Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Demi-Lune
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Demi-Lune »

Le format 1.33 est magnifique dans Eyes Wide Shut. En général, c'est un format que j'aime peu (j'ai l'impression de regarder un téléfilm), mais Kubrick savait comme personne l'utiliser. Les captures postées par Major Tom en 1.78 altèrent le travail du réalisateur, je trouve. Pourtant, Kubrick pensait ses films dans les deux formats, pour l'exploitation cinéma. Mais en 1.78, c'est... moins carré, moins parfait. C'est étrange à expliquer, en fait.
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Jeremy Fox
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Jeremy Fox »

Demi-Lune a écrit :Le format 1.33 est magnifique dans Eyes Wide Shut.
Idem ainsi que pour Full Metal Jacket et Shining
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Demi-Lune
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Demi-Lune »

Shining est également un exemple parfait de l'utilisation du format. Ses premiers films sont également époustouflants à ce titre. J'ai revu la semaine dernière Le Baiser du Tueur et Les Sentiers de la gloire et il est incroyable de voir un format 1.33 aussi bien géré. On sent que c'est un format carré qui est complètement pensé par Kubrick, à la différence d'autres films de la même époque, qui utilisent le format parce que c'est le format le plus commun.
Je serai en revanche un peu plus réservé en ce qui concerne Full Metal Jacket... mais cela doit venir de sa photographie relativement pauvre.
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Jeremy Fox
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Jeremy Fox »

Demi-Lune a écrit :il est incroyable de voir un format 1.33 aussi bien géré.

Là, c'est un peu exagéré quand même :wink: Il y en a eu avant des centaines d'autres des films au format 1.33 sublimement cadrés à commencer par ceux de Ford et Welles pour n'en citer que deux. J'adore le format carré.
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Federico »

Et il ne faut pas oublier que Kubrick vient de la photographie. Je suis prêt à parier un Speed Graphic (que je n'ai hélas pas :cry: ) que cet admirateur du grand Weegee préférait les grands formats carrés (4x5, 6x6, 6x7, chambre...) au 24x36.
Même si il y a ce fameux autoportrait au Leica III (du temps où il travaillait pour le magazine Look), il est vrai beaucoup plus pratique en photo-reportage :wink:

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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Nomorereasons »

Rohmer justifiait l'emploi du 1:33 dans ses films en ce que ce format correspond peu ou prou à l'oeil humain. Il se disait embarrassé par le scope car il ne savait pas quoi faire de tout cet espace supplémentaire et que cela appuyait un peu trop la référence au grand mythe du cinéma (au contraire d'un Godard aux films ultra-référentiels et qui étire son format et colorie son image jusqu'au délire), ce qui n'est pas souhaitable si l'on veut rester dans un certain naturel. Dans le cas de Eyes Wide Shut, je trouve que ce format dépouille également l'image et en appuie la crudité en même temps qu'elle se recentre sur le couple.
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par julien »

Ça accentue aussi le côté roman-photo.
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Jericho »

Jeremy Fox a écrit :
Demi-Lune a écrit :il est incroyable de voir un format 1.33 aussi bien géré.

Là, c'est un peu exagéré quand même :wink: Il y en a eu avant des centaines d'autres des films au format 1.33 sublimement cadrés à commencer par ceux de Ford et Welles pour n'en citer que deux. J'adore le format carré.
Maintenant que je vois des films sur une téloche 16/9, je supporte mal le format 1.33. J'exècre ces bandes noires verticales, alors que celles qui sont horizontales ne me dérangent pas, au contraire. Question d'habitude.
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Phnom&Penh »

