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poet77
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Message par poet77 »

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Ce célèbre roman ayant déjà suscité de nombreux commentaires et analyses, je me contenterai de noter ici les quelques réflexions qui me sont venues à l’esprit au cours de ma lecture. Il me faut d’abord préciser que, jusqu’à aujourd’hui, je n’avais encore jamais pris la peine de lire cet ouvrage, me bornant à en connaître la teneur par le biais des adaptations cinématographiques dont il fit l’objet, à commencer par les plus réputées d’entre elles, le Frankenstein de 1931 et La Fiancée de Frankenstein de 1935, deux films de James Whale avec la sidérante et inoubliable interprétation de Boris Karloff dans le rôle de la créature. Or, et ce fut l’une des grandes surprises que vient de me procurer la lecture du roman, les scénarios des films, aussi remarquables soient-ils, se démarquent considérablement du contenu du livre de Mary Shelley.
Bien sûr, il reste une ossature commune, mais le roman de Mary Shelley se révèle bien plus complexe et bien plus troublant que ne le sont les intrigues imaginées par les scénaristes d’Hollywood. (Il existe, bien sûr, d’autres adaptations, mais je ne les connais pas.) C’est le cas, en particulier, pour ce qui concerne la créature de Frankenstein, du monstre incarné par Boris Karloff, monstre n’étant rien de plus qu’un être hideux se déplaçant comme un automate et n’étant pas doué de parole (il n’émet, de temps à autre, que de pitoyables cris de bête).
Rien de tel dans le roman de Mary Shelley, roman construit sous la forme de trois récits enchâssés les uns dans les autres : celui de Robert Walton, capitaine d’un navire explorant les mers glacés du grand Nord et ayant recueilli à bord un homme à la dérive sur un bloc de glace, homme qui n’est autre que Victor Frankenstein ayant entrepris de poursuivre sa créature dans ces lieux de désolation ; d’où le deuxième récit, celui de Frankenstein en personne expliquant à Robert Walton le déroulement des évènements l’ayant conduit jusqu’à cette extrémité (pourchasser sa créature afin de l’éliminer) ; enfin, au cœur de cette narration, se situe une entrevue avec celui qui est désigné comme le « monstre » et qui se met, à son tour, à raconter son histoire.
Car, et c’est là la surprise majeure pour qui ne connaît que l’interprétation de Boris Karloff, le « monstre », tel qu’il apparaît dans le roman, n’est pas un être bestial ou, en tout cas, il ne peut être réduit à cette seule définition. Au contraire, son discours explicatif, celui qu’il tient à son créateur, Victor Frankenstein, ne manque ni de subtilités ni de raffinements. On découvre un être hideux, du fait de son apparence physique, son créateur n’étant pas parvenu à lui donner une apparence plus agréable, mais ne manquant pas sinon de délicatesse, en tout cas d’habileté, pour ce qui concerne l’esprit. Il s’en explique d’ailleurs longuement, racontant comment il a appris à parler et même à lire en espionnant une famille à proximité de laquelle il s’était établi. En lisant ces pages, si l’on se demande, il faut le dire, à quel point elles peuvent paraître crédibles, on en est amené, quoi qu’il en soit, à ne plus considérer cette créature comme un simple objet de répulsion. Quand le « monstre » se met à évoquer les lectures qu’il put mener à bien dans sa solitude, on n’en revient pas, car il ne lut rien moins que Les Vies des Hommes illustres de Plutarque, Le Paradis perdu de John Milton et Les Souffrances du jeune Werther de Goethe. On n’imagine pas le personnage joué par Boris Karloff se livrant à ce genre d’occupations !
Mais alors, pourquoi donc cet être à l’esprit raffiné se change-t-il, de fait, en « monstre » se livrant à d’épouvantables meurtres ? L’explication est simple. Se mettant à la place de Dieu, Frankenstein a néanmoins créé un être affamé de reconnaissance et d’amour, un être vivant, non seulement doué de raison, mais ayant un cœur. Au point que, comme un nouvel Adam qui cherche son Ève, il en vienne à exiger de son créateur qu’il lui fabrique un être semblable à lui, mais de sexe féminin. Ce à quoi, après des atermoiements, se refuse Frankenstein, un Frankenstein de plus en plus déterminé à affronter sa propre créature dans un combat à mort. En fin de compte, si le mot « monstre » peut réellement désigner la créature de Frankenstein, c’est parce que, rejetée par tous les êtres humains, du fait de son apparence physique, condamnée et haïe par son inventeur, elle en vient elle-même à être dévorée par la détestation de tous, à commencer par celui qui l’a « mise au monde ». C’est la haine qui engendre la haine. Pour reprendre une célèbre formule en l’adaptant au cas présent, on ne naît pas monstre, on le devient ! 8/10
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Alexandre Angel
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Message par Alexandre Angel »

La version la plus fidèle doit être ce fameux téléfilm de Jack Smight dont je suis bien incapable de parler en termes qualitatifs (je n'ai pas vraiment revu ça) mais dont je me souviens qu'il avait terrorisé toute ma classe de CM2 en 1977.
David McCallum jouait Victor Frankenstein, James Mason, le docteur Praetorius, rival de Frankenstein et la créature était interprétée par Michael Sarrazin.
Il y a avait toutefois une fiancée du monstre que jouait Jane Seymour.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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poet77
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Message par poet77 »

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Dans la postface de ce livre très bref et doté de superbes illustrations signées Emiliano Ponzi, Haruki Murakami, écrivain japonais de renom à qui l’on doit de remarquables romans, explique que, depuis longtemps il projetait d’écrire un texte sur la mort de son père, mais sans parvenir à mener à bien ce projet. Et puis, en fin de compte, c’est à partir d’une simple anecdote que le récit a comme coulé sous sa plume pour prendre la forme du texte qui nous est maintenant proposé dans sa traduction française.
En somme, si Haruki Murakami est enfin parvenu à écrire le livre souhaité, c’est parce qu’il a fini par trouver la bonne amorce, celle à partir de laquelle toute la suite se déroulerait, en quelque sorte, de manière naturelle. Cette amorce, c’est un des souvenirs conservés par l’écrivain sur son enfance, un parmi bien d’autres, et, singulièrement, le souvenir d’un des événements vécus avec son père. L’histoire en est simple, c’est celle du père emmenant sur sa bicyclette son fils Haruki avec une chatte que le premier voulait abandonner à quelques kilomètres du domicile. Or, de retour à la maison, tous deux eurent la surprise d’y retrouver l’animal dont, pourtant, ils avaient cru pouvoir se débarrasser facilement. Voyant la chatte, le père, à la fois admiratif et soulagé, décida de dorénavant la garder.
