visuel et sonore d'une formation d'hélicoptères qui pulvérise la nuit un mystérieux pesticide. Cette séquence n'annonce pas vraiment la suite, elle remplit une fonction essentiellement formelle, encore qu'il soit permis d'y voir plus qu'un procédé d'introduction. Pour Altman, c'est une perturbation de l'ordre habituel des choses — qu'elle prenne la forme d'un embouteillage comme dans l'ouverture de Nashville, d'un tremblement de terre ou d'une pseudo-attaque aérienne — qui permet de rapprocher les êtres les plus divers, de créer une communauté, ou du moins son simulacre. Mais alors que les protagonistes étaient autrefois regroupés par un même centre d'intérêt (musique et/ou politique), ceux-ci n'ont en commun, si l'on peut dire, qu'une certaine carence psychologique, leur apparente incapacité à communiquer, à sortir du solipsisme où chacun s'est enfermé. Vaste fresque, Short Cuts est certes composé de miniatures carveriennes mais leur transplantation, leur multiplication, leur pollinisation croisée les affectent profondément. La construction du récit, ou plutôt sa dispersion organisée, mime le réseau autoroutier cauchemardesque, la toile d'araignée faite de béton, de signaux et de crimes, qui relie mal Orange à Santa Monica ou au Downtown. Les "héros" n'appartiennent pas au même monde : si certains sont riches et passent dans la petite lucarne, d'autres se cuitent dans un mobile home. Là une épouse coiffée d'une perruque de Nylon vert, au centre la mère chanteuse emplie de blues, en bas le chien Suzy qui remue sa queue en motif arrondi, en haut à droite des marmots sur le lit parental. L’un engage une conversation sur l’art de faire un sandwich au beurre de cacahuète quand un autre évoque le meilleur moyen d’assassiner son voisin. On crie de joie, on s’engueule, on chiale. Le méchant et le compatissant entrent en fusion.


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Les hélicoptères de l’introduction sont comme des chevaliers d'une apocalypse de pacotille, en guerre contre la mouche méditerranéenne, qui annoncent l’expiration avortée de Los Angeles avec le tremblement de terre conclusif. Le film se clôt ainsi sur une note de fin du monde. Ces deux événements viennent souder les destins de tous ces citadins. Le montage assure le lien entre les différents couples, utilisant la nature pour passer d'un lieu à l'autre (ciels, eau), osant des rimes visuelles (le cadavre au fond de la rivière, Doreen vue à travers un bocal au milieu de poissons) qui associent symboliquement les êtres (la fille a été victime d'un maniaque sexuel, et le copain de Honey n'est pas loin de l'être en la maquillant comme s'il l'avait tuée). Il se fait également analogique : Claire qui se déshabille (l'image), Bill qui porte un tee-shirt frappé d’un Naked (le mot), Sherri qui raconte à son mari qu'elle a posé complètement nue (le souvenir). Il est encore symbolique : les gaz de la voiture, lors du suicide de Zoe, se raccordent avec la fumée des truites qui brûlent et qui ont été pêchées près de la funeste découverte, appariant la mort des deux jeunes femmes (et celle de Casey, renversé par une voiture)... Il faudrait consacrer une étude entière à cet aspect du film, particulièrement riche et constamment inventif. Car si les histoires se croisent avec fluidité, sans lien apparent, leur mise en relation n'en génère pas moins une tension latente, inexplicable, presque menaçante. Chaque couple a son morceau de bravoure, sa grande scène. Au fur et à mesure que l'on entre dans l'intimité des cellules familiales ou conjugales, des épisodes traumatisants ressurgissent (l’émouvante confession de Paul), des blessures mal cicatrisées se rouvrent (les divorces, les décès), les liens maris/femmes, amants/maîtresses, parents/enfants se défont pour se ressouder, ou se séparer définitivement. Sans compter le plus tragique : l’œuvre est si dense et fourmillante qu’on en oublierait presque qu’elle est ponctuée par trois décès (un accident, un suicide, un meurtre). On ne peut rien empêcher, ni que la jeune fille flotte entre deux, Ophélie middle class qui dérange à peine les pêcheurs, ni que le gâteau d’anniversaire ne serve plus à rien.