Demi-Lune a écrit : l'inconscient culpabilisant d'Harford se tourne logiquement vers la seconde personne avec laquelle il a joué : Alice. Il a joué avec les puissants et a perdu. Il a joué avec sa femme et a perdu : dans Eyes Wide Shut, ce sont les femmes qui mènent la danse. Et ce sentiment de culpabilité, lié à sa duplicité, s'exprime symboliquement au travers du masque vénitien, dissimulateur d'identité, dissimulateur de désirs. On peut se demander si le masque est vraiment là, sur le lit, sans raison logique, ou si c'est Harford qui, rongé par le remords, achevant là son voyage libidineux et passif, en a inconsciemment la prémonition. Il le voit dans son imagination et s'effondre, avouant tout à sa femme.
Merci à nouveau pour tes compliments! J'insiste sur la découverte que tu m'a fait faire avec ce que toi-même tu avais écrit. Je connaissais bien sûr Kubrick mais c'est un cinéaste auquel je ne m'étais jamais vraiment interessé (on ne peut pas tout voir). Je l'avais abordé un peu de travers en voyant d'abord Dr Folamour il y a longtemps, puis Orange mécanique et Full Metal Jacket, peut-être ses films les moins poétiques. J'avais vu ensuite Barry Lindon, qui m'avait séduit mais plus par la particularité du film (le XVIIIe, la perfection formelle, la lumière) que par ce que je voyais du cinéaste derrière l'oeuvre. Il est rentré dans mes films préférés sans pour autant me donner envie de découvrir vraiment l'oeuvre du cinéaste. Eyes Wide Shut m'a vraiment ouvert les yeux sur lui et j'ai beaucoup aimé. Du coup, j'ai vu ce que je ne connaissais pas de lui, et je l'ai rentré dans mes réalisateurs favoris :wink:

Pour le masque, il est intéressant de revenir à la nouvelle de Schnitzler quand le film paraît mystérieux. Dans la nouvelle, le héros est choqué de le trouver là, il craint que sa femme n'ait plus ou moins compris, tout en se disant que c'est impossible. En revanche, il ne se demande pas comment il a pu arriver là: il devine tout de suite l'avoir fait tomber au sol. Si mystère il y a, il est dans le fait que sa femme l'ai placé sur son oreiller.La nouvelle est toute entière sur le fantasme et le rêve, et la question de savoir s'il faut ou non les tenir pour des révélations.

Ici, Kubrick rend les choses moins évidentes: Bill cache son déguisement dans un coffre et, même s'il sait qu'il a perdu son masque puisqu'il n'a pu le rendre, on est plus surpris que dans la nouvelle de le voir sur l'oreiller. Je pense qu'il y a d'abord un effet renforcé de surprise qui est voulu puisqu'il accentue la soudaineté et la violence de la catharsis. La première fois, ça m'a même fait peur :mrgreen: C'est à mon avis, cinématographiquement voulu.
Dans la nouvelle comme dans le film, le masque disparaît tout de suite, on n'a pas le mot de la fin à son propos: je pense que volontairement, l'écrivain laisse penser que tout cela peut avoir été une vision plus qu'une réalité. Kubrick n'a pas changé cet effet.

Quand à la signification véritable, je pense qu'elle est dans l'effet de surprise, le cathalyseur émotionnel: Bill rentre humilié, et au final, il a momentanément l'impression que sa femme sait tout, alors il s'effondre et raconte (je n'aime pas trop le côté "confession", il est plus transi d'angoisse, je trouve).
homerwell a écrit :Un brin perverse d'attendre l'avant-dernier paragraphe pour nous apprendre qui est le nom du (de la) peintre dont les tableaux émaillent ton beau texte.
Pourrais-tu nous donner les titres des toiles que tu nous a fait découvrir ? Je ne les ai pas trouvé sur le net.
C'est pas pervers, c'est de l'effet de manche :mrgreen:
Je n'ai pas noté les titres, j'en ai choisi quelques unes qui me paraissait aller avec le film.
Je les ai trouvée sur le site de Christiane Harlan Kubrick: ici.
homerwell a écrit :Je ne connais ni Schnitzler, ni le dernier opus de Kubrick mais ce sont des nouvelles de Stefan Zweig qui me sont revenues à l'esprit à la lecture de ton texte, "Vingt quatre heures de la vie d'une femme", peut être "La peur" ; bien que je sache que l'on est très éloigné de la vision de Max Ophuls pour "Lettre d'une inconnue" par exemple. J'y trouve l'écheveau des relations hommes/femmes, baigné de désir, de fantasme et d'étrangeté.
Oui, tout à fait, c'est l'ambiance viennoise avec de grands écrivains, de grands médecins aussi et toutes les recherches sur la psychologie qui part de la médecine avec Charcot et arrive à la psychanalyse avec Freud, en passant pas mal par la littérature.
"pour cet enfant devenu grand, le cinéma et la femme sont restés deux notions absolument inséparables", Chris Marker