Le récit de Murakami réserve à son lecteur une autre histoire de chat. Mais surtout, bien sûr, cette entrée en matière donne, d’une certaine manière, l’élan nécessaire à l’écrivain pour raconter son père, un père qui eut la malchance de devoir traverser une des périodes les plus complexes et les plus douloureuses de l’histoire du Japon. Or, ce que veut souligner l’écrivain, c’est que, dans la vie de son père, tout fut affaire de concours de circonstances ou de hasards (c’est le mot qu’emploie Murakami), hasards qui, dans les tourmentes inouïes de la guerre, le préservèrent de la mort, alors que tant d’autres périrent.
Mobilisé à trois reprises, le père de Haruki Murakami, à chaque fois, ne resta sous l’uniforme que pendant des durées assez brèves, ce qui lui permit d’échapper au pire, compte tenu cependant d’une expérience traumatisante subie pendant la guerre de Chine, les soldats japonais étant sommés d’exécuter des prisonniers au moyen de leur sabre, ce qui était censé les aguerrir. Néanmoins, y compris après l’attaque de Pearl Harbor (le 7 décembre 1941), le père de Haruki Murakami fut presque toujours préservé de la rigueur des combats. Il y eut même un officier qui, semble-t-il, le démobilisa huit jours avant Pearl Harbor.
L’homme put ainsi se consacrer, même au plus fort de la guerre, à sa passion pour la littérature et, en particulier, pour les haïkus (il en écrivit, lui-même, en grande quantité). Mais ce n’est pas le cœur léger qu’il ressentit sa chance, ce n’est pas dans l’insouciance qu’il accueillit les hasards qui lui permirent de conserver la vie pendant que tant d’autres mouraient. Au contraire, ce fut pour lui, tout au long des années qui lui restèrent à vivre, un fardeau moral. La conséquence en fut que, tous les matins, il s’agenouillait devant l’autel familial dédié aux morts. Mais une autre conséquence en fut qu’il se mit à boire excessivement, bien que tâchant de toujours montrer un visage serein aux membres de sa famille.
Mais, en fin de compte, si Haruki Murakami a voulu raconter son père, c’est aussi d’une part pour exprimer son étonnement d’être là (que de hasards dans la vie de son père, ainsi d’ailleurs que dans celle de sa mère !) et, d’autre part, pour indiquer, de manière très dépouillée, l’accroissement de leur éloignement au fil du temps. Une fois Haruki Murakami devenu adulte, les divergences entre père et fils s’accrurent à tel point que, pendant de nombreuses années, leurs relations furent quasi inexistantes. Au bout du compte, ce n’est que peu de temps avant la mort du père que l’un et l’autre se retrouvèrent et parvinrent, écrit Haruki Murakami, « à une espèce de réconciliation ».
Sans doute, en écrivant ce livre, si sobre et si touchant, Haruki Murakami a-t-il voulu donner un peu plus de poids à cette réconciliation. Si les zones de mystère ne disparaissent pas (et comment pourrait-il en être autrement chez un écrivain qui se plaît, au contraire, à imprégner de mystère tous ses livres ?), la figure du père apparaît, dans ce livre, plutôt attachante. 8/10
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poet77
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Message par poet77 »

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Gorgé, dans ses cinq cents et quelques pages, de personnages et de faits on ne peut plus réels, cet ouvrage, fort bien documenté, se présente comme un exposé sur l’histoire de France entre les années 1880 et 1918, exposé axé sur les quelques passions qui dévorèrent les esprits de ce temps-là, à commencer par la plus hideuse d’entre elles, l’antisémitisme. Pour ce faire, Christophe Donner s’est ingénié à entrecroiser l’itinéraire d’Henri Gosset, son arrière-grand-père, avec les destinées d’un certain nombre de personnages ayant défrayé la chronique de notre pays, ce qui autorise le terme « roman » appliqué à l’ouvrage. C’est le roman d’une France bien différente de celle que chantait Jean Ferrat, une France traversée de courants haineux, avide de calomnies et de ce qu’on n’appelait pas encore « fake news » mais qui n’en était pas moins déjà d’actualité, une France haineuse et revancharde à qui quelques esprits retors se chargeaient de désigner les boucs émissaires.
Certes, dans le roman de Christophe Donner, on rencontre aussi, au fil des pages et par le biais de quelques personnages, d’autres opinions et d’autres courants que celui que je viens d’évoquer, grâce, par exemple, à Marcelle, institutrice anarchiste qui fut la deuxième épouse d’Henri Gosset, ce dernier, par contre, n’étant pas décrit par l’auteur de manière très bienveillante. Il reste que ceux qui occupent la première place dans le livre, ce sont de bien peu sympathiques individus s’étant illustrés par leur acharnement à dénoncer la présence (selon eux nocive) des Juifs dans la société française puis, à l’approche de la Grande Guerre et, bien sûr, pendant les années de son effectivité, à reporter leur hargne sur les Allemands.
Il n’est pas inutile, à l’heure actuelle, de lire, sous la plume avisée de Christophe Donner, le déroulement de cette histoire pas si éloignée de nous, tandis que des candidats d’extrême droite (ou populistes, appelons-les comme on veut) se présentent à nos suffrages en se démenant pour orienter les débats vers leurs thèmes de prédilection (le soi-disant « grand remplacement » par exemple). Ce genre de rhétorique éculée n’en fonctionne pas moins, malheureusement, toujours trop efficacement. À l’époque que décrit Christophe Donner, ces ténors aux discours haineux se nommaient Edouard Drumont, Léon Daudet ou encore Charles Maurras.
