Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Nomorereasons
Dédé du Pacifique
Messages : 5150
Inscription : 29 mai 07, 20:19

Message par Nomorereasons »

Et zut, j'ai encore oublié les spoilers! Mais non, cette scène ne me touche pas, j'ai l'impression de voir un truc comme "Le Dicateur", qui tombe comme un cheveu dans la soupe à ce moment-là et ça m'irrite un peu. D'ailleurs c'est la dernière fois que je vois un tel pathos dans ses films, j'entends par là un moment à la fois aussi larmoyant et moralisateur (c'est du moins ainsi que je l'ai ressenti); il me semble qu'ensuite Kubrick suivra sa pente naturelle qui est le cynisme et que cela lui réussira mieux.
Avatar de l’utilisateur
Jeremy Fox
Shérif adjoint
Messages : 99491
Inscription : 12 avr. 03, 22:22
Localisation : Contrebandier à Moonfleet

Message par Jeremy Fox »

yaplusdsaisons a écrit :Et zut, j'ai encore oublié les spoilers! Mais non, cette scène ne me touche pas, j'ai l'impression de voir un truc comme "Le Dicateur", qui tombe comme un cheveu dans la soupe à ce moment-là et ça m'irrite un peu. D'ailleurs c'est la dernière fois que je vois un tel pathos dans ses films, j'entends par là un moment à la fois aussi larmoyant et moralisateur (c'est du moins ainsi que je l'ai ressenti); il me semble qu'ensuite Kubrick suivra sa pente naturelle qui est le cynisme et que cela lui réussira mieux.
Plus ironique que cynique sinon ses films nous laisseraient froids. Quant à la séquence "larmoyante" de Paths of Glory, je la trouve remarquable.
O'Malley
Monteur
Messages : 4579
Inscription : 20 mai 03, 16:41

Message par O'Malley »

yaplusdsaisons a écrit :, j'entends par là un moment à la fois aussi larmoyant et moralisateur (c'est du moins ainsi que je l'ai ressenti); il me semble qu'ensuite Kubrick suivra sa pente naturelle qui est le cynisme et que cela lui réussira mieux.
Mais cette scène dite "larmoyante" peut-être perçu au contraire de manière très ironique, voire cynique!!!
Nomorereasons
Dédé du Pacifique
Messages : 5150
Inscription : 29 mai 07, 20:19

Message par Nomorereasons »

O'Malley a écrit :
yaplusdsaisons a écrit :, j'entends par là un moment à la fois aussi larmoyant et moralisateur (c'est du moins ainsi que je l'ai ressenti); il me semble qu'ensuite Kubrick suivra sa pente naturelle qui est le cynisme et que cela lui réussira mieux.
Mais cette scène dite "larmoyante" peut-être perçu au contraire de manière très ironique, voire cynique!!!
Dans ce cas c'est l'ironie de Kubrick qui me ferait larmoyer...
François Sanders
Assistant(e) machine à café
Messages : 247
Inscription : 10 juil. 07, 10:22

Message par François Sanders »

Un peu en deça de la nouvelle originelle de Schnitzler, beaucoup plus troublante tout de même...
Nomorereasons
Dédé du Pacifique
Messages : 5150
Inscription : 29 mai 07, 20:19

Message par Nomorereasons »

Bon et dis-moi Sanders, pour adapter "Les épées" alors, tu verrais qui?
Avatar de l’utilisateur
Watkinssien
Etanche
Messages : 17063
Inscription : 6 mai 06, 12:53
Localisation : Xanadu

Message par Watkinssien »

François Sanders a écrit :Un peu en deça de la nouvelle originelle de Schnitzler, beaucoup plus troublante tout de même...
Peut-être, mais cela ne sert à rien de comparer le film et son support littéraire !
Image

Mother, I miss you :(
Avatar de l’utilisateur
hansolo
Howard Hughes
Messages : 16025
Inscription : 7 avr. 05, 11:08
Localisation : In a carbonite block

Message par hansolo »

