L'incompris (Luigi Comencini - 1966)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

L'incompris, c'est... ?

juste et poignant
36
92%
faux et larmoyant
3
8%
 
Nombre total de votes : 39

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Roy Neary
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Message par Roy Neary »

Holly Golightly a écrit : :?:
Je voulais simplement dire que la détestation du film par Nicolas Brulebois m'apparaît comme fort logique. Au vu de ses critiques de films et de son site, je ne me sens pas habiter sur la même planète cinéma. Une vision extrêmement différente de l'art et de la vie en général nous sépare, c'est tout. Maintenant c'est la richesse d'un forum de retranscrire des opinions très divergentes tant que cela reste du débat d'opinions. :wink:
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Nicolas Brulebois
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Message par Nicolas Brulebois »

Holly Golightly a écrit :
Nicolas Brulebois a écrit :Le désespoir de ce gosse de riche qui en veut à son père passk'il s'occupe un peu plus de son petit frère (ouiiin) ne me touche pas.
Je serais curieuse de savoir en quoi la précision "gosse de riche" est importante.
tout simplement parce que l'une des activités principales de ces gentils enfants tristes ( :cry: ) consiste à faire tourner en bourrique la "valetaille" de leur père.
La condition sociale de cette gentille famille est donc largement assez surlignée dans le film pour que l'on ait le droit d'y faire référence :idea:

A mon humble avis, Commencini devait être méchamment déconnecté, pour tourner ce genre de choses en 1967 (ou 68, je ne sais plus).

Je n'emploie pas souvent l'adjectif "abject" en parlant d'Art... et pourtant, là, il me semble que ce film bourgeois-larmoyant-infantile, pur chantage à l'émotion rance, le mériterait tout à fait. :roll:
Holly Golightly
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Message par Holly Golightly »

Ca y est, j'ai compris ce que voulait dire Roy. :idea:
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Zelda Zonk
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Message par Zelda Zonk »

Au moins, on sait maintenant qui a voté "Faux et larmoyant" au sondage.
C'est facile, puisqu'il n'y a qu'une voix. :|
L'incompris, c'est Nicolas en fait. :mrgreen:
Strum
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Message par Strum »

Nicolas Brulebois a écrit :Je n'emploie pas souvent l'adjectif "abject" en parlant d'Art... et pourtant, là, il me semble que ce film bourgeois-larmoyant-infantile, pur chantage à l'émotion rance, le mériterait tout à fait. :roll:
On croirait entendre un critique soviétique des années 50. Tu laisses des considérations totalement extérieures au cinéma entraver ton appréciation du film. Dommage. Pour ma part, je serais d'accord avec d'autres pour dire que Comencini est le plus grand et le plus subtil directeur d'enfants acteurs. Il y a une acuité peu commune dans sa description de la psychologie de l'enfant, sur sa fierté et son goût du secret, qui donne à ce film sublime la couleur de la vérité (car ne t'en déplaise, la psychologie d'un enfant de famille pauvre ou de famille aisée est la même). De cette vérité psychologie jaillit l'émotion qui m'a submergé lorsque j'ai vu l'Incompris.
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G.T.O
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Message par G.T.O »

Nicolas Brulebois a écrit : La condition sociale de cette gentille famille est donc largement assez surlignée dans le film pour que l'on ait le droit d'y faire référence :idea:

J'ai l'impression que tu te trompes de cible Nicolas. Ce n'est pas un film sur le milieu bourgeois ou que sais je encore mais une oeuvre sur l'éloignement d'un père. Un éloignement qui rend malheureux le fils ainé. C'est aussi l'histoire d'un fils qui cherche à attirer l'attention de son père.


