Laissez-passer : Pas simple de raconter une page de l'histoire du ciné français parmi les plus sombres, avec en point de mire cette difficulté de parler des à côtés, des dangers courus quotidiennement, de l'enfermement, de la solitude.
Tavernier a potassé son sujet, aidé en cela par les vrais Aurenche et Devaivre, livrant ainsi un film en constant mouvement hormis quelques plans fixes; la caméra se baladant partout en petits plans-séquences, se faufilant dans les décors, tournant autour des personnages, sans qu'à aucun moment je me sois dis que c'était de la redite. Hormis la première demi-heure qui a failli abuser de ma patience, car la trouvant trop décousue, le reste - à partir du repas un peu arrosé chez un ancien policier, avec Denis Podalydès qui livre un des plus beaux réquisitoires contre l'antisémitisme - décolle pour ne plus aller que dans l'excellence : interprétation ( Gamblin, Kady, Podalydès, tous les seconds rôles), technique, photo, costumes, mise en scène.
Certaines scènes font poindre une émotion palpable comme celle du retour momentané sur le plateau du scénariste applaudi par ses pairs, d'autres foncent tête baissée dans le comique, avec des situations bien rocambolesques, lorsque Devaivre se rend à la suite de circonstances hasardeuses en territoire britannique où il réexplique par trois fois son cas.
Emouvant, lors des retrouvailles inattendues entre le frère et l'assistant réalisateur lorsque ce dernier l'embrasse dans une courte accolade, humain, généreux très souvent.
Mais surtout,
Laissez-passer est un film sur la mémoire. La transmission de cette dernière. Sur l'Histoire, bien entendu. Celle de la France en l'occurrence, entre 1940 et 1943, secouée par les soubresauts de la guerre; au moment de la collaboration. Mémoire sur l'écrit, la résonance du cinéma, de l'art, du spectacle. De ces hommes et ces femmes qui se sacrifient d'un côté ou refusent de collaborer de l'autre, pour sauver un honneur, qui parfois leur échappe. On parle de Vichy, de la déportation, on ne ment pas sur les mots, on ne jongle pas avec pour donner du style. La forme et le fond se rejoignent, comme la petite et la grande histoire. Qu'est-ce que collaborer ? Y'a t-il un choix ? Faut-il être produit par l'occupant dans le cadre du cinéma, un occupant qui donne carte blanche et intégrité artistique mais au prix d'une absence de liberté dans les faits, ou dire non, militer, au péril de sa vie ? Le dilemme est bel et bien là. Quid de la honte ? Y'a t-il résignation ? L'engagement dans la résistance ou pas ?
Tavernier ne laisse pas les questions en suspens, il y répond, en homme avant tout, en cinéaste aussi, passionné, éclairé, en y posant son regard. C'est à la fois un hommage à tous les cinéastes qui ont connu ce déchirement profond ( renier ses idées en risquant de trahir sa nation ou rester fidèle au risque d'être déporté ?) et une analyse pertinente, très méticuleuse d'un pan du cinéma français, où le pire côtoie le meilleur. Le film nous fait aussi prendre conscience de la liberté dont jouit le ciné actuel en comparaison. A la fois cinéma populaire, évocation de la vie d'artistes, description du Paris déchiré par les affrontements, portrait de créateur, Laissez-passer brasse un grand nombre de thèmes, s'approprie la grammaire classique, cite de nombreuses références, sans jamais tourner autour du pot en vain.
Du grand, du beau cinéma.
Grand Prix.
8/10