Jeremy Fox a écrit :A croire, pour ne prendre l'exemple que de ce seul film, que les fans de Kubrick se sont forcés à adorer son testament. Et bien non, m'attendant au contraire à être déçu, j'en suis ressorti bouleversé et non seulement parce qu'il était signé Kubrick.
Il me semble que les choses sont un peu moins manicheene que tu les presente ...
Certains "fans" de Kubrick l'ont aimé, d'autre non.
Le fait d'apprecier un réalisateur n'implique pas de venerer toutes ses oeuvres (à part peut-être pour Chaplin :) )
Par ailleurs tu dis que tu 't'attendais à être décu' ... pourquoi? a cause des acteurs, du thème du film?
Avatar de l’utilisateur
Jeremy Fox
Shérif adjoint
Messages : 99491
Inscription : 12 avr. 03, 22:22
Localisation : Contrebandier à Moonfleet

Message par Jeremy Fox »

hansolo a écrit :
Jeremy Fox a écrit :A croire, pour ne prendre l'exemple que de ce seul film, que les fans de Kubrick se sont forcés à adorer son testament. Et bien non, m'attendant au contraire à être déçu, j'en suis ressorti bouleversé et non seulement parce qu'il était signé Kubrick.
Il me semble que les choses sont un peu moins manicheene que tu les presente ...
Certains "fans" de Kubrick l'ont aimé, d'autre non.
Le fait d'apprecier un réalisateur n'implique pas de venerer toutes ses oeuvres
Ai-je un jour dit le contraire ? Non évidemment puisque ce que tu viens d'écrire me semble à moi aussi une évidence et je m'en suis expliqué à plusieurs reprises. Par exemple, je trouve mauvais une bonne quinzaine de John Ford.
Par ailleurs tu dis que tu 't'attendais à être décu' ... pourquoi? a cause des acteurs, du thème du film?
J'en parlais dans mon avis sur le film un peu plus haut :
Faisant partie des louangeurs de la première heure, je dois avouer que, après l’avoir vu réaliser des œuvres phares et ultimes dans chacun des grands genres abordés (SF, film de guerre, film historique, péplum, film d’horreur, film noir…), l’angoisse de le voir se lancer dans un projet plus ‘européen’ dans l’âme était réelle, l’intention semblant être moins ‘Bigger than Life’ qu’habituellement.
Avatar de l’utilisateur
hansolo
Howard Hughes
Messages : 16025
Inscription : 7 avr. 05, 11:08
Localisation : In a carbonite block

Message par hansolo »

Jeremy Fox a écrit :
Par ailleurs tu dis que tu 't'attendais à être décu' ... pourquoi? a cause des acteurs, du thème du film?
J'en parle dans mon avis sur le film un peu plus haut.
merci pour cette precision
Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14958
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Demi-Lune »

Image Image Image
1. Splendeurs formelles et perfections : bienvenue dans un film de Stanley Kubrick.
Alice et Bill Harford forment un couple modèle, ont une petite fille de sept ans et vivent dans un milieu aisé. Un soir, Alice avoue à son mari qu'un été auparavant, lors de vacances passées en famille, elle a fantasmé toute une nuit sur un bel officier de marine, et cela à la suite d'un simple regard, mais rien de plus. Alice cherche à provoquer la jalousie de Bill par cet aveu, en ajoutant qu'elle aurait été prête à tout si l'occasion d'aller plus loin s'était présentée avec cet officier. Bill, faisant jusque là une entière confiance à sa femme, commence peu à peu à être obsédé par cette révélation.