Nicolas Brulebois a écrit : A mon humble avis, Commencini devait être méchamment déconnecté, pour tourner ce genre de choses en 1967 (ou 68, je ne sais plus).
Déconnecté de quoi ? De 68, d'une révolution des moeurs ? Encore une fois, ce n'est pas le sujet du film. La famille est aisée et alors ? Cela ne les empêche pas de souffrir des mêmes maux que bon nombre de familles. Il s'agit d'un deuil. On apprend au début du film que les gosses ont perdu leur mère. C'est universel comme problème. Ce n'est spécifique à une classe. Tu politises le film à tel point que tu lui fais dire des choses qui lui sont absentes.
Attaquer le film par ce biais n'est pas viable. C'est sur le terrain des émotions que le film me parait le plus vulnérable. ( et le plus fort !!!)
Alcatel
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Message par Alcatel »

Memento a écrit :Au moins, on sait maintenant qui a voté "Faux et larmoyant" au sondage.
C'est facile, puisqu'il n'y a qu'une voix. :|
L'incompris, c'est Nicolas en fait. :mrgreen:
La 2e, c'est moi. J'ai horreur de ce genre de film. J'ai arrêté à la moitié de la vision.
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Cosmo Vitelli
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Message par Cosmo Vitelli »

Nicolas Brulebois a écrit :C'est triste à dire... mais durant la projection du film de Commencini, nous avons été pris, mon "pote" et moi, d'un fou rire nerveux. :lol:
C'est pas une raison pour mal orthographier son nom.
Nicolas Brulebois a écrit :ce film bourgeois-larmoyant-infantile, pur chantage à l'émotion rance, le mériterait tout à fait. :roll:
Peut être la pire insulte (antinomique) qu'on puisse adresser à l'auteur du Grand Embouteillage et de L'Argent de la vieille
"De toutes les sciences humaines, la pipeaulogie - à ne pas confondre avec la pipe au logis - ou art de faire croire qu'on sait de quoi on parle, est sans conteste celle qui compte le plus de diplômés !" Cosmo (diplômé en pipeaulogie)
Nicolas Brulebois
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Message par Nicolas Brulebois »

Holly Golightly a écrit :
PS: j'ajoute que la séquence avec les diplomates noirs qui se mettent OBLIGATOIREMENT à faire du tam-tam, m'a paru (idéologiquement) très très très limite...
Ca sincèrement, ça me paraît très "politiquement correct"... Ce qui est limite, c'est de voir la moindre once de racisme dans cette scène...
Ah, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit : j’ai dit « limite », pas « raciste ». A mon sens, c’est effectivement un cliché moisi. Libre à toi d’extrapoler ensuite et d’outrer mes propos si ça t’amuse. :wink:
Strum a écrit :
Nicolas Brulebois a écrit :Je n'emploie pas souvent l'adjectif "abject" en parlant d'Art... et pourtant, là, il me semble que ce film bourgeois-larmoyant-infantile, pur chantage à l'émotion rance, le mériterait tout à fait. :roll:
On croirait entendre un critique soviétique des années 50. Tu laisses des considérations totalement extérieures au cinéma entraver ton appréciation du film.
Ce ne sont pas des considérations extérieures, mais un point de vue personnel sur un film que je n'ai pas apprécié.

Il me semble important, en matière d’Art, de s’intéresser aux moyens employés pour émouvoir :
Sont-ils dignes ou putassiers ? Est-ce que l’émotion naît par la grâce de l’Art, ou par un mécanisme bêtement primaire de chantage affectif ?

… Pour ma part, je considère qu’exhiber la souffrance et la mort (forcément révoltantes) d’un enfant dans une mise en scène volontairement tape-à-l’œil (ah, le beau regard embué de larmes du môme) ravale le Cinéma au rang du reality-show.
Strum
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Message par Strum »

Nicolas Brulebois a écrit :Il me semble important, en matière d’Art, de s’intéresser aux moyens employés pour émouvoir :
Sont-ils dignes ou putassiers ? Est-ce que l’émotion naît par la grâce de l’Art, ou par un mécanisme bêtement primaire de chantage affectif ? … Pour ma part, je considère qu’exhiber la souffrance et la mort (forcément révoltantes) d’un enfant dans une mise en scène volontairement tape-à-l’œil (ah, le beau regard embué de larmes du môme) ravale le Cinéma au rang du reality-show.
Bien, je préfère ce genre d'argument à celui dont tu faisais usage plus haut en disant qu'il s'agissait d'un film "bourgeois".