En fait, dans La France goy, il est assez peu question de ce dernier, beaucoup plus des deux autres. Au premier, Edouard Drumont (1844-1917), à qui il faut reconnaître qu’il ne manquait pas de talent quand il s’agissait de manier la plume, l’on doit, entre autres, La France juive, ouvrage de détestation qui devint, assez rapidement après sa parution, un énorme succès de librairie, malgré l’avis très négatif de Zola pour qui il s’agissait d’un « tissu d’imbécillités, d’enflures et lieux communs ». Ce livre pernicieux n’en poursuivit pas moins son emprise et n’en répandit pas moins ses effluves nauséabonds. Cet Edouard Drumont de sinistre mémoire (dont, signalons-le au passage, Georges Bernanos fit l’éloge dans La Grande Peur des Bien-Pensants, essai publié en 1931) continua, jusqu’au terme de sa vie, à diffuser le bouquet hideux de son antisémitisme, entre autres dans La libre Parole, le journal qu’il lança dès 1892.
Le deuxième sinistre individu qu’il faut nommer ici, c’est Léon Daudet (1867-1942), fils aîné d’Alphonse, qui, marqué par le livre de Drumont et, dès lors, lié à lui, préféra, en fin de compte, rejoindre l’Action Française dont il fut l’un des fers de lance les plus actifs. Comme écrit Christophe Donner, « Hors des dogmes, le roman de l’antisémitisme n’est rien d’autre qu’une saga familiale, Drumont en pater familias, Daudet en fils héritier, chargé de la réalisation du projet imaginé par son fondateur. » Cette charge, tandis que Drumont déclinait, il s’en acquitta au sein de l’Action Française, avec ses Camelots du roi (dont fit partie Bernanos !) , accumulant éhontément les méfaits et les roublardises jusqu’à la nausée.
Si certains des faits rapportés, au long des pages, par Christophe Donner sont bien connus (le scandale de Panama ou, bien sûr, l’Affaire Dreyfus), tout en méritant amplement d’être à nouveau retracés, d’autres le sont beaucoup moins, qui pourtant ne manquent pas de piquant. Ainsi de la cabale organisée par Léon Daudet et ses sbires contre la firme Maggi, qui venait de s’implanter en France avec grand succès, avant d’être accusée d’être un repaire d’espions « juifs-allemands » infiltrés en France, ce qui, bien évidemment, n’était qu’un ahurissant tissu de calomnies. On remarquera d’ailleurs que, petit à petit, à l’approche de la guerre de 14-18, les mots « juifs » ou « youpins » furent remplacés par les mots « Allemands » ou « Boches ». A propos de cette abominable et folle guerre, Christophe Donner ne manque pas l’occasion de décrire le comportement bien peu reluisant de Daudet, le chantre de la haine patriotique qui, quand la guerre est déclarée, prend piteusement la fuite jusqu’en Touraine, avant de s’en retourner à Paris en prétendant avoir été victime d’un grave accident d’automobile, transformant ainsi, au moyen d’une « pirouette journalistique » « le fuyard froussard en première victime de la barbarie allemande ». Quand je disais que les « fake news » ne datent pas d’aujourd’hui ! Le livre de Christophe Donner en énumère des illustrations étourdissantes. 8/10
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Duane Jones
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Message par Duane Jones »

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Publié en 1925, Les contes du whisky est le 1er recueil de nouvelles de Jean Ray. Tout est déjà, , l'univers maritime, la mer du Nord, les fantômes, les créatures monstrueuses et sa langue magnifique. Un auteur dont les livres furent longtemps introuvables à mon désespoir mais grâce à Alma éditeur, les choses ont enfin changé.
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Message par The Eye Of Doom »

Apparemment les couvertures de Foester n’ont pas ete reprises….
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Courleciel
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Message par Courleciel »

The Eye Of Doom a écrit : 28 févr. 22, 19:40 Apparemment les couvertures de Foester n’ont pas ete reprises….
Ni celles de Nicolet chez Néo
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"- Il y avait un noir a Orly, un grand noir avec un loden vert. J'ai préféré un grand blond avec une chaussure noire a un grand noir avec un loden vert
- Dites-moi, mon petit vieux, pour faire de la littérature, attendez la retraite. Bonne appétit."
The Eye Of Doom
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Message par The Eye Of Doom »

Oui mais ici on est chez le meme editeur.
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Message par poet77 »

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Emmitouflé dans une chaude couverture de laine, il se tient là, songeur, sur le pont supérieur de l’Amerika, le navire qui le ramène en Europe après une ultime saison à New-York, tandis que sa femme, Alma, et sa fille âgée de six ans, Anna ont préféré rester dans leur cabine. Cet homme, à qui un jeune matelot apporte le thé qu’il a demandé, c’est Gustav Mahler (1860-1911). Il n’a que cinquante ans et, cependant, son apparence est celle d’un vieil homme, prématurément usé, dont la vie va bientôt s’achever. Il est au faîte de sa gloire, adulé comme un mythe, considéré comme le plus grand chef d’orchestre de son temps et, bien sûr, comme un compositeur de génie. Mais sa gloire, il la paye au prix fort, il la paye « du désastre d’un corps qui se [consume] lui-même inexorablement. » Un corps qui l’avait fait souffrir sa vie durant, tant il avait été affecté par des maux de toutes sortes.
Sur le pont du navire qui l’emporte, Mahler songe à l’océan et au grouillement de vie dont il est le réceptacle, mais surtout il lui vient à l’esprit des moments de sa vie, de son parcours si singulier. Sa carrure frêle et sa petite taille n’ont pas rebuté Alma Schindler, celle qui était considérée comme étant la femme la plus belle de la Vienne de ce temps-là, qui l’épousa et fut dès lors connue sous le nom d’Alma Mahler (1879-1964). Ils eurent deux enfants, Maria (1902-1907), une enfant toujours joyeuse qui mourut très jeune de la diphtérie, et Anna (1904-1988), une enfant « pleine de pensées et d’idées singulières ». Quand la première mourut, Mahler « se rua (…) dans la forêt en pleurant et en hurlant ». Il en fut affligé pour le restant de ses jours. Quant à Alma, s’il se souvient des heures de bonheur qu’il connut avec elle, il n’en garde pas moins bien présents à l’esprit des moments d’agacement quand, par exemple, lors d’un voyage à Paris, Rodin voulut lui faire faire la pose, et, davantage encore, des heures de dispute, Alma lui reprochant de l’avoir trop souvent délaissée pour ne se consacrer qu’à son travail.
