Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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StateOfGrace
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Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par StateOfGrace »

Rodrigo Sorogoyen a prouvé qu'il était capable de s'adonner au polar poisseux avec Que Dios nos Perdone, ménageant avec un brio rare de brusques montées d'adrénaline zébrant une atmosphère délétère, des coups de théâtre foudroyants d'efficacité... Le tout dans une Madrid écrasée de chaleur, arpentée par deux flics aux caractères antinomiques et à la psyché tourmentée, en quête d'un serial killer particulièrement retors et pervers.

Avec El Reino, thriller politique de très- très haute volée, il confirmait sa virtuosité formelle à plonger le spectateur en apnée, réalisant une œuvre presque épuisante d'intensité, avec au passage un plan séquence dans une maison qui m'avait laissé dans un état proche de l'asphyxie...Avant de porter le coup de grâce avec une course-poursuite nocturne en voiture tétanisante et un épilogue terrassant.

Aves ces deux films qui sont des coups de maître pour moi, Rodrigo Sorogoyen auscultait les errements de l'âme humaine. Une démarche qu'il poursuit avec Madre, de manière solaire et apaisée.
ATTENTION SPOILERS
Avec Madre, il reprend son court-métrage éponyme de 18 minutes réalisé en 2017, et lui donne une suite, un prolongement.
Ces 18 minutes qui ouvrent le film voient Elena (Marta Nieto) recevoir un appel de son fils de 6 ans, Ivan. La conversation au début anodine, filmée en un seul plan séquence prend un tour de plus en plus inquiétant et le spectateur suit, médusé et à distance, l'enlèvement d'Ivan. Sorogoyen prouve à nouveau son aptitude à faire monter la tension, laissant le spectateur comme essoufflé par cet incipit en forme d'uppercut.

Une ellipse de 10 ans nous montre Elena devenue serveuse d'un restaurant en bord de mer, dans les Landes. Un jour elle rencontre Jean, un adolescent de 16 ans qui, irrémédiablement, lui rappelle Ivan.

Dans Madre, le cinéaste espagnol pousse l'émotion jusqu'à un point d'incandescence que j'ai rarement vu sur un grand écran. Pas l'émotion du pathos et des larmes faciles, non une émotion lancinante, douloureuse, qui vrille le coeur et les chairs, de celles qui vous poursuivent longtemps, longtemps après la projection.

Il ausculte avec une rare pudeur, une subtilité de tous les instants la relation qui se noue entre Jean et Elena, maintenant jusqu'au bout l'ambiguïté sur les motivations de cette dernière, dont on ne sait si les sentiments à l'encontre de Jean (amoureux d'elle) sont maternels, amicaux ou, justement, amoureux..

Le deuil d'Ivan semble se faire avec la rencontre de Jean, adolescent légèrement inconstant, désarçonnant de confiance en lui.
À l'aide de longs plans séquences, Rodrigo Sorogoyen filme pendant deux heures deux êtres qui s'apprivoisent, se séduisent, dans une relation qui échappe à tout schéma prédéfini.

Dilatant le temps à l'extrême, à l'image de cette longue nuit d'ivresse qui dure de l'amorce du crépuscule jusqu'aux prémices d'une aube voilée de lueurs blafardes, le réalisateur effleure les affects de ses deux personnages comme s'il avait de peur de les abîmer, sa caméra caresse ces instants suspendus avec une délicatesse de chaque seconde...

...Jusqu'au dénouement qui constitue sans doute l'apex émotionnel du film, sous l'habitacle exigu d'une voiture abandonnée dans une forêt qui semble n'exister que pour les deux personnages, au son de la magnifique chanson de Damien Saez "Jeunesse lève-toi", innervée de paroles incandescentes.

C'est beau comme un soleil qui s'éteint sur l'ébène d'un crépuscule, c'est douloureux comme une plaie qui ne se refermera jamais tout à fait, c'est bouleversant comme un adieu arraché au silence.