Maintenant pour répondre à ton accusation de voyeurisme, je ferais valoir à nouveau le talent de psychologue de Comencini. L'enfant du film a un jardin secret où il souffre en silence de l'absence de sa mère. Ce jardin est si secret que son père ne s'aperçoit nullement de cette souffrance. Comencini connait la faculté de certains enfants à garder par devers eux certaines angoisses, certaines souffrances lorsqu'on les ignore. Il sait que certains enfants sont des sphinxs, d'insondables puits où croupissent parfois une tristesse et une mélancolie nées de quelque blessure. Il sait aussi que certains enfants sont si fiers qu'ils préferront se taire, plutôt que de se plaindre. Alors, ils attendent, ils attendent que leurs parents ou d'autres viennent vers eux, forcent la porte derrière lequel se terre ce secret qu'ils aimeraient partager sans pouvoir le faire. Comencini filme un père trop pudique, trop digne, qui ne fait pas l'effort d'aller vers son enfant, qui ne veut pas forcer la porte de son monde enfantin. Alors, Comencini force cette porte avec sa caméra qu'il plante dans le jardin secret d'Andrea, donne à voir à nos yeux impuissants le désespoir d'un enfant, dont il nous montre la profondeur par la grâce de ses images et en usant sans honte du plus beau concerto de piano de Mozart. Parce qu'il est psychologue, il nous fait comprendre combien le père, drapé dans sa dignité et son monde de grands, a tort. Car s'il savait comme nous savons combien souffre Andrea, il pourrait l'aider. Et nous de lui dire, "parle à ton fils !". Mais il ne nous entend pas. Etre un artiste, c'est aussi être un grand psychologue ; Comencini est un grand artiste.
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Re: Luigi Comencini

Message par Alligator »

Incompreso (L'incompris) (Luigi Comencini, 1966) :

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Trio forcé, un père et ses deux enfants partagent mal le deuil de la mère-épouse. Le film va nous montrer comment l'incommunicabilité entre les parents et les enfants, surtout dans les moments aussi difficiles peut marquer d'une pierre noire les temps décisifs d'une vie. Le père ne connait manifestement pas très bien ses enfants, se contentant de s'en faire des images rassurantes à l'heure où il a perdu sa femme, un socle, une référence dans sa vie. Il a "décidé" que Milo le dernier est le plus faible et que son frère Andreo saura faire face. Evidemment, le père dans sa détresse, cloisonne sa famille, dans l'évitement d'abord, essayant de cacher la mort de la mère puis se gardant d'exprimer son amour, sa tendresse, surtout à Andreo qui focalise toute son activité à protéger son frère et se faire aimer de son père. Le père un pauvre con, ne se rendra compte de son aveuglement un brin trop tard.

Comencini se place au ras du sol, dans le pré, tout près des paquerettes, sur le tapis pour faire rouler les petites voitures et les trains électriques. Il écoute les enfants se parler par talkie-walkies et se raconter des histoires, dans la barque sur le lac, au bout de la branche qui craque (l'audaciomètre), dans le lit quand vient l'orage et ses effrayants éclairs ou sur le vélo à la recherche d'un cadeau d'anniversaire pour papa. Bref, la vie s'écoule heureusement ou douloureusement, le cinéaste nous convie à partager ce moment de vie, celle de l'enfance aimée, celle qui ne comprend pas les adultes, leurs mensonges, leurs colères et leurs caresses.