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Thaddeus
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Thaddeus »

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La nuit des masques


Le long-métrage posthume de Stanley Kubrick fut sanctifié avant même sa sortie. Alors que la rumeur, alimentée par un parfum de scandale, laissait présager un sulfureux thriller érotique, le maître offrit un grand film relativiste réfutant l’absolu de l’amour comme les fascinations de l’abîme, et où il approfondissait ses préoccupations perpétuelles : l'esprit et ses dérèglements, les manifestations du relâchement des consciences, l’écaillement du vernis civilisationnel et des normes culturelles et morales, attaqués par les pulsions élémentaires. Du récit d’un désir dont on ne saura jamais s’il a existé ou non, naît le parcours de son docteur de héros à travers une floraison de fantasmes dont on ne peut être vraiment sûr qu’il en est le sujet, d’autant que des larmes racontent à la fin qu’il a manqué de peu d’en être la victime. Ambiguïté décisive. Eyes Wide Shut a bien un protagoniste, mais celui-ci traverse le film tel Ulysse monté dans un train fantôme et contraint de retourner à sa Pénélope endormie : dead man engourdi dès le générique par une valse, ébloui par les feux de la fête, croyant d’abord recevoir les songes heureux issus des portes de corne, il ressort sanglotant d’avoir appris que celles-ci étaient d’ivoire, mensongères et illusoires, meurtri d’un transfert qui faillit lui être fatal. Kubrick traite le couple de la manière dont il abordait dans 2001 l’origine et le devenir de l’humanité, comme la suprême frontière à conquérir, le dernier mystère à explorer.

Tom Cruise, contrit, compressé, coincé par son hétérosexualité WASP et bourgeoise, dépossédé de son habit de lumière pour être rendu à une intimité inédite, incarne un homme impuissant qui refuse le passage à l’acte et se voit toujours placé en infériorité vis-à-vis de ses partenaires. Cet écrasement progressif de la figure d’une star de cinéma, la mise en pièce de son image n’étaient envisageable qu’avec un comédien qui portait en lui cet amoindrissement. Nicole Kidman est employée sur le mode rigoureusement inverse. Emblématique est le plan initial où elle apparaît nue, de dos, non par un déshabillage progressif mais par un geste unique, parfait, d’une souveraine désinvolture, provoquant une sidération pétrifiante à la manière d’une déesse antique. Dans la scène de ménage qui oppose Alice à son mari, sa diction artificialisée par une hyperaccentuation, ses changements de tonalité, les ralentissements de son débit créent une suspension qui ménage un stupéfiant suspense verbal. Ainsi le ton moqueur initial se dissout dans une raillerie aigre et vindicative, puis une délectation sadique, pour s’éteindre dans un chuchotement étouffé, une discordance sourde. Lors de son second monologue, on voit se reformer l’image maternelle et compatissante de l’épouse : à travers l’épanchement d’une logorrhée mauvaise, elle semble être parvenue à expulser son double maléfique et redevient belle en même temps que ravagée par ses pleurs, renouvelant l’archétype pathétique de l’héroïne en détresse. Le temps de présence de l’actrice à l’écran est réduit, mais jamais elle ne fut aussi magnifique qu’ici.


