Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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tronche de cuir
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Message par tronche de cuir »

Truffaut Chocolat a écrit :Découvert ce soir.

Une séance d’hypnose dont seuls les plus grands cinéastes sont capables. Il y a bien quelques coups de mou, mais la grâce infinie dont fait preuve Herzog au détour d’un plan, d’un mouvement de caméra ou d’un morceau de musique emporte tout. Le mélange d’éclairages très travaillés en intérieurs, avec un rythme parfois « faux » et exagérément lent dans la direction d’acteurs (quand Nosfertatu rentre dans la chambre de Jonathan puis celle de Lucy) ressuscite la croyance en un cinéma primitif, contredite par un certain naturalisme dans la texture même des choses (lumières, décors, éléments naturels, visages), font de ce Nosferatu un film étrange, unique et précieux. Et pour ne rien gâcher, le plan final est sublime.

Si je n'avais qu'une image à retenir, ce serait Lucy et Jonathan, réunis sur plage, où le sable, la mer et le ciel ne semblent faire qu'un. Plus j'y repense et plus je trouve ce film sublime !


+ 10 :wink:

Un film exceptionnel !!!
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-Kaonashi-
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Message par -Kaonashi- »

Pas revu depuis le passage sur Arte (cf mon message plus haut). Très envie de le revoir.
Si je me souviens bien, Herzog utilise magnifiquement la musique, en particulier l'ouverture de L'Or du Rhin. À l'époque, ça m'avait déjà marqué, sans que je sache ce qu'était ce morceau.
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Message par »

Au final, est-ce qu'une sortie DVD française est prévue ? Pas mal de Herzog sont sortis, mais j'ai l'impression que pour Nosferatu, on peut encore se brosser.
frédéric
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Message par frédéric »

Pas revu depuis longtemps, mais j'ai le souvenir d'un film pas inintéressant, mais beaucoup trop long et lent.
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Demi-Lune
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Re: Nosferatu (Werner Herzog, 1979)

Message par Demi-Lune »

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Un film magnifique ! Je n'ai pas encore vu en entier le classique de Murnau (c'est l'occasion ou jamais, maintenant) mais l’œuvre de Herzog est en soi remarquable. Si Herzog reprend plutôt fidèlement la trame de Bram Stoker, et s'il reprend tout un pan de l'imagerie gothique développée par Murnau (de l'apparence physique de Dracula à certains plans célèbres), le réalisateur allemand imprime une véritable identité à ce "remake". Une identité profondément et fondamentalement européenne. Herzog convoque l'essence géographique de l'Europe de l'Est et centrale (des étendues verdoyantes de montagnes embrumées, des gorges ruisselantes de tourbillons, le silence, les hameaux perdus de Transylvains isolés...) et imprime sans esthétisation la beauté de son atmosphère à son film, qui se veut contemplatif, très porté sur la puissance de la nature, son cours incoercible (visuellement, l'homme est toujours écrasé, dominé par une immensité paysagère qui le rend humble), et l'idée du cycle.

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Cette idée de cycle, qui traverse tout le film, trouve sa plus belle démonstration dans la surprenante conclusion donnée à l'histoire. Mais elle sous-tend aussi la prégnance extrême du sentiment d'agonie, puis de mort, qui donne à Nosferatu fantôme de la nuit, son goût et son allure si funèbres. Les maquillages volontairement blafards des acteurs renvoient à la fragilité et l'éphémérité de la vie, dont le cycle naturel est à la fois validé (omniprésence d'une Mort toute-triomphante avec la peste, les momies, les rats, les cercueils, les tombes) et dynamité par l'irrationnel (le vampire, explicitement présenté comme un mort-vivant, donc ni l'un ni l'autre).
La variation de Herzog transpire ainsi un étrange mélange de dégoût, d'angoisse et de fascination pour la Mort. Le réalisateur déroule tout un cortège visuel de symboles lugubres, mais avec une froideur et une lenteur atones (l'interprétation d'Adjani, sur laquelle je vais revenir, va clairement dans ce sens), qui concourent à créer une curieuse ambiance ambivalente - les acteurs tous blanchâtres et amorphes essayant d'échapper à la menace, sans toutefois paraître se débattre réellement, comme s'ils étaient attirés, par une pulsion de mort, vers les bras tendus de l'au-delà. L'apparence et le jeu de Klaus Kinski (excellent), en vampire, vont aussi dans ce sens, entre effroi, terreur, et, étrangement, magnétisme hypnotique.