Le travail justement, il ressurgit dans ses souvenirs avec insistance. Il s’y consacra avec tant de ferveur, osant des innovations qui surprirent les Viennois, se battant sans cesse pour repousser les limites de l’interprétation musicale. L’automne, l’hiver et le printemps étaient dédiés à la direction d’orchestre, l’été à la composition de ses propres œuvres. En somme, il n’arrêtait jamais. Sur le pont du navire, il se remémore comment il parvint, à force d’obstination, à « discipliner le meilleur et le plus récalcitrant des orchestres au monde », celui de l’Opéra de Vienne. Il évoque aussi, par la pensée, l’été où il acheva l’une de ses œuvres les plus abouties, Le Chant de la Terre, ou encore la création de sa Huitième Symphonie, celle qui fut surnommée « Symphonie des Mille » (formule que Mahler trouvait inepte), œuvre qui fit date dans l’histoire de la musique et fut accueillie triomphalement.
C’est le roman de la vie d’un prodige de la composition doublé d’un visionnaire de la direction orchestrale (que les caricaturistes représentaient comme un « diable à ressort » du temps de sa jeunesse, mais qui se calma beaucoup avec l’âge, au point de diriger pratiquement sans bouger). Ce roman, l’écrivain autrichien Robert Seethaler le retrace dans un texte relativement court et avec une simplicité qui n’est qu’apparente. En vérité, l’auteur, mêlant habilement des faits établis de la biographie de Mahler et des notes subtiles (et parfaitement crédibles) de fiction, nous fait appréhender avec une incroyable justesse quelque chose de l’âme du grand musicien. Bien davantage, peut-être, que Freud en personne, à qui Mahler fit une visite en Hollande et qui se contenta, durant presque la totalité des quatre heures que dura l’entrevue, d’écouter le musicien sans quasiment lui accorder un mot. En fin de compte, c’est un personnage de fiction, le garçon de pont se mettant au service du musicien sur le navire Amerika, qui nous touche bien plus que Freud. « C’est quel genre de musique, celle que vous faites ? Vous pouvez m’en parler ? », demande-t-il à l’occasion à Mahler. À quoi celui-ci fait cette réponse : « Non, on ne peut pas raconter la musique. Il n’y a pas de mot pour ça. Dès que l’on peut décrire la musique, c’est qu’elle est mauvaise » ! On se gardera donc de décrire la musique de Mahler, mais on ne se gardera pas de l’écouter. 8,5/10
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Deuxième des onze romans écrits par Cecil Scott Forester afin de conter les aventures maritimes de Horatio Hornblower, Un vaisseau de ligne, publié en 1938, se situe chronologiquement en sixième position de l’ensemble des ouvrages, l’auteur ayant entrepris, à partir de 1950, de remonter dans le temps pour raconter les débuts de la carrière et des aventures de son héros. Chaque lecteur peut donc choisir : soit de lire les romans dans l’ordre de leur parution (c’est ce que propose Folio), soit d’opter pour l’ordre chronologique des aventures d'Hornblower.
Par rapport à L’heureux Retour, roman qui narrait un voyage au long cours jusqu’aux côtes du Nicaragua, Un vaisseau de ligne paraît plus sage, puisqu’il n’y est question, pourrait-on dire, que d’une virée jusqu’en Méditerranée, du côté du cap Creus. Mais ce n’est que faux-semblant, ce roman se révélant vite aussi captivant et tout aussi spectaculaire que le précédent. Il faut dire que l’action se situe en 1810 et qu’il s’agit, pour Hornblower et son équipage, d’escorter un convoi de la Compagnie des Indes jusqu’à Gibraltar, autrement dit sur des eaux contrôlées, en grande partie, soit par des pirates ou des corsaires, soit par les navires français de Napoléon.
Or, à Plymouth, avant son départ, Horatio Hornblower se trouve confronté à deux difficultés. L’une ne concerne pas directement les questions de navigation, notre héros étant en effet épris de Lady Barbara (avec qui le lecteur a fait connaissance dans le volume précédent) alors qu’il est dûment marié à Maria, une femme assez peu gracieuse qu’il s’efforce de servir du mieux qu’il peut, pour donner le change et ne rien laisser voir de ses sentiments véritables. L’autre difficulté, par contre, concerne bel et bien la navigation et elle est cruciale, puisqu’il s’agit des nombreux membres d’équipage qui lui font encore défaut. L’écueil est tel qu’en fin de compte, pour le pallier, il n’y a pas d’autre solution que d’engager des repris de justice.
Or, c’est avec cet équipage composite que Hornblower parvient non seulement à mener à bien la mission qui lui est confiée, mais surtout à combattre les forces navales et terrestres françaises qui occupent les côtes et rivages de Méditerranée, du côté du Cap Creus. Le roman abonde en exploits, en batailles, en ruses, chaque fois, il faut le dire, au détriment des Français qui en prennent pour leur grade ! Toutes ces scènes, racontées par Forester avec précision et avec brio, n’ont aucune peine à captiver le lecteur. Mais le roman doit aussi beaucoup à une multitude de détails intéressants à propos de la vie à bord du navire et de la personnalité même de Hornblower. On découvre ainsi que, s’il ne manque pas d’audace, le Capitaine n’en est pas moins sujet aux faiblesses bassement humaines : il éprouve la peur comme un chacun et, quand il reprend la mer après un long séjour sur terre, il est sujet au mal de mer. Pour gouverner son navire et maintenir la discipline, il lui arrive de faire fouetter des hommes. C’est nécessaire, pense-t-il, mais il convient de garder mesure : ni trop ni trop peu. Quant à l’Office religieux du dimanche, s’il le maintient, c’est parce que c’est important pour certains des membres d’équipage. Quant à lui, il ne veut surtout pas qu’il y ait un aumônier à bord du navire ! Il les déteste ! « La religion, selon Hornblower, était (en effet) la seule puissance qui pût s’attaquer aux chaînes de la discipline » ! 8/10
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Marcel Conche est né le 27 mars 1922 à Altillac (Corrèze) et est mort le 27 février 2022 à Treffort (Isère) à presque 100 ans. Et il a consacré sa vie entière à la philosophie. On peut le dire sans exagération puisqu’il prend soin de nous expliquer lui-même qu’il s’est voué à ce domaine dès l’âge de six ans lorsqu’il s’aventura jusqu’au grand tournant d’une route pour savoir si le monde continuait après.