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Kubrick a reconstitué en studio un New York à la fois hyperréaliste et faux comme un rêve, paysage mental apte à déployer jusqu’à l’hypnose toutes les ressources d’une science formelle à nulle autre pareille. Impossible d'échapper à l’attraction qu’exercent ces lents travellings déambulatoires, à ce tempo langoureux et sorcellaire, à la splendeur plastique de ces plans hypercomposés obéissant à une organisation interne extrêmement précise. L'omniprésence des néons, des guirlandes, des arbres enluminés et des ampoules de couleur (certaines images ruissellent de lumières artificielles) contribuent à placer le film sous le patronage du conte de Noël. Et la soirée des nantis sur laquelle débute le récit se déroule dans un décor semblable à la salle de bal de l’hôtel Overlook dans Shining. Tandis que Bill folâtre en compagnie de deux mannequins entreprenantes, Alice se laisse approcher par un bellâtre hongrois qui la lutine sans retenue. L'expérience restera sans suite, l’un comme l’autre refusant de s’aventurer en dehors des limites inconséquentes d’un innocent badinage. Un peu plus tard, c'est avec une intensité frémissante qu'Alice ouvre son sanctuaire intérieur à son mari. Très grande scène où elle démolit à chacun de ses mots les certitudes de ce dernier, cherche à attiser sa jalousie pour, peut-être, éprouver son amour. Plus secrètement, elle lui fait un cadeau précieux en lui révélant la tentation qui l'a autrefois embrasée, en lui témoignant une confiance absolue et en lui indiquant par là même que c’est lui qu’elle aime. Mais, dans un premier temps, la vanité masculine ne fait pas le poids face à l'intelligence féminine. Intimement bousculé, Bill voit le gouffre, ainsi que la boîte de Pandore, s'ouvrir sous ses pieds. La révélation enclenche une longue errance au cours de laquelle notre chaste docteur paraît se déplacer dans sa propre psyché. Il reçoit successivement les avances de la fille échauffée d’un paisible trépassé, les injures homophobes d’une bande de loubards, les offres d’une prostituée avenante, les insultes d’un marchand de déguisements qui maquereaute sa très allumeuse lolita. Il évolue dans un cauchemar carnavalesque et farceur jusque à ce que, chaviré par cet excès d’évènements qui le dépassent, il décide d’agir, au risque de transformer la comédie en tragédie. Tandis qu’il s’autorise de la confession de son épouse pour s’affranchir de toute contrainte et pénétrer dans le royaume raffiné du sublime, son inconscient lui dispense une leçon de métaphysique : si le pouvoir illimité et la concrétisation instantanée du désir sont des fantasmes qui peuvent être contenus et même portés à l’incandescence au sein de l’univers matériel, les limitations qu’implique nécessairement la nature humaine entraîneront toujours irrésistiblement dans l’autre direction. À chaque embûche il sort sa carte de médecin, comme pour se disculper d’un crime qu’il n’accomplit jamais. Dans un cabaret, il rencontre son vieil ami, le pianiste Nick Nightingale. Ce dernier fera office de passeur — mais pour quel monde ? Toujours est-il qu’il arbore une moustache méphistophélique, et que ses informations secrètes, ses promesses alléchantes, le précieux mot de passe, il les lui souffle dans les volutes d'une atmosphère rouge comme l'enfer. À l’instar de certains grands films-poèmes (L’Aurore, La Nuit du Chasseur), dont il retrouve le symbolisme pictural et l’extraordinaire puissance de suggestion, Eyes Wide Shut procède d’images allégoriques qui frappent l'imaginaire universel : deux cerbères devant une grille, une filature nocturne, des masques vénitiens, un coche, un cercueil...


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La soirée au château de Long Island figure le versant infernal de la réception donnée au manoir de Ziegler. Les hommes n’y sont que des statues de cire et les femmes des silhouettes longilignes pour papier glacé. Séquence extraordinaire que celle du rituel pseudo-maçonnique introduisant l'orgie, dirigé par un maître de cérémonie pareil à un cardinal. Le hiératisme des corps et des visages de cartons, de perles ou d’or, la fonction incantatoire de la musique de Jocelyn Pook (*), la majestueuse solennité des mouvements de caméra, l’imitation des grands tableaux de l’histoire de l’art mènent le film dans un lieu que le cinéaste se plaît à fréquenter : le voisinage des dieux. Parure, luxure et hypocrisie : déjà fondamentales dans la représentation du jeu social chez Ziegler, ces valeurs sont ici vénérées sur le mode de l'iconisation. Chez les puissants, la mise en scène du sexe et de sa marchandisation est devenue le nouveau Veau d'or. Mais parce qu’il a commis l’erreur de se frotter à un monde qui n'est pas le sien, Bill est alors soumis au seul vrai danger de son périple : celui d’une nudité en public. Ni la maladie de Domino ni l’overdose d’Amanda ne menaçaient réellement son intégrité physique ; elles n’étaient qu’une manière violemment métaphorique de déclarer que ces femmes étaient déjà mortes. En revanche, l’ordre de se dévêtir à l’intérieur d’un cercle qui paraît la concrétion de fragments d’imaginaire — c’est une secte et le Ku Klux Klan, la messe noire et le sabbat, la partouze et le bal des oiseaux, un épisode du Magicien d’Oz et les bougies de Barry Lyndon — sonne comme une véritable condamnation.