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Deux éléments synthétisent à leur façon cette démarche.
La musique de Popol Vuh, d'une part, d'une grande noirceur (aaah, le "Brüder des Schattens"!) mais aussi, étrangement, d'une grande douceur.
La Mina d'Isabelle Adjani, d'autre part : apathique et livide à en être fantomatique, écarquillant ses yeux cernés de noir comme une actrice du muet, cheveux de jais et peau laiteuse, elle incarne quelque chose de l'ordre du fantasme gothique féminin et semble porter en elle, comme un cancer refoulé, cette attirance vers la nuit, dont elle cauchemarde mais qui, comme dans tout bon film de vampire qui se respecte, possède une grande force attractive érotique (cf. la scène où Kinski la caresse et comment elle l'incite, presque affectueusement, à se repaître de sa gorge).
Cette attirance pour la nuit, pour les légendes, pour l'extraordinaire, est également caractéristique de l'européanité profonde de ce remake. De l'Europe de l'Est et centrale, en effet, Herzog tire aussi ce qui est la voûte culturelle de son film : le courant romantique allemand (Deutsche Romantik) de la première moitié du XIXe siècle dont l'esprit, aussi bien dans des considérations dramatiques que formelles, imprègne fortement l'ensemble. On peut trouver des résonances de la redécouverte du Moyen Age par ce courant dans le film de Herzog. Cette philosophie particulière envers la Mort, repoussante mais pas nécessairement horrifiante, peut être mise en parallèle du phénomène tardo-médiéval du macabre, fascination pour le cadavre ou le décharné, déclinée dans les arts et dans la vie quotidienne.
Non occultée, la Mort se trouve représentée en triomphe, mais moins pour terrifier que pour apporter une leçon d'humilité aux hommes, auxquels elle vient rappeler leur vanité. Le motif pictural des Trois morts et des Trois vifs (ou la rencontre imagée entre des vivants et des cadavres décomposés) accouche d'une vérité - "nous étions ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes" - porteuse d'une notion de cycle qui est totalement reprise par Herzog. Dans ce phénomène médiéval du macabre, la Mort est vue comme faisant partie intégrante d'un cycle vital, et dans les représentations enluminées ou peintes, n'est pas déconnectée du monde des vivants (cf. la danse macabre). Ce qui nous renvoie largement à la philosophie du film de Herzog, qui se lit, à l'instar de fresques médiévales évoquant le "Triomphe de la Mort", comme une Vanité, une intense allégorie sur le memento mori.
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A gauche, fresque du "Triomphe de la Mort" de Clusone (Italie, XVe siècle) ; la pendule de Dracula, avec son crâne, ses squelettes sculptés et sa Faucheuse qui effectue son ballet, condense presque tout l'esprit du film.
Volontairement, les teints des humains et du vampire se confondent, la Faucheuse plane indistinctement pour s'abattre finalement dans des légions de rats pestiférés: vie et mort cohabitent dans une ambiance funeste dans Nosferatu. L'importance accordée à la peste, dans le film, comme phénomène apocalyptique, accrédite d'ailleurs la passerelle spirituelle avec le Moyen Age.
Mais du courant romantique allemand, Herzog emprunte également le volet sentimental. Exacerbation des sentiments et tourments de l'âme guident les destinées des personnages de Bram Stoker, que Herzog déplace dans la ville très germanique de Wismar. Son architecture ordonnée, et ses canaux tranquilles, confortent le décalage entre la propreté saine de la civilisation et la putréfaction glacée promise par le comte Dracula. Herzog cale en outre le rythme de son film sur la lenteur quasi léthargique de celui qui meut son vampire. Tout paraît continuellement "suspendu", comme si le temps s'était dilué. En cela, le film peut éventuellement rebuter, mais il offre vraiment une curieuse expérience, proche de l'hypnose ou du mauvais rêve.