C'est un film d'une très grande délicatesse et qui charrie une émotion crescendo d'une puissance...oufffff... dévastatrice.
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Watkinssien
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Re: Luigi Comencini

Message par Watkinssien »

Film formidable qui fut assassiné (le mot est faible) par la critique à sa sortie !
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Sudena
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Re: L'incompris (Luigi Comencini, 1966)

Message par Sudena »

Une chose qui n'a pas encore été dite et qui m'a maqué au fer rouge: la musique. L'adagio du concerto pour piano n°23 de Mozart est importantissime dans la dramaturgie de ce film: la musique arrive progressivement, de plus en plus vers la fin, et ne laisse aucun "échappatoire" émotionnel en se "posant" tout simplement sur l'ensemble. Sans elle ce film ne serait pas aussi bouleversant je pense, et "bouleversant" est un euphémisme pour l'évoquer: sa portée est unique, retourne tous nos sens et à vrai dire je ne vois qu'un seul autre film qui aille aussi loin dans ma chair (mais pour des raisons totalement différentes): l'horrible, vomitif et génial "Salo" de Pasolini...
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Thaddeus
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Re: L'incompris (Luigi Comencini - 1967)

Message par Thaddeus »

~ Attention, cette critique contient de gros spoilers, notamment relatifs à la fin du film ~


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Raison et sensibilité


Une accusation pour commencer : Luigi Comencini est un sadique, un tortionnaire, peut-être un agent à la solde des fabricants de mouchoirs et de Kleenex. Il parviendrait à liquéfier le plus sec de tous les spectateurs. A posteriori, le titre de ce déchirant crève-cœur revêt un double sens particulier : qu’il ait été à ce point incompris, qu'il ait essuyé un retentissant échec critique, non seulement au Festival de Cannes où il fut présenté mais en Italie même (où le public lui réserva en revanche un grand succès), tient probablement au fait qu’il appartient au genre du mélodrame, longtemps méprisé par l'intelligentsia. On sait que les films continuent le plus souvent à être jugés soit sur leurs intentions ou leurs scénarios, soit sur certains signes extérieurs de richesse stylistique, mais que les réalisateurs préoccupés de rythme, d'oppositions dramatiques, de structure de récit à l'intérieur d'un cadre classique, ont toujours eu beaucoup plus de mal à s'imposer. Réduire le mélo à son argument, c'est en manquer le sens puisque ses éléments orchestrent les hauts et les bas émotionnels de l'histoire. Les moyens formels, à savoir le registre inférieur de ponctuation (montage parallèle, répétition visuelle, accompagnement musical), servent à intensifier la ligne mélodique du registre supérieur (les thèmes, l'intrigue). Cette élaboration est essentielle dans L’Incompris. Rien n’est gratuitement décoratif ni virtuose dans la mise en scène ouatée de Comencini, qui aime pourtant rompre temporairement la ligne du discours sans nuire pour autant à la construction logique de la composition.


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On retrouve là une préoccupation du musicien baroque dont l'ère de plus grand épanouissement coïncide précisément avec la naissance du mélodrame théâtral (Diderot) et la consécration sociale de l'opéra (Mozart). Préoccupation notamment de relier l'ornement à la rigueur, de livrer à l'imagination un canevas seul sous les espèces de la base chiffrée, bref de donner une importance à l'accident, à la variation, au rapport du sensible et de la règle. Ici par exemple, le dialogue entre l'enfant et le souvenir de sa mère s'opère dans le plus pur style concertant par une opposition-fusion entre le soliste, le jeune Andrea, et la masse symphonique que représentent le décor hanté par la défunte, les longs mouvements d'appareil le long d'une rivière, les couloirs sombres d'une maison déserte ou les fenêtres dont les rideaux se gonflent au vent, orchestrant une dramatisation du conflit à la faveur de moyens purement cinématographiques. Que l'on songe aussi au travelling introductif qui suit une voiture noire occupant le cadre gauche de l'écran avant que la caméra s'approche peu à peu du visage de Lord Duncombe et de ses yeux embués de larmes, ou bien encore aux très beaux effets "caravagesques" que demande Comencini à son chef-opérateur pour éclairer puis plonger dans l'ombre la chambre du protagoniste, tandis que la figure paternelle se découpe dans l'entrebâillement et vient culpabiliser son fils. Le contraste chromatique, l'expressivité visuelle viennent cette fois donner sa signification à une scène cruciale.