Le retour au foyer amorce le second mouvement, celui de l'enquête, où le surmoi de Bill reprend ses droits. Le rêve lubrique d'Alice, relatant une orgie parallèle, agit comme un nouveau miroir déformant, impossible à concilier avec l'image domestique qu'elle lui renvoie lorsqu'elle le fixe, sourire énigmatique aux lèvres, munie de ses lunettes rondes. En ré-arpentant le sentier, le héros est confronté à l’insidieuse et inquiétante étrangeté du monde, s'aperçoit qu'une logique de substitution prévaut, et que le voile aphrodisiaque (nocturne) a cédé la place à une prégnance morbide (diurne). Eros s’est transformé en Thanatos. L’indiscrétion de Nick lui a sans doute coûté la vie ; en se refusant à Domino, Bill a évité de peu la séropositivité ; quant à la gratitude qu’il éprouve pour sa sauveuse de la veille, elle s'exprime à la morgue, dans une scène vertigineuse où il manque d'embrasser un cadavre. Eyes Wide Shut est un champ magnétique, un réseau arachnéen de poussées et de contrepoids, d’échos et de correspondances. Comme Harford, on se prend à une vaine herméneutique. Vaine, car les signes ne sont rien d’autres que les signes eux-mêmes, car s’ils signifiaient vraiment, jamais le film ne produirait son effet de décollement ni ne se soumettrait à l’obsession interprétative devant le spectacle somptueux d’une réalité que la force du pouvoir organise telle une parade de morts vivants. Comme l’indique notamment le tragique requiem de Ligeti, le redoublement des situations respecte un processus d’ordre funèbre. Liszt, Mozart habitent la bande-son, tout comme le cinéma des origines s'invite régulièrement dans ces séquences muettes, de toute beauté, où Manhattan envoûté semble se mouvoir de manière somnambulique.


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La découverte du masque posé sur l’oreiller, à côté du visage d'Alice, revêt l'accent d'une révélation existentielle. Devant cette vision, le héros, cerné par une nimbe bleutée, porte la main à sa cœur et fait éclater la catharsis. La culpabilité, la honte, le narcissisme blessé de Bill peuvent alors se soulager dans la libération de l'aveu. Compréhensive, magnanime, l'épouse le prend dans son giron, rentre ses griffes et accepte les paroles du repentant. Cet acte ne traduit en rien une résignation ou une renonciation, mais au contraire le moment de transfiguration d’un couple qui se retrouve, se refonde, chacun ayant fait le deuil, en réalité (lui) ou en rêve (elle), de ce qui les séparait l’un de l’autre. Jusqu’alors, le film habillait la présence féminine de toutes les nuances de bleu (du halo au glacis), depuis le zoom sur Mandy s'interposant lors du procès jusqu'aux arrière-plans ornant les confessions d'Alice. Le travail opéré sur le rouge (tapisseries, moquettes, rideaux, encadrements, emballages, tapis de billard) traduisait quant à lui le fil du désir dans lequel se perdait le protagoniste. Lorsque Bill décide de tout raconter à Alice, la couleur des draps prend une singulière valeur symbolique. Dans l’usage liturgique, le violet est rattaché au concept de pénitence et d’expiation ; ici, il associe en proportions égales les couleurs fondamentales qui se sont préalablement opposées. À l'aube, les larmes séchées de l'un et de l'autre valent peut-être promesse d’un nouveau départ. Après avoir traversé les forêts de feu, chacun accepte sa part obscure respective, prend acte des difficultés qu'il y a à vivre durablement ensemble, et s'engage prudemment sur la voie de la réconciliation ("Pas de promesse", demande Alice). La réplique conclusive est limpide : la meilleure façon de s'aimer, c'est encore de se le montrer. En critiquant les images comme effets vides du désir, le cinéaste n’ouvre pas seulement l’écran à une généreuse confusion, il se propose de confondre l’activité fantasmatique et de l’englober au sein de la vie amoureuse. Il ne faut pas songer à s’enfuir dans l’imaginaire ni se laisser ensorceler par lui, mais consentir à l’humanité des malentendus, ouvrir les yeux sur soi et sur le monde. Eyes Wide Open. Que cette leçon de modestie découle d’une œuvre aussi labyrinthique et ouverte à l’exégèse (on a parlé de freudisme, de gnosticisme, de théorie de l’influence, d’occultisme — et même des Illuminati), qu’elle émane d’un créateur qui n’aura eu de cesse de se confronter aux gouffres de l'imprégnation sociale et de ses interdits, du semblant et du refoulé, du visible et de l'invisible, cela constitue bien un ultime tour de magie. Kubrick sait que, pour atteindre à une telle puissance métaphysique, il faut d’abord pointer quelque chose de réel. Cette monumentalité constitue un prisme au travers duquel il peut considérer la forme et la portée de ce qui demeure trop abstrait pour la plupart des artistes. Démiurge parmi les hommes, il est resté jusqu’au bout le génie qui aura donné cette impression de contempler la voûte céleste et d’en recevoir un frisson authentique, tout droit issu du cœur de l’infini.