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Conte macabre d'une beauté morbide, presque hanté, le Nosferatu de Herzog est un grand film sur l'inéluctabilité de notre condition ainsi qu'une puissante œuvre d'atmosphère et de mystère, qui peut plonger le spectateur, s'il se laisse guider dans ce voyage cafardeux, dans une étrange mélancolie.
Mr-Orange
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Re: Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Message par Mr-Orange »

Vous écrivez vraiment de très beaux papiers.
Mais concernant le film, je ne me rangerais pas tellement à l'enthousiasme général.


Il est difficile de me faire un avis sur ce film. Cet opéra baroque est un hommage ultra-fidèle, une relecture plan par plan, idée par idée à la symphonie expressionniste de Murnau. Les deux sont le même film, mais sous un courant artistique différent.
Entendons-nous bien, le film d'Herzog est parfait objectivement. Des plans sublimes, une photographie envoûtante, une plastique superbe (l'une des plus belles que j'ai vu avec L'Etrange Affaire Angelica de Oliveira).
Mais il y a un "mais". On est quand même loin de la saveur effrayante du film de 1922 qui lui était glaçant de peur par son ton suggéré et humble. Il provoquait avec modestie une peur savoureuse et inégalable dans son style, une peur qu'on adore. La version baroque et qui flirte parfois très légèrement avec le gothique est déja beaucoup plus démonstratif et cela perd un peu de charme. Et puis l'absence de paroles dans le premier film contribuait beaucoup à l'ambiance glaçante, alors que le personnage de Klaus Kinski et ses discours le rendent bien trop ambigu dans la version des seventies. Le film d'Herzog n'est donc quand même pas à la hauteur de la Symphonie de Grauens qui est un de mes films préférés. En gros, pour moi le problème c'est que le film est très lent (ce n'est pas un défaut en soi et ça va beaucoup en faveur de l'hypnose du film) et, quand on a vu le Nosferatu de Murnau, on sait à quoi s'attendre puisque ces deux films vont dans le même sens avec des scènes identiques (si on excepte la scène finale) et donc ça peut devenir lassant.
Puis Isabelle Adjani, une actrice que j'apprécie beaucoup habituellement, est un peu fade ici.
Mais ces plans, mon dieu. D'une beauté sans égale, à vous couper le souffle. Et une fin étonnante, sarcastique, qui est la seule véritable scène qui se détache du Murnau.
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Re: Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Message par mannhunter »

Mr-Orange a écrit :En gros, pour moi le problème c'est que le film est très lent (ce n'est pas un défaut en soi et ça va beaucoup en faveur de l'hypnose du film) et, quand on a vu le Nosferatu de Murnau, on sait à quoi s'attendre puisque ces deux films vont dans le même sens avec des scènes identiques (si on excepte la scène finale) et donc ça peut devenir lassant.
Puis Isabelle Adjani, une actrice que j'apprécie beaucoup habituellement, est un peu fade ici.
Une fin étonnante, sarcastique, qui est la seule véritable scène qui se détache du Murnau.
Bien apprécié dans son ensemble pour son étrange ambiance contemplative, la musique, les fulgurances visuelles après effectivement un rythme très lent et un statisme général qui peuvent un peu rebuter (pas fan non plus de Topor alors que Kinski est idéal dans le rôle)
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NOSFERATU - HERZOG

Message par fudoh »