Rien de tel que de lire, en guise de porte d’entrée vers l’œuvre philosophique de Marcel Conche, ce petit livre où l’auteur, se comparant à Épicure, se livre au lecteur en évoquant quelques-uns de ses souvenirs et quelques-unes de ses convictions. « Ma philosophie est différente de celle d’Épicure, explique-t-il d’emblée, mais ma manière de vivre est semblable à celle des disciples qui entouraient Épicure en son « jardin » ».
Pas de crainte à avoir quant à la compréhension d’un tel ouvrage, même pour les lectrices et lecteurs peu familiers de la philosophie. L’auteur s’en explique lui-même au début d’un autre ouvrage (Vivre et philosopher) en se situant clairement comme un philosophe français du pays d’Oc, c’est-à-dire peu enclin à se complaire dans un jargon qui ne serait réservé qu’à quelques initiés, à la manière d’un grand nombre d’auteurs de langue germanique. Avec Marcel Conche, rien de tel, à fortiori dans un livre comme Épicure en Corrèze où l’auteur se plaît à se raconter sur le mode de la conversation, ce qui n’empêche nullement la rigueur du style.
Ce livre est donc accessible au tout-venant, pourrait-on dire, tout en abordant, au fil des souvenirs égrenés par l’auteur, des questions de philosophie qui ne sont pas des moindres. Pour Marcel Conche, si, comme je l’ai déjà indiqué, la philosophie est entrée très tôt dans sa vie, ce ne fut pas cependant une mince affaire que d’en faire son métier, que de vivre exclusivement d’elle. Enfant puis adolescent, il dut passer beaucoup de temps aux travaux des champs ou à garder les vaches. « Je suis peut-être le seul philosophe qui ait arraché les pommes de terre… ou du moins le seul encore vivant ! », se plaît-il à dire. Quant à l’éducation reçue à l’école, il estime qu’elle était nulle ! Et ne parlons pas du catéchisme de cette époque, qui consistait à apprendre par cœur des formules, ce qui ne convenait pas au philosophe en herbe qu’était le jeune Marcel : « [Il] pose des questions ! », se plaignait le curé. Vous vous rendez compte, oser poser des questions pendant les leçons de catéchisme ! En voilà une audace !
Des questions, il ne cesse pourtant d’en poser, ou de s’en poser, tout au long de son parcours de vie, les ressassant et les affinant sans cesse, tout en recourant à des auteurs, comme Montaigne, qui sont comme de fidèles amis qui l’accompagnent toujours. Avec, au cœur de son système de pensée, la Nature. Le mot revient toujours sous sa plume, alors qu’il prétend s’être, très tôt, débarrassé de Dieu. À 16 ans, alors que son auteur de chevet était Pascal, il décida de cesser d’aller à la messe. Il préférait se promener avec l’une de ses professeurs, Marie-Thérèse Tronchon, de 15 ans son aînée, qui devint sa femme (leur mariage dura 50 ans, jusqu’au décès de cette dernière). Elle était catholique pratiquante, tandis que lui s’était persuadé qu’il n’y a pas de « dieu » (il préférait les dieux païens de certains philosophes grecs). Ce sujet, affirme-t-il, ils ne l’abordaient jamais ensemble, sauf peut-être quand il fallut décider du baptême de leur enfant (qu’accepta Marcel Conche) !
La question religieuse, dont Marcel Conche prétendait s’être, en quelque sorte, débarrassée, semble pourtant, à la lecture de son ouvrage, l’obséder encore beaucoup. En tout cas, il éprouve la nécessité de s’en expliquer longuement, arguant, par exemple, que la notion de Providence, qu’on lui a enseignée dans son enfance, est une absurdité. Comment la concilier avec la liberté ?, argumente-t-il. Quant à la non-existence de « dieu », il la déduit, entre autres, de cette réalité terrible de notre monde qui est la souffrance des enfants martyrisés. Vous affirmez que rien n’arrive sans une manifestation de la volonté de Dieu, dit-il aux croyants. Comment expliquez-vous, dans ce cas, les tortures que subissent, parfois, des enfants ? L’argument, me semble-t-il, est sérieux et ne peut être rejeté d’une simple chiquenaude et je me garderais bien, pour ma part, de me contenter de lui apporter une réponse de catéchisme.
On peut, bien évidemment, contester certaines affirmations ou déclarations de Marcel Conche. Certaines d’entre elles pourraient même déchaîner des débats très passionnés. Ainsi du pacifisme de l’auteur, de son refus de s’engager dans la Résistance pendant la guerre. De son plaidoyer pour un minimum de correction physique des enfants. De son refus de toute discussion avec les croyants, tant cela lui paraît impossible et inutile. De son rejet du mot même de « dieu » en philosophie (il n’y a pas sa place, affirme-t-il). Ou encore de son adhésion au processus de suicide assisté pour ceux qui le souhaitent. Autant de questions qui risquent de soulever les passions, mais auxquelles Marcel Conche invite à réfléchir de manière dédramatisée.
Tout cela pour finir par nous exposer les plus sûrs moyens d’atteindre le bonheur, selon Épicure. Il y en a quatre, quatre « remèdes », que je me garde d’énoncer, pour les laisser découvrir par d’éventuels lecteurs !
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poet77
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Journaliste depuis quinze ans, correspondant du journal Le Monde à Moscou, Benoît Vitkine est bien placé pour connaître, autant que faire se peut, les rouages à l’œuvre dans les mondes politiques russe et, aussi, ukrainien. Sa science de ces terrains lui avait inspiré, en 2020, un thriller intitulé Donbass. Avec Les Loups, récemment édité chez nous, la fiction se déplace du côté de Kiev et autres localités d’Ukraine en 2012, avant la révolution de la place Maidan et l’installation d’un gouvernement pro-européen.
La plupart des personnages que nous rencontrons dans Les Loups sont fictifs, sauf quelques-uns, dont Vladimir Poutine en personne, un Poutine qui, vers la fin du roman, exprime cet avis : « Les Ukrainiens ne sont rien de plus qu’une copie, certes un peu brouillonne, des Russes. Un prototype qui a mal tourné. » De là à vouloir les envahir pour les mettre au pas, comme c’est le cas actuellement, il n’est guère besoin de se triturer les méninges, surtout quand on est rongé d’orgueil, comme l’est le maître actuel du Kremlin.