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(*) : Pas tout à fait la version que l'on entend dans le film, mais la même émotion.
Dernière modification par Thaddeus le 30 mars 23, 22:58, modifié 11 fois.
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par AtCloseRange »

Je vais être plus court.
Je ne l'avais pas aimé à l'époque. Je lui revu suite aux emballements Classikiens et je le trouve à peine meilleur et surtout pas loin du ridicule par moments (mais bon, le ridicule fait partie de la panoplie kubrickienne donc c'est un peu voulu).
Je n'arrête pas d'associer en plus depuis la 9ème Porte les scènes de chateau dans les 2 films.
D'ailleurs, je me demande même si ça n'aurait pas été tourné au même endroit.
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Demi-Lune
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Demi-Lune »

Wow... décidément, Eyes Wide Shut est un film qui nous inspire facilement, on dirait. :mrgreen: Félicitations pour ton magnifique texte, Stark, que j'ai lu d'une traite comme un mort de faim. Juste une rectification : les incantations de la cérémonie masquée sont en roumain (langue latine, il est vrai).
Stark a écrit :Fable mythologique (Bill et Alice valant comme nouvelles incarnations d’Adam et Eve – le film peut se lire comme les conséquences d’une assomption à la tentation).
Tu viens de mettre le doigt sur quelque chose qui était jusqu'ici indicible pour moi.
Dans un bar, Bill rencontre son vieil ami le pianiste, Nick Nightingale. Ce dernier fera office de passeur – mais pour quel monde ? Toujours est-il que ses informations secrètes, ses promesses alléchantes, et le précieux mot de passe, il les lui révèle dans les volutes d’une atmosphère rouge comme l’enfer, et que lui-même arbore une moustache méphistophélique. Le film procède ainsi d’infinies et subtiles variations sur des motifs visuels et des images allégoriques, qui lui font pénétrer dans le niveau de conscience le plus enfoui et le plus secret. A l’instar des grands films-poèmes du cinéma (L’Aurore, La Nuit du Chasseur...), il exacerbe une sensorialité mémorielle qui frappe l’imaginaire universel : deux cerbères devant une grille, des figures de cire, une filature nocturne, un coche, un cercueil... Par instants, Eyes Wide Shut infuse l’esprit comme une nouvelle émanation de Nosferatu, cette symphonie de la terreur, dont il retrouve le symbolisme pictural et l’extraordinaire puissance de suggestion.
Excellent !!!
Le retour au foyer amorce le second mouvement, celui de l’enquête, où le surmoi de Bill reprend ses droits. En rentrant chez lui, Bill sera une nouvelle fois déstabilisé par l’image démoniaque de sa femme, que lui renvoie les monstres libérés par son imaginaire. Le rêve lubrique d’Alice agit comme un nouveau miroir déformant : le récit d’une orgie parallèle, rêvée (comme toujours : Bill vit concrètement les choses qu’Alice ne fait que rêver), en fait comme une épouse nymphomane, dévoyée, impossible à concilier avec l’image domestique qu’elle lui renvoie lorsqu’elle le fixe, sourire énigmatique aux lèvres, munies de ses lunettes rondes (image sublime).
Excellent !!! (bis)