Si Comencini ne livre sans doute pas ici l’ouvrage le plus représentatif de sa filmographie, il en offre peut-être en revanche le plus personnel. Il fait l’étude, extrêmement poignante car jamais sentimentaliste, de deux attitudes de l’enfance devant la mort et les adultes, dans un monde bien clos, une demeure trop grande et trop vide. Andrea, onze ans, cherche à refouler le chagrin généré par la perte de sa mère et à ne surtout pas décevoir la responsabilité qu’on lui a confiée. Encore très jeune, profitant de l’étonnant terrain de jeu que lui offre la riche demeure familiale, il est souvent filmé en nette contre-plongée lorsqu’il est dans les bras de son père, comme pour rappeler que seul ce dernier à la légitimité d’être considéré en adulte, suffisamment fort et indépendant pour distribuer son affection à qui il souhaite. L'impossible quête du "moi" exprime ici l’inadaptation définitive de l'enfant aux conditions de cette maturité qui lui est imposée trop tôt et trop brutalement. Le film établit une sorte de droit à la souffrance des plus âgés sans être bien vieux, des plus responsables sans être bien mûrs. Si le secret sera finalement vite révélé (premier enseignement de Comencini : l’enfant n’est pas dupe), l’histoire est bien celle d’un deuil, mais d’un deuil qui ne dit pas son nom, que le héros ne peut pas s’exprimer puisque l’adulte lui a demandé de garder la face. L’Incompris possède la beauté des grands romans d’apprentissage, ceux de Dickens ou d’Henry James. Il restitue dans son manque le plus sourd, ses attentes les plus éperdues, le besoin d’amour et l’appel de reconnaissance d’un garçon en détresse, cherchant dans le regard et les gestes de son géniteur les marques de sa tendresse. Il fait l’analyse merveilleusement subtile d’une lente et capricieuse dégradation : Andrea, qui a su dominer la solitude où le plonge l’absence de sa mère, ne supporte pas l’autre solitude, créée par l’attitude son père. On ne peut qu’être profondément atteint par l’histoire de ce frêle jouvanceau qui donnerait sa vie pour être aimé, par la restitution si juste des états successifs d’une période fragile, de ses activités, de sa vision des autres, de ses blessures non formulées. On ne peut que pleurer face aux malentendus dont peut être victime un préadolescent, à la mésentente dont peut faire preuve un père profondément aimant mais inapte à percevoir le désarroi de son fils. Rarement le manque d’affection d’un personnage pour un autre — ou plus exactement son apparence — aura été si douloureusement ressenti par le spectateur.