Néanmoins, même si Poutine en personne fait entendre sa voix au cours du livre de Benoît Vitkine, il s’agit bel et bien d’un roman et non d’un livre d’histoire. Un roman qui, cependant, se fonde entièrement sur les réalités des deux pays aujourd’hui en guerre. Si beaucoup des personnages du livre sont le fruit de l’imagination de l’auteur, ils n’en sont pas moins, également, les reflets, plus que les reflets, les copies d’individus bien réels.
Ce qui est totalement inventé par l’auteur, c’est l’organisation d’une élection en 2012 à l’issue de laquelle est élue présidente une femme du nom d’Olena Hapko. Le roman raconte les 30 jours de délai entre l’élection et l’investiture de la nouvelle présidente. Or, si celle-ci semble décidée à réformer le pays en luttant, en particulier, contre le haut niveau de corruption qui gangrène le pays, elle n’en garde pas moins une grande ambiguïté. Son parcours est loin d’être exemplaire, d’un point de vue moral en tout cas. Issue d’un milieu très modeste, ayant grandi dans une petite bourgade, elle a tout fait pour réussir et y est parvenue, au point d’être la reine de l’acier, la femme d’affaires la plus riche d’Ukraine. Elle fait donc partie du cercle fermé des puissants, les fameux oligarques. Ce sont eux, les « loups » qui donnent son titre au roman. Mais Olena, elle, on la surnomme plutôt « la Chienne ».
Or, parmi les oligarques, il en est l’un ou l’autre qui ne voient pas d’un bon œil la réussite électorale d’Olena Hapko et qui vont donc chercher, par les moyens les plus retors, à la faire tomber d’ici son investiture. 30 jours pour fouiller son passé, mettre au jour ses combines, profiter d’un événement survenu dans sa ville d’enfance, afin de retourner l’opinion contre elle. Tel est l’enjeu de ce roman fort bien construit, comme un thriller des plus haletants, et qui, bien sûr, par ce moyen, nous en dit long sur le visage de l’Ukraine et, un peu aussi, sur celui de la Russie, les deux pays en guerre, chacun ayant ses « loups », ceux qui ont su prospérer dès l’effondrement de l’empire soviétique et qui cherchent, par tous les moyens, à garder intacts leurs privilèges. 8/10
Dernière modification par poet77 le 27 mars 22, 09:37, modifié 1 fois.
Samuel73
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Cadeau de Noël, lu avec retard mais apprécié.

Le trône de fer et les sciences (dir. J. B Steyer), Belin.
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Il s'agit d'un recueil d’une dizaine d’articles, de valeur et d’intérêt inégal mais globalement de bonne qualité, qui aborde la saga littéraire et/ou la série télévisée à travers les regards de spécialistes de plusieurs domaines scientifiques. On y lira ainsi avec amusement et profit une synthèse sur plusieurs possibilités de modélisation du climat de Planetos, la planète où se déroule le récit, ainsi qu’un essai de classification phylogénétique de sa faune et de ses populations humaines et humanoïdes, joint à un précis de sa géologie. Les différents langages évoqués ou développés sur les continents de Westeros et d’Essos font l’objet d’une analyse linguistique serrée. Une excellente analyse des types de bateaux visibles dans la série télévisée fait le point sur les influences historiques et archéologiques se faisant jour dans le travail des adaptateurs de l’histoire à l’écran, tout en donnant très envie de revoir les passages concernés. Pour clore l'ouvrage, une très belle relecture du prologue télévisuel sous l'angle de la perception et de la représentation du cadavre dans l'imaginaire occidental propose des rapprochements iconographiques passionnants, et une hypothèse d'interprétation très stimulante d'un des passages les plus impressionnants de la série.

D’autres apports sont moins satisfaisants, comme l’article sur la relation complexe qu’entretient l’ensemble narratif imaginé par Martin avec l’histoire réelle et fantasmée, un peu rapide. Celui sur la psychologie de quelques-uns des principaux personnages est très agréable à lire, mais il manque de cohérence dans sa mise en œuvre d’approches théoriques aussi différentes que celle de Jung et celle des auteurs du DSM :shock: : au final, on se sait pas si Joffrey Baratheon est psychotique ou antisocial, ni si ses tares et celles de Robin Arryn, rapprochées pour les besoins de la cause :P , résultent d’une figure maternelle déficiente ou d’un défaut d’intégration des traumas infantiles.
Ce n’est pas très grave, et l’ensemble fournit un moment de lecture plaisant et instructif.

Et du côté romanesque...

Underground Railroad de Coleson Whitehead, après avoir lu avec un certain enthousiasme Nickel Boys. Je suis un peu déçu : l'idée de départ est brillante -raconter les tribulations d'une esclave en fuite dans l'Amérique du XIXème siècle en littéralisant la métaphore du "train souterrain", et faire de chaque station où débarque la malheureuse un tableau circonstancié d'un aspect du racisme Nord-Américain (esclavage de plantation, programmes médicaux criminels, chasses sanglantes du Ku Klux Klan, etc.). L'écriture est belle, la fantaisie et l'horreur sont au rendez-vous, mais l'ensemble m'a paru sans surprise et légèrement pataud. J'ai regardé la série en parallèle (mise en scène par Barry Jenkins) : elle atténue les défauts du livre par une condensation intelligente de son intrigue, avec des images splendides et parfois d'intenses moments de pur cinéma, hérités de Douglas Sirk ou de Tarkovski. Je préfère l'adaptation au roman.
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Grâce à Valérie Zenatti, qui en est la fidèle traductrice, l’œuvre de Aharon Appelfeld, mort en janvier 2018 en Israël, continue de nous parvenir. Chaque livre, chaque roman se présente comme une pièce de plus dont l’ensemble constitue une œuvre d’une qualité littéraire et, tout bonnement, humaine remarquable. La Stupeur, qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier, se détache néanmoins du tout. Dernier roman écrit par Appelfeld, juste avant son décès à l’âge de 85 ans, il se présente comme une variation de plus sur le traumatisme de la Deuxième Guerre Mondiale et le massacre des Juifs, mais au moyen d’un parti-pris singulier, inédit dans l’œuvre du grand écrivain.