J'extrais ces passages en particulier car ils savent exprimer avec grande pertinence et acuité ce qu'il m'a été, ou impossible de retranscrire, ou impossible de voir (les variations sur les motifs et figures allégoriques, passage ô combien éclairant : preuve que le film n'en a pas fini de dévoiler ses richesses).
il s’agit de l’un des derniers monuments intemporels du cinéma (oui, c’est pompeux, j’assume)
Ce n'est pas pompeux, c'est vrai. :mrgreen:
Dernière modification par Demi-Lune le 26 nov. 10, 17:04, modifié 1 fois.
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Jeremy Fox »

Demi-Lune a écrit :
il s’agit de l’un des derniers monuments intemporels du cinéma (oui, c’est pompeux, j’assume)
Ce n'est pas pompeux, c'est vrai. :mrgreen:
En le découvrant le jour de sa sortie, c'est ce que je me suis dit en sortant de la salle persuadé au fond de moi d'avoir vu un futur très grand classique qui serait répertorié dans toutes les listes dans 50 ans.
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Demi-Lune
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Demi-Lune »

AtCloseRange a écrit :D'ailleurs, je me demande même si ça n'aurait pas été tourné au même endroit.
Non, je suis pratiquement sûr que ce ne sont pas les mêmes. Le château d'Eyes Wide Shut est celui de Mentmore Towers, en Angleterre. Un palais sublime construit par un maharadja.
Celui de La Neuvième Porte est celui de Saint-Martin dans le film, mais je n'arrive pas à retrouver son vrai nom. Il est de plus petite taille. Major Tom pourrait sans doute nous renseigner.
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Re: Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick - 1999)

Message par Federico »

Je ne sais pas où Michel Chion voit de l'optimisme ici car comme dans tous les films de Kubrick, les personnages sont pris dans un cercle infernal dantesque avec une porte qui une fois franchie laisse peu d'espérance sur son seuil (une des séquences les plus désespérées est celle de la fille qui fait une overdose dans le luxueux salon de Pollack). C'est souvent aussi le cas chez Welles, Bergman, Losey, Polanski... A moins, bien sûr, qu'on ne prenne l'histoire comme un rêve dont on s'extirpera au réveil.

Un film baigné par le romantisme et le symbolisme noir du 19ème siècle (Lautréamont, Poe, Villiers de l'Isle-Adam...) et bien sûr les artistes d'Europe Centrale, en littérature comme en peinture. Pour son chant du cygne, Kubrick revint à ses racines familiales, tout comme Huston. Et comment ne pas penser à la sensualité baroque de L'Hôtel particulier dans l'album Histoire de Melody Nelson de Gainsbourg...

Au cinquante-six, sept, huit, peu importe
De la rue X, si vous frappez à la porte
D'abord un coup, puis trois autres, on vous laisse entrer
Seul et parfois même accompagné.

Une servante, sans vous dire un mot, vous précède

Des escaliers, des couloirs sans fin se succèdent
Décorés de bronzes baroques, d'anges dorés,

D'Aphrodites et de Salomés.

S'il est libre, dites que vous voulez le quarante-quatre
C'est la chambre qu'ils appellent ici de Cléopâtre

Dont les colonnes du lit de style rococo
Sont des nègres portant des flambeaux.

Entre ces esclaves nus taillés dans l'ébène

Qui seront les témoins muets de cette scène
Tandis que là-haut un miroir nous réfléchit,

Lentement j'enlace Melody.
The difference between life and the movies is that a script has to make sense, and life doesn't.
Joseph L. Mankiewicz
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