Bonjour à tous,
Je possède la version Gaumont en langue française. Quelle est la langue d'origine de ce film, le Français ou Allemand? Je vois que ce film dispose de deux distributeurs. J'ai toujours de la peine avec ces coprodctions ou parfois les acteurs étrangers parlent eux-même une langue étrangère et ou d'autre fois certains acteurs sont doublés. Dans cette version Gaumont, tous les acteurs, meme les acteurs français, sauf Kinski, me semblent doublés.
Merci
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Re: NOSFERATU - HERZOG

Message par Major Tom »

fudoh a écrit : 7 août 21, 18:17 Bonjour à tous,
Je possède la version Gaumont en langue française. Quelle est la langue d'origine de ce film, le Français ou Allemand? Je vois que ce film dispose de deux distributeurs. J'ai toujours de la peine avec ces coprodctions ou parfois les acteurs étrangers parlent eux-même une langue étrangère et ou d'autre fois certains acteurs sont doublés. Dans cette version Gaumont, tous les acteurs, meme les acteurs français, sauf Kinski, me semblent doublés.
Merci
Le film a été tourné dans 2 versions (2 langues) en même temps : en allemand et en anglais, alors que la VF est un doublage (a priori de la version anglaise, qui est 90 secondes plus courte que la version allemande).

Je me souviens qu'il y a même des différences assez notables, notamment la scène où Jonathan arrive dans l'auberge et dit assez fort qu'il se rend au château de Dracula, avec les villageois qui arrêtent soudainement de parler : en allemand ou en anglais, ce n'est pas filmé/monté de la même manière.
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Re: Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Message par fudoh »

Je vois merci.
Dans quelle version les acteurs ne sont point doublés?
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Major Tom
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Re: Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Message par Major Tom »

fudoh a écrit : 9 août 21, 14:07 Je vois merci.
Dans quelle version les acteurs ne sont point doublés?
Et bien, en anglais et en allemand.

J'ai pu vérifier à l'instant (j'ai justement les deux versions, et je confirme en passant que la VF est un doublage de la version anglaise) et on peut voir par exemple Adjani parler en anglais ou en allemand avec sa propre voix dans les deux versions, avec des petites différences dues au fait que dans chacune de ces langues, Herzog a re-tourné la scène dans la langue en question. Par exemple, dans l'une, Bruno Ganz fait tomber un vêtement d'une chaise en passant à côté, dans l'autre le vêtement reste accroché à la chaise.

Il existe donc deux "versions originales" de Nosferatu où les acteurs ne sont pas doublés : l'une tournée en anglais, l'autre en allemand. Il ne reste qu'à choisir celle qu'on préfère.

Sinon, pour le doublage VF, ce sont la plupart des acteurs qui se doublent eux-mêmes en français : Adjani et Topor bien sûr, et aussi Kinski. Reste Ganz qui est doublé par Dominique Paturel (Michael Caine, Terence Hill...).
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Re: Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Message par fudoh »

Parfait! Merci!!
Je t'ai envoyé un message privé :)
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Re: Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Message par Dale Cooper »

Major Tom a écrit : 9 août 21, 14:36 J'ai pu vérifier à l'instant (j'ai justement les deux versions, et je confirme en passant que la VF est un doublage de la version anglaise) et on peut voir par exemple Adjani parler en anglais ou en allemand avec sa propre voix dans les deux versions, avec des petites différences dues au fait que dans chacune de ces langues, Herzog a re-tourné la scène dans la langue en question. Par exemple, dans l'une, Bruno Ganz fait tomber un vêtement d'une chaise en passant à côté, dans l'autre le vêtement reste accroché à la chaise.