Né en 1932 près de Czenowitz (ville qui était alors roumaine et est maintenant ukrainienne), le petit Aharon fut privé de sa mère, assassinée en 1940, puis, alors qu’il était dans un ghetto, séparé à jamais de son père. Aharon, lui, parvint à survivre, d’abord en s’échappant d’un camp, puis en se cachant dans la forêt avec des marginaux, enfin, après avoir été recueilli quelque temps par des paysans, puis dans l’Armée Rouge, en traversant l’Europe pour gagner l’Italie et s’embarquer clandestinement pour la Palestine. Ces incroyables aventures ont nourri l’œuvre romanesque d’Appelfeld. Souvent, d’une manière ou d’une autre, on y retrouve le petit garçon qu’il fut, se cachant pour échapper à la furie destructrice des nazis et de ceux qui collaboraient avec eux.
Cependant, dans La Stupeur, c’est à une autre approche que s’est essayé le grand écrivain. Cette fois, c’est une femme, qui plus est une Ukrainienne, qu’il a imaginé comme porte-parole. C’est elle qui est au cœur de ce roman, c’est sa destinée que raconte le romancier, une destinée qui, j’en fais le pari, marquera durablement chacun des lecteurs du roman. Cette femme se prénomme Iréna, elle est mal mariée, depuis huit ans, à Anton, un homme fruste dont elle doit supporter, malgré elle, les assauts inlassables (ce qu’on appelle aujourd’hui le viol conjugal). Surtout, elle découvre, un matin, que ses voisins, les Katz, une famille de petits commerçants juifs, le père, la mère, leurs deux filles, Blanka (qui souffre de légère déficience mentale) et Adéla (qui rêvait de terminer ses études d’infirmière) sont contraints de rester alignés dans la rue sous la surveillance d’Ilitch, un gendarme ukrainien qui ne cesse de justifier chacun de ses actes en répétant qu’il ne fait qu’obéir aux ordres des Allemands (« Ce sont des gens cultivés, qui ne font pas n’importe quoi », répète-t-il).
La voilà, la stupeur, qui ne cesse de grandir au fil des pages. Ces Juifs, que connaissait si bien Iréna (particulièrement Adéla, dont elle était proche, tout en la jalousant un peu), les voilà désignés à la vindicte populaire, comme s’ils étaient responsables de tous les maux. Dans un pays déjà miné par l’antisémitisme, ils sont les victimes toutes trouvées. Iréna ne le supporte pas, quant à elle, elle fait ce qu’elle peut pour soulager leurs souffrances, leur donne un peu de soupe, leur suggère même de s’évader. Mais rien n’y fait. Ilitch les oblige à creuser une fosse et, le lendemain, au petit matin, ils ont été exécutés.
Pour Iréna, c’est un choc dont elle ne se remettra pas. Commence alors, pour elle, un long périple, une longue et incessante recherche d’un éventuel pardon. Elle quitte, sans regret, son sinistre mari, et marche, découvrant l’horreur, car, dans tous les villages, tout comme dans le sien, les Juifs ont été exterminés. La quête d’Iréna la conduit d’abord vers deux personnages : d’une part, sa tante Yanka, une femme qui vit dans un isolement presque total, gardant précieusement le souvenir d’Hugo, un étudiant juif qu’elle aima jadis (malgré les injonctions du curé qui affirmait que « la nature juive est traîtresse ») et qui sait trouver les mots qu’il faut pour aider Iréna à sortir de sa culpabilité (« Nous ne nous préoccupons que de nous-mêmes et de nos maux. Nous ne savons pas aimer. Dieu ne nous le pardonnera pas », dit Iréna. « Dieu pardonne toujours », répond la tante.) ; d’autre part, un homme solitaire, qu’on appelle le Vieux (détesté par les curés, qui le traitent de sorcier) qui confie ces paroles à Iréna : « Le sentiment de l’amour a été dévasté en toi, tu dois entreprendre de le restaurer. »
Or, tandis qu’elle demeure chez la tante Yanka, Iréna l'écoute lui partager la révélation qu'elle avait eue en contemplant une icône. Tout à coup, elle avait compris clairement que Jésus, ce Jésus qu’on lui avait appris à prier, lui aussi, était juif, et toute sa famille était juive. C’est encore une stupeur pour Iréna, tant on lui avait appris (y compris dans la bouche des curés) qu’il fallait détester les Juifs. Dès lors, forte de cette révélation, quitte à être prise pour folle, Iréna se met à sillonner le pays en répétant partout que Jésus et toute sa famille étaient juifs. On se moque d’elle, on lui jette des pierres, mais elle reste fidèle à sa mission. « Jésus était juif, explique-t-elle. Il faut être clément envers ses descendants qui sont morts, et ne pas se comporter avec eux en usant de la force ». C’est sa manière, autant que faire se peut, de réparer un peu du mal qui a été commis, tout en se guérissant de sa propre culpabilité (tant elle estime qu’elle n’a pas assez fait pour les Katz, dont les visages lui apparaissent toujours).
On remarquera que c’est auprès des femmes qu’Iréna trouve, en règle générale, les oreilles les plus attentives et les cœurs les plus ouverts à son message. Tandis que les hommes lui jettent des pierres, les femmes se montrent, souvent, accueillantes et attentives, capables de changer de regard. C’est le cas, entre autres, de celles qui se retrouvent dans une auberge qui ne reçoit que des femmes, c’est le cas, aussi, des quelques prostituées qu’a l’occasion de rencontrer Iréna. Alors que le pays est en proie non seulement aux exactions des Allemands mais aussi à une épidémie de typhus, Iréna ne déroge pas à ce qui est devenu sa vocation : « Il n’y a plus de magasins juifs, dit-elle, plus de dépôts de marchandises, de moulins. Levez-vous et demandez pardon aux assassinés. »
Composé de 65 chapitres courts, cet ultime roman d’Appelfeld, avec son personnage si original et si touchant et sa thématique si prenante, doit être considéré, sans nul doute, comme une œuvre majeure, disons le mot, comme un des chefs d’œuvre du grand romancier. 10/10
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« C’est seulement autour de quarante ans que j’ai commencé à éprouver la honte d’être irlandais. » C’est avec cette phrase choc que commence ce roman, une phrase écrite à la première personne du singulier, car tout ce qui suit, le roman dans son intégralité, se présente sous la forme d’une confession, celle d’Odran Yates, ou plutôt, car il y tient, le Père Odran Yates, un prêtre qui, arrivé à la soixantaine, examine sa vie, son itinéraire, avec autant de lucidité qu’il est possible. Or, le constat qu’il est amené à faire est sans indulgence aucune, ni pour lui, ni pour les autres prêtres, ni pour les évêques, ni même pour les papes. L’Église d’Irlande, mais aussi l’Église de Rome, mais aussi l’Église universelle pourrait-on dire, a failli gravement et persiste à pécher malgré les scandales, tant elle reste réticente aux réformes qui la feraient sortir de la culture de l’abus et de la chappe de silence dans lesquelles elle s’est enferrée depuis des décennies, sinon des siècles. Car, ne nous y trompons pas, même si de nombreux abus, de nombreux crimes commis par des clercs ont fait l’objet d’enquêtes ces temps-ci, ils sont nombreux aussi, dans la hiérarchie de l’Église, ceux qui attendent que passe ce qu’ils considèrent comme une simple tempête afin de pouvoir tranquillement poursuivre leur œuvre sans se donner la peine de changer quoi que ce soit à leurs pernicieuses pratiques séculaires. C’est le côté sombre de l’institution Église : il n’est certes pas exclusif, mais il est réel et ne doit pas être minimisé.