SPOILERS. Petit aparté introductif. J'espère que je ne serai pas trop lourd ni trop pompeux, mais Eyes Wide Shut est une oeuvre essentielle à ma cinéphilie, un amour fou, et j'aimerais pouvoir lui rendre un petit hommage mérité en guise d'ouverture. Je me souviendrai toujours de ma découverte d'Eyes Wide Shut. J'étais relativement jeune et je ne connaissais alors que peu de films de Kubrick, tout juste Barry Lyndon et Full Metal Jacket. J'étais intrigué par cette œuvre dont je me souvenais bien tout le barouf médiatique de sa sortie, très largement marquée par des rumeurs folles et des critiques n'en ayant manifestement retenu qu'une scène d'orgie par laquelle le film est souvent, et honteusement, résumé et rétréci. Lorsque Eyes Wide Shut avait été diffusé sur France 3 (dans un format plein cadre qui m'était alors très inhabituel pour un film), j'y ai jeté un œil d'autant plus nonchalant que si j'avais bien aimé les deux œuvres susnommées, je n'en étais pas encore rendu dans cette drogue qu'allait bientôt devenir le Cinéma pour moi. Quelque part, je me demande d'ailleurs si ce n'est pas Eyes Wide Shut, plus encore que Sueurs Froides d'Hitchcock, qui a vraiment été le déclencheur de ma compréhension de ce que peut être le Cinéma en tant qu'Art total. Tout cela pour dire que je fus parfaitement incapable de décoller ma rétine de l'écran pendant les 2h30 du métrage. C'était incroyable, inouï. Dès les premières images, Stanley Kubrick me prenait dans un abîme de puissance cinématographique, de magnificence formelle ; un abîme où la langueur s'apparente à une harmonie hypnotique, où l'on navigue, comme dans un rêve éveillé, de rencontres diffuses en visions grotesques, au fil d'un scénario sans cesse imprévisible, fascinant, terrifiant. C'est avec Eyes Wide Shut que j'ai vraiment réalisé l'étendue du génie du cinéaste, qui, comme s'il me prenait par la main, m'emmenait ici aux confins de quelque chose d'indicible et de parfaitement enivrant : être bouleversé, submergé, de fond en comble, par l'extase que procure la vision d'un chef-d'œuvre inestimable s'imposant immédiatement et naturellement. Chef-d'œuvre: voilà, le mot est lâché ; il ne fera certainement pas consensus (la lecture transversale de ce topic vient rappeler que certains spectateurs n'adhèrent toujours pas au voyage final onirique, entêtant et abstrait de Kubrick), mais peu importe : rares ont été les films de Kubrick à l'avoir fait dès leur sortie, de toute manière. Quelle plus belle ironie que d'avoir les yeux ouverts sur la beauté du 7e Art avec un film dont le titre revendique l'inverse... Pourtant, même s'il m'a terrassé, le testament de Kubrick reste alors pour moi une subjuguante énigme, qui hante ma mémoire depuis toutes ces années. Je tenterai donc ici, si on me le permet, d'apporter quelques unes de mes réflexions et impressions (je tâcherai de me limiter car le film est d'une telle richesse) à l'égard d'un film monumental venant conclure une œuvre qui l'est tout autant. Un film vers lequel je ne cesse de me retourner, et qui lentement, mais sûrement, grimpe dans les cimes de mon panthéon personnel.
Image Image Image
2. Déambulations nocturnes, rencontres incongrues : un arrière-goût d'After Hours ?
Lorsque sort Eyes Wide Shut sur les écrans en 1999, le film, comme tout Kubrick, déstabilise, désarçonne, fascine, agace, égare. Mais il s'agit, cette fois, de l'œuvre ultime du Maître. Celui-ci décède en effet, à l'âge de 70 ans, d'une crise cardiaque qui l'emporte quatre jours seulement après la projection privée d'un final cut du film auprès de sa famille, du couple Cruise-Kidman et de quelques pontes de la Warner. Il faut donc imaginer l'attente des cinéphiles du monde entier face à l'œuvre testamentaire d'un des plus grands cinéastes de l'Histoire, qui revenait sur les écrans après 12 ans d'absence - attente sans doute décuplée pour certains sur la base des rumeurs les plus folles courant à son sujet (notamment vis-à-vis du couple star Tom Cruise / Nicole Kidman). Le tournage du film bat effectivement tous les records en la matière : plus de 400 jours (premier coup de manivelle le 4 novembre 1996 et clap final le 31 janvier 1998). Cruise et Kidman savaient à quoi s'en tenir en signant pour participer à la nouvelle odyssée de Kubrick, mais celui-ci repousse comme jamais les limites de son Art et de son perfectionnisme obsessionnel. A ce titre, Eyes Wide Shut, si elle n'est pas la réalisation la plus inventive du cinéaste (2001 remporte sans doute la palme), n'en reste pas moins une réalisation absolument stupéfiante de beauté et de maîtrise, reprenant les figures que l'on pensait déjà insurpassables de Shining (ces lents travellings en plan-séquences, sublimés par l'utilisation magistrale de la Steadicam, qui suivent, de face ou de dos, un personnage qui avance) et les amenant vers des sommets à s'en décrocher la mâchoire qui nous font nous demander ce que Kubrick aurait pu faire de mieux après ça. La composition du cadre, où les lignes, le positionnement des individus, des lumières, des couleurs font constamment