Altman entrecroise toutes ces destinées comme autant de variations autour des motifs de la mort et de la sexualité, de l'amour et du mensonge, du hasard et de la banalité, dans une montée dramatique qui s'achève en point d'orgue avec le séisme, même si celui-ci n’a rien de biblique puisqu’ensuite la vie reprendra normalement son cours. La culpabilité se joue sur le registre comique avec Tim Robbins, menteur congénital organisant la disparition du chien turbulent parce qu'il sait tout, pense-t-il, de ses frasques amoureuses. Lorsque le flic redevient fidèle, il peut ramener l’animal et entériner ainsi la préservation des valeurs familiales. Mais le mensonge se joue aussi à visage couvert, derrière les masques qui tombent ou qui coulent, comme ceux des clowns dans leur jacuzzi. Ce sont des pans entiers de vie qui apparaissent, dévoilant dans leur dépouillement certains épisodes occultés, telle Julianne Moore lorsqu’elle évoque une aventure extraconjugale, le sexe nu. Le cinéaste pose un regard à la fois sarcastique et chaleureux sur toutes les situations. Entre le moment où il s'attache à un couple et celui où il y revient, c'est au spectateur de faire la jonction, d'inventer ce qu'il n'a pas vu, d'imaginer ce qu'ils sont devenus. Si cette chronique de mœurs est si terrible, c'est parce que le grand Bob ne sombre jamais dans le procédé ou la démagogie moralisatrice, que son regard implacable est dénué de toute complaisance, et parce que son portrait tridimensionnel de l'Amérique n'a jamais peur de montrer ce que le cinéma américain ne montre pas. Altman, cinéaste misanthrope, cinéaste du mépris : l'accusation est connue. Mais où est le mépris ? Certainement pas chez lui, qui ne fait peut-être pas de cadeaux à ses personnages mais laisse à chacun une chance de défendre sa peau, et ne se résout pas à leur existence mal vécue ni à leur mort programmée. La cruauté se situe dans leur vie même, jamais dans le regard que le réalisateur pose sur eux. Loin d'être une œuvre close, Short Cuts est ouvert à notre regard, à notre imaginaire, avec générosité. Un film capital.


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Re: Shortcuts (Robert Altman - 1993)

Message par Demi-Lune »

T'as pas un Spielberg à aller voir ? :mrgreen:
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Thaddeus
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Re: Shortcuts (Robert Altman - 1993)

Message par Thaddeus »

Je voulais y aller mais il y a un mec sur le forum Classik, gros gros fan de Spielberg, qui dit que c'est franchement décevant. Il lui a collé un 6/10, c'est dire... Étant donné c'est un vendu à tonton Steven, ça doit signifier le film est assez pourri, donc finalement je crois que je vais faire l'impasse.
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Re: Shortcuts (Robert Altman - 1993)

Message par Amarcord »

Short Cuts, pour moi, c'est clairement le chef-d'œuvre d'Altman.
Incidemment, il m'a amené à découvrir l'un de mes auteurs de chevet, aujourd'hui : Raymond Carver.
Et, chose aussi rare que remarquable, même après avoir lu Carver, le film d'Altman, non seulement n'a pas à rougir, mais il garde intacte toute sa puissance narrative et filmique... Grand, grand film, donc (vivement un Blu-ray !).
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Re: Shortcuts (Robert Altman - 1993)

Message par Watkinssien »

Thaddeus a écrit :Je voulais y aller mais il y a un mec sur le forum Classik, gros gros fan de Spielberg, qui dit que c'est franchement décevant. Il lui a collé un 6/10, c'est dire... Étant donné c'est un vendu à tonton Steven, ça doit signifier le film est assez pourri, donc finalement je crois que je vais faire l'impasse.
J'ai failli y croire. :mrgreen:

Bravo pour ton texte sur ce très grand film d'Altman. :wink:
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Re: Shortcuts (Robert Altman - 1993)

Message par AtCloseRange »

Thaddeus a écrit :Je voulais y aller mais il y a un mec sur le forum Classik, gros gros fan de Spielberg, qui dit que c'est franchement décevant.
En même temps, c'était aussi un grand fan de la Menace Fantôme à sa sortie. Peut-on lui faire confiance?
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