Tout cela est sous-jacent dans le roman de John Boyne. Habilement conçu, au moyen d’allers et retours temporels, d’un chapitre à l’autre, depuis 1964 jusqu’à 2013, le romancier, par le biais de son narrateur, retrace les parcours de deux hommes, deux prêtres qui se sont liés d’amitié depuis le séminaire. Le mot « amitié » n’est peut-être pas le mot juste, il faudrait dire « camaraderie » ou quelque chose de cet ordre. L’un est Odran Yates, le narrateur, l’autre, un dénommé Tom Cardle. Or, tous deux, comme ce fut le cas, probablement, pour de nombreux ecclésiastiques de jadis, se sont retrouvés au séminaire presque malgré eux, Odran parce qu’il y a été poussé par sa mère, Tom à cause d’un père tyrannique contre lequel il n’a pas eu la force de se révolter. Cependant, il y a une différence de taille entre les deux hommes : dès son arrivée au séminaire, Odran s’y plaît comme un poisson dans l’eau, alors que Tom y est malheureux comme les pierres, si malheureux qu’après avoir fait un scandale, il prend la fuite, mais pour y être ramené, quelques jours plus tard, manu militari, par son père intraitable.
Un père, une mère, qui a la vocation pour son fils, cela s’est produit bien des fois dans le cours des âges, même si cela n’excuse pas tout, bien évidemment. En retraçant les destinées de ses deux personnages principaux, John Boyne montre comment, même si, au départ, pour tous deux, il n’y a pas eu de véritable vocation, leurs itinéraires respectifs divergent considérablement. Après avoir fini ses études à Rome (où il est choisi pour se mettre au service, matin et soir, de Paul VI, puis de Jean-Paul 1er), Odran, après son ordination, est nommé aumônier d’un collège puis, après bien des années, sans qu’il y ait faute de sa part, est sommé par l’évêque de desservir une paroisse. Tom, quant à lui, ne cesse d’être muté d’une paroisse à une autre, ce qui ne laisse pas de surprendre Odran.
En fait, on le devine, ce que raconte ce roman, ce sont les histoires conjuguées de deux prêtres, l’un (Odran) à qui rien ne peut être reproché, l’autre (Tom) que l’on déplace sans arrêt d’un lieu à un autre parce que, partout, il est accusé d’avoir abusé de jeunes garçons. Ce pourrait être simple et même simpliste : un bon et un mauvais prêtre. Or, au contraire, le roman s’avère beaucoup plus subtil que cela, montrant que personne, dans l’Église, ne peut se déclarer pur de tout reproche, sinon de toute faute. Dans sa confession, Odran en vient à s’accuser lui-même. N’a-t-il pas perçu les étrangetés de comportement de Tom et, surtout, malgré ses suspicions, n’a-t-il pas abandonné sciemment un de ses neveux, un soir, entre les griffes du prédateur ? Un neveu qui, jusque là, paraissait équilibré et qui, subitement, devint un garçon instable.
En fin de compte, ce que le roman induit, c’est que personne ne peut se prévaloir de son ignorance, encore moins de son innocence. Pour ce qui concerne Tom, une chose est sûre : comme il le dit lui-même à Odran, « Je n’aurais jamais dû être prêtre (…) je ne crois pas même en Dieu. Je n’y ai jamais cru. » Et d’ajouter : « Ces gens [càd les clercs] ont fichu ma vie en l’air (…) Ils ont affirmé que ce qui me rendait humain était honteux et sale. Ils m’ont appris à haïr mon corps (…) Ils m’ont tordu, déformé… ». Mais Odran n’est pas davantage indulgent pour ce qui le concerne lui-même : « Il avait fallu, dit-il, un pédophile condamné pour me démontrer que dans mon silence, j’étais tout aussi coupable que lui, qu’eux. » « Eux », c’est-à-dire non seulement les autres prêtres, mais surtout les évêques et, même, les papes. Aucun n’est épargné, pas plus l’évêque irlandais Cordington qui, durant des décennies, a couvert les crimes commis par des prêtres, que les papes qui, sachant l’ampleur du scandale qui se profilait, n’ont rien fait. John Boyne ose des allégations que d’aucuns contesteront mais qui, si l’on y réfléchit, paraissent plausibles : entre autres, au sujet de Jean-Paul 1er et de sa mort brutale et suspecte, de Jean-Paul II et de son silence coupable, alors même qu’il encourageait des fondateurs d’ordres dont on sait qu’ils furent des prédateurs (un pape que, néanmoins, l’on s’empressa de canoniser, autre scandale !), de Benoît XVI et de sa démission surprise… Au bout du compte, ce qu’Aidan, le neveu d’Odran, dit de l’Irlande vers la fin du roman pourrait peut-être s’appliquer à de nombreux autres pays marqués par une forte présence catholique : « L’Irlande est pourrie. Pourrie jusqu’à la moelle. Je suis désolé, mais vous les prêtres, vous l’avez détruite. » On se gardera, certes, comme on dit, de mettre tout le monde dans le même sac. Ce n’est d’ailleurs pas l’intention de John Boyne. Mais on se gardera aussi, quelque soit son degré d’implication, si l’on est membre de l’Église, surtout si l’on est clerc, de se décharger de toute culpabilité sur les autres. 9/10
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