Il existe donc deux "versions originales" de Nosferatu où les acteurs ne sont pas doublés : l'une tournée en anglais, l'autre en allemand. Il ne reste qu'à choisir celle qu'on préfère.
Un an plus tard :uhuh: je me décide enfin de passer aux images pour le prouver. C'est un peu le jeu des 8 erreurs :


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Robert Brisseau
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Re: Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Message par Robert Brisseau »

Le Herzog est mon Dracula/Nosferatu préféré (oui: de tous les temps (sorry Friedrich Wilhelm))
mannhunter a écrit : 15 janv. 17, 19:04Bien apprécié dans son ensemble pour son étrange ambiance contemplative, la musique, les fulgurances visuelles après effectivement un rythme très lent et un statisme général qui peuvent un peu rebuter (pas fan non plus de Topor alors que Kinski est idéal dans le rôle)
Mes 2 Renfield préférés sont précisément Kinski dans le Franco (une des rares vertus de son Dracula de 1970) et Topor dans le Herzog
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Thaddeus
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Re: Nosferatu (Werner Herzog - 1979)

Message par Thaddeus »

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L’art du remake


Vu de nos yeux vu, Nosferatu meurt à la fin. C’était en 1922, clair et sans appel. "Der meister ist tot." Mort à jamais. Et de fait, parce que cette figure parmi les plus cinématographiques qu’ait créées le septième art s’inscrivait dans un mouvement national où les fantômes, les doubles démoniaques, les forces de destruction reflétaient le déséquilibre et les perturbations intérieures d’une société (la faible République de Weimar) née de la défaite, elle aurait dû rester sans descendance directe, n’engendrer ni remake ni sequel. Juste des séquelles. Celles produites par un appel d’air venu d’un gouffre sans fond, un trou noir filmique autour duquel rôdent périodiquement certains grands réalisateurs sans jamais totalement (se) l’avouer. Dracula, le littéraire, le bavard du parlant, a lui connu une carrière autrement plus féconde : prolifération dès les années trente, épuisement dans les années soixante-dix et frénésie vidéoclipée des années quatre-vingt. Moment où Nosferatu ressurgit des ténèbres, dans toute sa noblesse, et pour ainsi dire vierge, immaculé (si ce n’est quelques gouttes de sang), au point d’en apparaître plus livide que jamais. Pendant plus d’un demi-siècle il est resté le Vampire du muet, le Seigneur lointain d’un autre âge, l’Unique. Jusqu’à ce que Werner Herzog ose se jeter dans l’abîme murnaldien et relève un défi impossible. Cinquante-sept ans de mise au tombeau, voilà une éclipse bien longue pour un mort-vivant si emblématique. Le paradoxe étant qu’une telle œuvre-matrice fut demeurée aussi stérile. En réalité, depuis lors elle inspire et contamine certains films, d’autant plus subtilement et dangereusement que ceux-ci ne sont pas d’explicites histoires de vampires (que l’on pense seulement à The King of New York d’Abel Ferrara). Toute l’obscure puissance de Nosferatu a été, à l’inverse de son cousin Dracula, de ne pas se dessécher en genre, de ne pas s’y laisser enfermer et décliner en plus ou moins douteuses variations ironiques et parodiques.


