Vertigineux.
En quittant le film hier soir, je m'étais dit à brûle-pourpoint que son descendant londonien,
Match Point, conservait ma préférence pour son implacabilité narrative. La construction en deux intrigues de
Crimes et délits me paraissait, sur le coup, plus "fragile", plus "chancelante", que la progression de
Match Point que j'admire dans ce tour de force consistant à concilier mécanique de l'inéluctable et contrepoint des aléas, qui sinon invalident, du moins nuancent, une éventuelle prédestination. Il n'y a en fait de destin que dans la trajectoire des choix que l'homme opère, bons ou mauvais. Ces choix impliquent de fait une part d'imprévisibilité, de hasard, pouvant être complices ou traîtres, mais questionnant aussi, en filigrane, l'idée d'une Justice morale et universelle. Si le hasard peut sourire à la faveur de celui qui commet le mal, où est la Justice, et où est la figure divine qui est censée l'incarner et la faire respecter dans le cœur des hommes ?
Tout en dévoilant déjà ces interrogations,
Crime et délits met notamment fortement l'accent sur le second versant de cette question, abordant une religiosité - en l'occurrence judaïque - avec son cortège moral qui est absente de
Match Point.
Mais pour y avoir réfléchi,
Crimes et délits et
Match Point, malgré leurs ressemblances, demeurent finalement plutôt dissemblables et donc équitablement appréciables. Si les deux films s'interrogent, avec un certain effroi, sur la possible injustice du hasard, sur la tentation commode du crime comme résolution de la part d'hommes qui se veulent être leurs propres maîtres et donc réfutent le poids social et spirituel d'une conscience de bien, et sur l'éventualité que leur amoralité ne soit pas châtiée,
Match Point est une fable édifiante sur l'arrivisme social tandis que
Crime et délits est plus une tragicomédie sur les mystères de l'âme humaine.
Comment en arrive-t-on à concevoir le crime comme unique porte de sortie ? Comment en arrive-t-on à se suicider inexplicablement quand on a vanté longuement les mérites de la vie ? Comme l'indiquait fort justement John Constantine en début de topic, ce film est l'écrin d'une angoisse existentielle vis-à-vis de la nature non universelle de la justice. Dans
Crimes et délits, les "méchants" gagnent effectivement - soit qu'ils échappent à la Justice des hommes, soit qu'ils ravissent le cœur de femmes -, et les efforts des personnages qu'on pourrait qualifier de moraux ne sont pas récompensés.
Je serais d'ailleurs presque tenté d'y voir le signe d'une crise de foi... le film est écartelé entre le poids de la morale religieuse, qui doit guider les hommes dans le bien et dans le regard transcendantal de Dieu, et son affranchissement patent, à la clé duquel ne se trouve aucune punition, aucun châtiment. Le personnage de Martin Landau a commis un crime mais ses profonds remords s'estompent à mesure que sa crainte viscérale de Dieu, et de la Justice qu'il incarne, prend la mesure de sa non intervention, et donc, possiblement, de son inexistence...
De la même manière, le regard d'autrui, gênant car juge, donc impliquant des facteurs de moralité, tend à disparaître comme pour mieux faciliter la complaisance des fautifs dans la vie telle qu'elle en résulte par leurs choix : le probe rabbin devient aveugle tandis que son frère vantard et superficiel reçoit tous les honneurs, l'ophtalmologue criminel est confronté à l'inexpressivité mortelle des yeux de sa maîtresse, laquelle croyait pourtant que son âme serait visible derrière eux. L'émouvant criminel et l'intègre cinéaste (cocufié par sa femme, en plus, comme on l'apprend à la toute fin) ne peuvent au final que partager, dans une conjonction de trajectoires qui rend finalement plus fine que je ne le pensais la construction bipartite du film, leur incompréhension face au vide angoissant d'un ordre moral supérieur, qui
devrait punir les fautifs et être juste avec les dignes.
La mise en scène (belle photographie de Sven Nykvist) de Woody Allen emballe avec énormément de classe cette nouvelle page d'une Comédie humaine que le cinéaste n'oublie pas de rendre amusante par moments, notamment par le recours de bons mots dont lui seul a le secret.