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De façon révélatrice, le générique d’ouverture se déroule sur une série de tableaux de George Morland (évocations de vies pastorales, de travaux domestiques, de scènes familiales), qui illustra un art de la chaumière (Cottage Art) typique de la seconde partie du XVIIIème siècle, et qui unit un paysage idéal avec des détails réalistes. Ce type de peinture pittoresque confère, aux accents d'une musique mozartienne, sinon le ton du film (beaucoup plus grave), du moins la teneur de sa sensibilité : un romantisme bien tempéré, un classicisme parcouru d'un admirable frémissement émotif. L'Incompris est ainsi bâti sur une série de variations plastiques et temporelles parmi lesquelles se détache un contrepoint rythmique qui lui sert de leitmotiv. Les montées d'euphorie se brisent souvent sur leurs dénégations, dans une logique propre au mélodrame, avec ses passages brusques d'un extrême à l'autre : Andrea, heureux de cette marque d'estime, se voit confier par son père le secret de la mort de sa mère, puis est abusivement réprimandé pour l'avoir révélé à Milo ; il lui offre un cadeau et ne reçoit en retour qu'indifférence et reproches ("Le plus beau cadeau que tu pourras me faire, c'est d'être plus sage") ; il prépare fiévreusement son voyage pour Rome avec son père pour finalement découvrir qu'il est parti sans lui. Et jamais cette construction d'effets émotionnels ne verse dans la démonstration ou le décorticage de caractères. Contrairement à Milo, encore trop petit, Andrea a conscience qu’il n’est plus le centre du monde, sent lui échapper l’insouciance d’hier et le menacer le monde fascinant et révoltant des adultes. En introduisant dans l’univers mental de cet être désemparé, Comencini révèle la manière dont les parents s’y prennent, à leur corps défendant et bien malgré eux, pour tuer leurs enfants. L’incompréhension du père joue sur deux niveaux : il est d’abord incapable de résister à l’interdépendance apparente de l’innocence et de la douleur ; mais il lui est également impossible d’appréhender la souffrance de son aîné, plus proche de lui, et apte à révéler, à dédoubler la sienne propre. Ainsi le film est-il une sorte de retournement en faveur des "orphelins de la onzième heure", soulignant l’épreuve de la mort comme une première sortie de l’enfance, et le passage à l’âge adulte comme une découverte de l’affliction. Le cinéaste introduit aussi un élément nouveau : ce qu'il appelle la "méchanceté naturelle" de Milo, le cadet malin et charmant, bouille adorable et gamin surprotégé qui sait que son frère sera puni à sa place s’il commet assez astucieusement ses sottises d’enfant gâté. L’enfance de Milo, c’est l’égoïsme capricieux ; l’enfance d’Andrea, c’est la conscience de la souffrance humaine.

On sait à quel point le mélodrame permet de fuir toute implication sociale et politique, à quel point donc il peut devenir un spectacle aliénant. Comencini évite remarquablement ce danger en choisissant pour cadre le milieu de la haute bourgeoisie (la famille du consul de Grande-Bretagne à Florence) libérée de tout problème matériel. L’emprise de la disparue se fait sentir de façon oppressante, non sous la forme d'une faute ou d'une chute originelle, mais par sa présence dans le décor et l'imagination du jeune personnage. D'où l'importance des objets porteurs d'une charge affective : le portrait d'Adélaïde, le message laissé dans l'armoire à pharmacie, le fauteuil vide de la salle à manger, la tombe couverte de bleuets, et surtout le secret derrière la porte, ici une bande magnétique, seul lien vivant avec le passé que Lord Duncombe écoute seul et qu’Andrea effacera par erreur. Ce n'est pas seulement le passé qui est contenu dans le présent, mais le présent qui est inclus dans le passé, Adélaïde récitant les vers de T.S. Eliot, The Song of J. Alfred Prufrock, à l'intention du père, mais que le fils dirige vers lui-même. La mère est identifiée au soleil et au sentiment. Morte, elle sera liée à l'eau (la promenade en barque sur la rivière où l'on parle d'elle), comme le seront les moments d'angoisse (l’orage pendant qu'Andrea découvre l’enregistrement). Adélaïde incarne l'Italie qu'est venu chercher à Florence John Duncombe, homme pratique, sérieux et travailleur. Lorsqu'Andrea l’évoque à Milo, c'est tout naturellement à travers une villa merveilleuse, une pelouse toute verte, un lac, une écurie pleine de chevaux, et la chasse à courre le dimanche. Adélaïde est liée au monde ludique de l'enfance : elle aimait que son fils sprinte à bicyclette, elle se balançait avec lui sur l'escarpolette. Et Andrea reprendra le jeu, sous une forme tragique, en se suspendant à une branche, test de son courage, preuve de sa virilité mais aussi, plus secrètement, tentation du suicide.