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C’est l’honneur d’Herzog d’avoir su l’affirmer, le réaliser et s’y tenir. Il ressuscite donc le château en ruines aux pièces lugubres, l’héroïne diaphane aux cheveux dénoués défaillant dans sa longue robe blanche, le valet dévoué au rire satanique, les portes grinçantes, les hurlements nocturnes du vent. Et le Maître de la Mort noire, passe-muraille en quête de chair fraîche et bien irriguée, spectre blafard qui intimide les miroirs, craint les hosties et fuit les crucifix. Son crâne lisse, ses oreilles fourchues, ses ongles-serres, ses incisives de reptile sont accentués par l’aura mégalomaniaque de Klaus Kinski. Dotées d’une saisissante beauté picturale, les images favorisent l’avènement magique d’un univers qui ne connaît pas de frontières rationnelles. Ainsi des plongées ascendantes sur le vaisseau de Dracula en haute mer, générant une impression de vertige analogue à ces musiques en spirale qui font revivre la chute d’Alice. Quant au vampire humanisé, pathétique, malade de solitude, souffrant de ne jamais pouvoir trépasser et implorant l’amour d’une femme, il n’est plus seulement l’esprit du mal mais l’ange d’une félicité morbide. Le cinéaste a situé le récit en Hollande, dans la ville portuaire de Delft. Ses maisons pointues, ses canaux gris et lovés, ses bourgeois en chapeaux hauts-de-forme, cossus comme ceux des tableaux de Franz Hals, disent une civilisation stable et ordonnée. Wismar ou Lübeck, avec leurs docks de pierre, formaient un rempart contre la mer ; la délimitation entre le monde mercantilisé et "l’autre côté" d’où peuvent surgir les sortilèges y était nette comme l’arête d’un môle. L’eau semblant ici domestiquée, l’ébranlement n’en est que plus sournois lorsque accoste le bateau pestiféré. Ce n’est plus un abordage mais une lente pénétration, et son reflet sur les carreaux de Lucy est plus inquiétant encore que l’ombre agrandie de Nosferatu. La mort glisse, frôle, s’étire comme les petits chats qui dans la quiétude de la demeure jouent avec le portrait en médaillon de la jeune femme. Elle est présente au cœur des personnages bien avant l’arrivée du navire. Au calme funeste planant sur l’équipage décimé du voilier répond en écho silencieux la paix suspecte des quais hanséatiques, comme à l’aube d’un nouveau règne.

On pourrait extraire de ce chapelet fascinatoire de nombreux morceaux choisis, à commencer par le travelling sépulcral qui, dès l’ouverture, dévoile une enfilade de momies grimaçantes, mirages célibataires introduits selon des lois d’attraction purement instinctives, tels des fragments d’inconscient à la dérive. Ou bien la rencontre de Jonathan au milieu d’une cascade de bohémiens aux yeux de braise, la longue procession des cercueils blancs, la traversée de la grand-place semblable au vol d’un albatros traqué, l’anarchie euphorique qui s’empare de la collectivité arrivée au faîte de la terreur. En réactivant les prestiges d’un expressionnisme revu par Hölderlin, l’auteur concentre tous les traits de son cinéma : art du paysage dans sa dimension médiumnique et chaotique, fantasmagorie animale, récurrence de certaines matières comme la glace et le verre, régime familier de la voyance à travers le dérèglement des habitudes sensitives, mise en scène des transes et de l’ivresse. Séquence stupéfiante que celle de l’ascension par Harker du sentier escarpé et rocheux, serpentant à travers les montagnes des Carpathes, sur le prélude de L’Or du Rhin. Chez Herzog, l’homme en marche vers l’inconnu n’est jamais devant la nature pour en lire l’augure ou en décrire l’équilibre, il en devient partie prenante ; et son parcours comme son corps sont forgés par les éléments qui en signent à la fois l’opacité granitique et la souplesse de liane. La cavalcades des nuages enfiévrés sur les crêtes, les voiles tremblants de brume soufflés par le vent dessinent les contours d’une cosmologie nouvelle : le paysage, c’est la trace de l’âme qui vacille. Le territoire de Nosferatu est autre ("Ne vas pas là-bas", répète-t-on au voyageur), mais au détour, en retour, il s’avère être nôtre. L’agitation spectaculaire de cette primitivité confuse participe de la vérité intensifiée que le cinéaste, tel un vivant sourcier, cherche à restituer. Or, quand les apparences sont altérées, c’est qu’une crise de perception se prépare en creux.