sens, est magnifiée par la photographie de Larry Smith (et les décors de Leslie Tomkins), usant d'une utilisation des lumières d'intérieur (guirlandes, néons, cascades et rideaux d'ampoules) figurant parmi les plus intenses et les plus magnifiques jamais vues. Captures 1. Comme il se plaisait à le faire savoir symboliquement dans le film-cerveau qu'était Shining, qu'il irriguait de la figure récurrente du labyrinthe pour s'auto-représenter dans la position lucide du cinéaste fou de contrôle perdant ses acteurs dans les méandres infinis de sa technique et de son accomplissement absolu, Kubrick récidive sur Eyes Wide Shut en poussant sa quête de l'excellence vers des sommets inégalables et d'ailleurs inégalés. Il multiplie les prises à l'infini, exigeant par exemple des centaines de prises pour un simple plan de Tom Cruise en train d'ouvrir une porte. La séquence de l'explication entre Cruise et Sydney Pollack nécessite trois semaines de tournage. Derrière le masque figé d'un homme rongé par une vision inconsciente et adultérine, se lit sans doute donc également l'épuisement mental, la perte de soi causé par un cinéaste qui n'attend que le surgissement de la folie dans les yeux de ses interprètes, d'un Tom Cruise qui délivrera ici une prestation qui me fascine à chaque fois, entre raideur et bouillonnement intérieur, comme s'il évoluait constamment sur le fil d'un rasoir et manquerait à tout moment de craquer. Aux détracteurs de l'acteur, j'aimerais leur rappeler cette fantastique composition qu'il a délivrée dans Eyes Wide Shut, où ses "tics" sont sans cesse transcendés par le génie d'un Kubrick qui parvient, par je ne sais quelle magie, à rendre hypnotiques, magnétiques, chacun des gestes et expressions étudiés de l'acteur, de son sourire carnassier à son regard fixe perdu dans le vide. Je sens chez Cruise, dans ce film, une folie sourde émergeant progressivement, de manière larvée, incertaine, qui me fascine bien plus que la folie d'un Nicholson dans Shining ou d'un McDowell dans Orange Mécanique car au contraire de ces deux derniers, le personnage de Bill Harford n'est pas pré-destiné à sombrer dans la démence. Les premiers plans de Jack Torrance ou de Alex DeLarge ne laissent pas de doute sur leur état mental, à l'inverse d'un Dr Harford dont c'est véritablement le crescendo déambulatoire de son périple qui le conduit à une frontière mentale avec laquelle il flirte mais qu'il ne se décidera pas à franchir (à l'image de ce plan où il se baisse petit à petit pour déposer un baiser sur les lèvres du cadavre de Mandy, et se retient au dernier moment). En effet, l'autre différence avec les deux autres personnages, c'est aussi que Bill Harford craque nerveusement à la fin du film et se "décharge", en quelque sorte, de toute la tension qu'il a accumulée dans les bras de son épouse dans une démarche repentatoire. Kubrick, qui a fait du cerveau et de ses dérèglements l'une des thématiques majeures de son œuvre colossale, serait-il devenu optimiste sur ses vieux jours ?
Image Image Image
3. Un cauchemar libidineux
Rien n'est moins sûr. En effet, si Harford se confesse, et si en définitive il revient dans les bras de son épouse, c'est parce qu'il n'est jamais parvenu, même quand il a eu l'envie, à franchir la frontière qui s'offrait à lui. Il n'a jamais basculé de l'autre côté : celui de l'adultère, de la duplicité, du mensonge. Qu'est-ce qu'Eyes Wide Shut ? Difficile à dire ! Et chercher des vérités n'a certainement guère de sens dans la mesure où le pouvoir envoûtant des œuvres de Stanley Kubrick procèdent de leurs diaboliques mystères. Le film est tellement de choses à la fois. Son abstraction, en dépit d'une ligne narrative directrice, permet toutes sortes d'interprétations qui font et feront pour longtemps les beaux jours des forums. Cette ligne narrative directrice, c'est bien évidemment la révélation d'Alice Harford au sujet de son fantasme passé, et les conséquences mentales qu'a cette révélation sur son mari. Celui-ci, ébranlé dans ses convictions et dans son confiance à l'égard de son épouse, se laisse alors lentement glisser vers un état second, où il semble en pilote automatique, se laissant porter, telle une Alice aux Pays des Merveilles, de rencontres en rencontres. Mon frère me faisait remarquer qu'Eyes Wide Shut était finalement une sorte d'After Hours trash. Captures 2. Je suis fondamentalement opposé à la dimension trash, mais je crois quand même que cette comparaison (à laquelle je n'avais jamais pensé) revêt un certain intérêt. Comme dans le film de Scorsese, le personnage principal déambule dans New-York et se retrouve empêtré dans des situations de plus en plus improbables, à chaque fois directement causées par une libido qu'en fin de compte, il ne parviendra pas à assouvir. Et c'est ce qui arrive à Bill Harford. Ce dernier, consciemment ou non, se laisse entraîner dans une spirale de sexualité dans laquelle il ne s'abandonne pas, parce qu'il n'en a pas envie (les avances qu'il repousse de la part de Marion, qui vient de perdre son père), parce qu'il n'y est pas