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L’Incompris démasque les illusions à l'intérieur de la famille, alors même que celle-ci en vit. Ainsi lorsqu'il oppose à l'image moralisatrice d'enfants devant être sages, c'est-à-dire conformes aux normes, à l'idéologie du contexte dans lequel ils se trouvent plongés, la nature d'enfants libres, animés d'une soif de vivre turbulente et d'une curiosité rebelle. D'où ces moments de détente rieuse, de franche comédie, les facéties angoissées du petit Milo lors du déjeuner avec les Nigérians, la présence de personnages accessoires comme la nurse et surtout l'oncle Willie, boute-en-train pourvu d'une ironie grinçante. Une approche admirablement éclairée guide les films de Comencini où il parle de l’enfance, films qui ne sont pas l’occasion d’un repli maladif, névrotique, dans un monde qui le couperait du réel, mais au contraire l’ouverture d’un dialogue de la part de l’adulte, permis par la reconnaissance préalable de l’altérité foncière de l’enfant. Toujours son éthique généreuse trouve à s’épanouir dans une esthétique probe et directe, mariant la sûreté de l’écriture à la beauté des sites, opposant la cruauté des situations à la pudeur feutrée de leur narration. Le père, qui recherchait la fantaisie chez sa femme, ne peut l'admettre dans son aîné, homme déjà selon lui, en qui il refuse de voir un enfant avec ses besoins et ses désirs, son identité particulière. En idéalisant Milo (l’enfant pur), en accablant Andrea (considéré comme un adulte), en refusant de voir la frustration du désir chez celui-ci après la mort d’Adelaïde, en accentuant en lui les conflits entre ses instincts et ses inhibitions par l’exercice d’une autorité parentale excessive, il ne faisait que mutiler psychiquement Andrea. Le dernier plan — Milo jouant pendant que son frère meurt — rejoint le début du film — Andrea chantant après le décès de sa mère. Mais cette fois Lord Duncombe accepte, comprend cette autonomie de l'univers enfantin. La peine lui permet de faire coexister la raison et le sentiment, cette alliance qu'il avait désirée théoriquement mais que l'expérience lui fait vivre concrètement. Le triangle œdipien reconstitué — le père et le fils mort se reflétant dans le portrait de la mère — ouvre le dénouement sur les jeux de Milo, sur la vraie vie avec le fils. Et c’est seulement alors, au seuil du trépas, que s’achève le muet calvaire d’Andrea dans sa prison dorée. Le cinéaste aurait pu sombrer dans les pires travers avec ce sujet ô combien délicat et semé d’embûches. En se risquant sur la corde raide, en évitant tout clin d’œil rassurant, il en a tiré l’un des films les plus sensibles, les plus pénétrants, les plus émouvants qui soient.


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Dernière modification par Thaddeus le 2 févr. 22, 22:17, modifié 1 fois.
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Alexandre Angel
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Re: L'incompris (Luigi Comencini - 1967)

Message par Alexandre Angel »

Il existe un effet paradoxal avec ce film. Tu rappelles un certain contexte du rapport de la critique avec ce film et tu as raison. Mais personnellement, je n'ai connu qu'un indéfectible sentiment bienveillant vis-à-vis de L'Incompris, et, fait remarquable, qu'il émane de bon nombre d'historiens du cinéma ou de spectateurs amateurs de cinéma mais peu "cinéphiles".
Un copain de la 3ème-seconde me confiait (à l'époque, c'est à dire vers 1982) qu'il avait été bouleversé par ce film. Et à le revoir, on lui emboîte le pas sans rechigner à envisager l'éventualité du chef d’œuvre.
C'est à dire, sans complexe ni à priori. On est pas gêné ou honteux : c'est comme une évidence. En fait, je n'ai jamais, personnellement, rencontré d'avis moqueur ou condescendant pour ce film qui me semble avoir toujours été estimé à sa juste valeur...par tout le monde (de ce que j'en ai expérimenté).
J'aime beaucoup ton texte parce qu'il rend compte avec une extrême précision de cette espèce d'immunité dramatique qu'a acquis ce Comencini, et partant, de ce qui en constitue le suc. Pour moi, c'est une œuvre immaculée, dont l'imaginaire oscille quelque part entre Sans Famille et Visconti, pour rester schématique.
Je reste curieux de découvrir la version de Jerry Schatzberg que je me suis toujours débrouillé pour louper (mes parents l'ont vu en replay).
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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