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Nosferatu, Fantôme de la Nuit possède surtout l’avantage d’être le remake allemand d’un film allemand. Il évite ainsi l’écueil qui guette — et perd — nombre de remakes, à savoir l’impossible transposition dans un autre pays. L’antre du démon aurait-il pu être un palais en Espagne, un ranch en Arizona, un manoir en Gascogne ? Le film répond avec éloquence à la question. Mais il acquiert d’abord son autonomie par le sentiment de libération qu’apporte la certitude de la mort. Les convives du banquet final sont couronnés de fleurs et leur danse a la grâce un peu nonchalante d’une farandole. Sans être une leçon d’hédonisme, leur gaieté païenne montre comment un contexte social déréglé entraîne l’abandon de toutes les valeurs. Car le vampire est cet homme occidental qu’accable une vision linéaire du temps et pour qui toute échéance est déchéance. Son ascendant est à la mesure de son désarroi, de sa volonté de regarder la mort fixement ; s’il en est d’elle comme du soleil, on sait de quoi se consumeront ses yeux quand l’aube le surprendra. Le froid du cœur, du corps et de la pensée l’animent d’une rage de possession qui s’étendra jusqu’aux confins du monde. Herzog octroie en effet une place privilégiée au thème de la capture de la ville, sorte de stratégie de la conquête urbaine où s’inscrit un des motifs de l’inquiétude moderne. Comme l’aristocrate de Cœur de Verre recherchant désespérément le secret perdu du verre-rubis, prêt à verser le sang d’une jeune fille (avatar du vampirisme) ou à incendier le village (avatar de la peste) pour parvenir à ses fins, Nosferatu est alangui, épuisé par la toute-puissance de son désir. Conséquence publique de ces quêtes assoiffées : l’ordre rompu. Endeuillés par l’épidémie, les habitants se réunissent en cortège puis sacrifient aux dernières agapes. Et les rats envahissent la tablée, comme les singes le radeau d’Aguirre.

Le projet d’Herzog consiste ainsi à jeter des ponts, par-dessus le fléau du nazisme et l’époque de la reconstruction économique, avec la tradition germanique. Ce chasseur boulimique d’extraordinaire, ce filmeur de déserts et de soufrières, cet amateur d’aventures périlleuses qui assimile ses tournages à des performances athlétiques (ce sera bientôt l’odyssée Fitzcarraldo) cherche à conjurer l’absence de racines dont souffre sa génération. Son œuvre épouse une trajectoire intérieure, miroir de ses rêves, de ses délires et de ses visions, mais aussi une quête culturelle. Il est, de tous les artistes de son temps, le cinéaste ayant creusé le plus profondément le sillon du romantisme rhénan, même si c’est à l’autre bout du monde (l’Amazonie, l’Australie, le Moyen-Orient). Il le reprend à son compte, le peint dans L’Énigme de Kaspar Hauser, adapte Arnim dans Signes de Vie, ouvre Cœur de Verre par un Chants des esprits sur les eaux digne des grandes extases panthéistes. Il achève de lui payer son tribut en évoquant Büchner (Woyzeck) puis le conduit à ses derniers feux (après quoi c’est le vide, le néant, jusqu’à lui) en illustrant Murnau. Et il est rassurant de constater qu’il accorde une telle place à un créateur de cinéma, un homme du vingtième siècle, dans son panthéon. Il exalte ici le songe dément d’une autre vie, brocarde les scientifiques (Van Helsing incarne la face bornée de l’humanisme) qui découragent les espérances et nient toute possibilité d’acquérir une autre connaissance, défendue avec ferveur et instinct par Lucy. Qu’elle hante rongée d’angoisse les plages du Nord ou offre sa gorge à l’exquise morsure du visiteur du soir, elle honore la surprenante faculté qui permet de tenir pour vraies des choses que l’on sait être fausses. Le comte rendra son dernier soupir au petit matin. Alors Jonathan, aussi pâle que lui, les canines allongées, enfourchera son cheval et disparaîtra au galop dans le lointain, sur fond de Sanctus Dominus, tel un cavalier de l’Apocalypse. Ce en quoi le Nosferatu d’Herzog s’avère être aussi un film de l’Allemagne des années soixante-dix, de la bande à Baader, de Fassbinder, de Helmut Schmidt, du terrorisme et de la police. Il participe d’un courant affirmant que, même au sein de la paisible RFA, "Hitler n’est pas mort." La transmission-contamination a eu lieu, la peste brune court toujours. Reste à savoir de quel côté elle se trouve.


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