encore prêt (la prostituée Domino, où on sent qu'il hésite à aller plus loin - c'est d'ailleurs elle qui prend les choses en main), parce qu'il en est empêché (lors de l'orgie, il s'apprête sans doute à "consommer" lorsque la mystérieuse Mandy intervient pour l'implorer de s'en aller). Et le lendemain, même lorsqu'il semble s'être décidé, c'est le destin, cette fois-ci qui entrave l'assouvissement de ses bas instincts (Domino séropositive, le futur époux de Marie qui décroche). Certains ont pu d'ailleurs dire que cet aspect faisait d'Eyes Wide Shut un film très moraliste, puisqu'au final le couple restait uni et peut-être plus soudé qu'avant. Mais il ne faut pas perdre de vue le pourquoi de cette odyssée onirique envahie par le sexe et ses tentations. Pourquoi Harford le fait-il ? Pourquoi flirte-t-il avec cette frontière ? Parce qu'il est ébranlé de constater que sa femme ait pu ressentir un désir ardent au point d'être capable de le tromper, certes. Certains se sont montrés peu convaincus par ce déclic au fil du topic, comme si un homme pouvait perdre les pédales à cause d'un simple fantasme. Personnellement, je trouve ce déclic tout à fait crédible (car fondamentalement déstabilisant dans la manière dont celui-ci est amené dans le film) pour ce qu'il est, et aussi si on le replace dans un contexte plus large. En effet, Harford pète les plombs parce que son épouse, et sa révélation, sonnent comme la fissure désagréable dans son petit monde bourgeois, routinier, illustré ironiquement par les mélodies répétitives de la valse de Chostakovitch. La confession d'Alice (au détour d'une longue scène absolument scotchante tant Nicole Kidman se révèle prodigieuse) fout un peu tout ça en l'air : elle était prête à tout laisser tomber pour un marin à la con. Ce qui m'amène de fait à considérer Eyes Wide Shut comme un cauchemar libidineux formulé par l'inconscient d'Harford, peuplé de vices et de situations grotesques scandés au fil d'un rythme diffus, comme dans un rêve étrange. Captures 3. J'employais la comparaison avec Alice au Pays des Merveilles plus haut : le fait que l'épouse d'Harford se nomme Alice n'est sûrement pas une coïncidence (d'autant que le nom d'Harford procédait lui-même d'un clin d'oeil, en l'occurrence la contraction d'Harrison Ford, qui devait originellement tenir le rôle de Tom Cruise). Perturbé par cet aveu qui a menacé de faire écrouler son monde, Cruise se plaît à visualiser mentalement une imaginaire scène de baise entre sa femme et le marin filmée comme un mauvais téléfilm, et qui revient de manière récurrente, avec Kidman qui prend de plus en plus son pied. Comme si Kubrick se foutait de lui. En effet, durant tout le film, Harford est montré comme un impuissant. On l'a vu, il ne parvient pas à passer à l'acte et quand il se décide, c'est trop tard. Loin d'y voir du moralisme, j'y vois au contraire un humour sous-jacent très noir. Car en fin de compte, Harford, qui aura passé son temps à flirter avec les tentations, ne peut s'y résoudre car il n'a jamais l'ascendant. Eyes Wide Shut est un film très féministe, dans lequel le protagoniste principal, mâle, est ridiculisé. Visuellement, cette dimension se traduit par la couleur bleue. Captures 4. Une lumière bleue émane pratiquement à chaque fois d'un personnage féminin. Et cette lumière bleue intervient à chaque fois dans des situations où le personnage de Tom Cruise est humilié, d'une certaine façon, par la gent féminine : que cela soit avec la confession d'Alice (où il se rend compte que sa femme dissimule peut-être une garce en puissance), le baiser de Marie (qui se jette sur lui comme une morte de faim), l'intervention de Mandy masquée (venant sauver un homme qui ne peut pas le faire tout seul) ou le rêve scabreux d'Alice (où il prend la mesure à quel point sa femme peut être vicieuse). Et vous l'aurez deviné, c'est sous une couleur bleue que Cruise revient tout pleurnichant expier ses fautes à la fin. L'optimisme de la scène finale ne peut donc tout à fait se départir d'un pessimisme habituel du cinéaste dans la mesure où, si le couple est resserré, il l'a été dans un certain déni (des fantasmes de deux concubins) et parce que Cruise, même s'il l'a tenté, ne peut sans doute pas se résoudre à envoyer paître tout son petit monde confortable. "Lucky to be alive", rappelle la une du journal qu'il lit dans le café. Quant au "Fuck" final, il demeure finalement assez ambigu dans ce qu'il implique.
Image Image Image
4. Les femmes et la couleur bleue : un symbolisme omniprésent et émasculant
Comédie noire sur le couple, drame inquiétant, fable philosophique, monument formel, énigme labyrinthique, Eyes Wide Shut est tout ça à la fois, et tant d'autres choses encore. Le film est d'une richesse inépuisable et l'on pourrait gloser des heures à son sujet. J'ai tenté de me cantonner à quelques pistes, mais il en reste tellement à explorer. En nous léguant ce colossal chef-d'œuvre, Kubrick a donné à mes yeux au Cinéma l'un de ses derniers monuments. Ce génie me manque. La vie, le cinéma... Eyes Wide Shut. (Simone Choule)

Fidelio !
Avatar de l’utilisateur
Frank N Furter
Accessoiriste
Messages : 1972
Inscription : 24 juin 09, 18:53

Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Frank N Furter »

Je suis toujours autant assomé par la qualité de tes critiques Demi-Lune. J'aimerais écrire comme ça. :mrgreen:
Avatar de l’utilisateur
-Kaonashi-
Tata Yuyu
Messages : 11413
Inscription : 21 avr. 03, 16:18
Contact :

Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par -Kaonashi- »

J'ai eu la chance de découvrir récemment l'opéra Fidelio sur scène, dans le cadre de mon boulot. Bien que très grand amateur de Kubrick en général et de ce film en particulier, je ne m'étais jamais renseigné sur l'histoire de cette opéra. Il va sans dire que vu le scénario d'Eyes Wide Shut, la référence au seul et unique opéra de Beethoven possède plusieurs interprétations possibles, que j'espère bien vérifier ou réeaminer d'ici peu en revoyant le film, ce que je n'ai pas fait pdeuis bien 8 ou 9 ans maintenant.
Image
perso / senscritique.com/-Kaonashi- / Letterboxd
Spoiler (cliquez pour afficher)
Image
Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14958
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Demi-Lune »

Frank N Furter a écrit :Je suis toujours autant assomé par la qualité de tes critiques Demi-Lune. J'aimerais écrire comme ça. :mrgreen:
Merci, c'est très gentil. :wink:
Disons qu'il est sans doute plus facile de bien écrire quand on parle des films qui nous sont chers ! :)
Avatar de l’utilisateur
Watkinssien
Etanche
Messages : 17063
Inscription : 6 mai 06, 12:53
Localisation : Xanadu

Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Watkinssien »

Demi-Lune a écrit :
Frank N Furter a écrit :Je suis toujours autant assomé par la qualité de tes critiques Demi-Lune. J'aimerais écrire comme ça. :mrgreen:
Merci, c'est très gentil. :wink:
Disons qu'il est sans doute plus facile de bien écrire quand on parle des films qui nous sont chers ! :)
Hem, hem ! :fiou:
Image

Mother, I miss you :(
Répondre