C'est magnifique.
Dernière modification par StateOfGrace le 27 juil. 20, 02:23, modifié 1 fois.
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Papus
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par Papus »

Pas vu ni même entendu parler mais tu donnes envie. :wink:
Par contre, n'aimant pas particulièrement Saez (sans lui nier son talent d'écriture et d'interprétation) je redoute un peu que ça me fasse un effet soufflet qui retombe brutalement :|
Je sais y avait écrit Attention Spoilers mais j'ai la curiosité qui gratte. Reste que je vais tenter le coup et ce sera bien grâce à toi !
StateOfGrace
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par StateOfGrace »

Pas vu ni même entendu parler mais tu donnes envie. :wink:
Par contre, n'aimant pas particulièrement Saez (sans lui nier son talent d'écriture et d'interprétation) je redoute un peu que ça me fasse un effet soufflet qui retombe brutalement :|
Je sais y avait écrit Attention Spoilers mais j'ai la curiosité qui gratte. Reste que je vais tenter le coup et ce sera bien grâce à toi !
Merci Papus pour ton retour :)

Damien Saez se répète un peu, son album "Humanité" tape sur Facebook, Insta avec facilité et se situe à la limite de la misogynie... Son tube "Jeune et con" est très surestimé selon moi... Reste que ses deux triples albums "Paris-Varsovie-l'Alhambra" et "Messina" contiennent des morceaux que je trouve en tout point magnifiques, incarnés, d'une mélancolie qui me colle à la peau... Pour ces deux albums, ainsi que "Debby" et "God Blesse", je lui pardonne tout ce qu'il a pu faire de moins bien, et tout ce qu'il fera de pire... :lol:

Et je trouve que le morceau "Jeunesse lève-toi "s'intègre vraiment très bien dans la séquence du film...
Nestor Almendros
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par Nestor Almendros »

Ne connaissant pas Saez, j'ai vu le film sans vraiment porter une grande attention aux paroles, capté par d'autres priorités :mrgreen: Donc ce n'est pas gênant, la musique dans ces quelques 2-3 moments n'étant pas envahissante.

Sinon très beau film, d'une subtilité et d'une ambiguité incroyables, avec une souffrance intérieure et une solitude extrêmement palpables. Pour l'instant le meilleur film vu cette année, pour moi. Et 3 bons films sur 3 pour Sorogoyen : on en tient un bon, là.
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Phnom&Penh
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par Phnom&Penh »

Je n'avais même pas vu que le film avait son topic (très largement mérité).

J'y copie donc mon avis:
Phnom&Penh a écrit :Madre 10/10 C'est sans doute un peu surcoté mais je pense qu'il va sortir de salles très vite. Et ne pas l'avoir vu, ce serait triste. Parce que ce n'est pas le genre de film qui aura du succès en DVD. Le sujet n'est pas glamour. Très bien fait, il mérite d'être vu en salle sur grand écran.
Le réalisateur, Rodrigo Sorogoyen avait fait Que Dios nos perdone, un polar très bien foutu que j'avais beaucoup apprécié, mais un peu sordide. Là, sur un sujet dur (les 20 premières minutes sont à tomber), il fait un film subtil, intelligent, complexe, extrêmement émouvant et poignant. Et réal, photo, direction d'acteurs, c'est au top. L'actrice principale, Maria Nieto, est pour moi une inconnue, mais elle est géniale avec un côté très Marion Cotillard, mais en plus aigûe physiquement. De toute façon, tous les acteurs sont bons dans ce film. Courrez le voir avant qu'il sorte des salles.
Sur le film, je n'ai rien à ajouter aux avis de StateOfGrace, initiateur du topic et de Nestor (que je serai ravi de revoir, c'est juste une invitation dans le vide :wink: depuis que certains, enfin certaines (on va faire du Meetoo à l'envers), ont pourri les dîners classikiens :uhuh: 2013 quand même la dernière fois.

Pour les chansons du film, je suis entièrement d'accord avec StateOfGrace, Nestor et Papus: Damien Saez, c'est de la grosse loose.

La scène de presque fin, très émouvante, je ne sais pas. Mais si j'étais un réalisateur espagnol comme Sorogoyen, j'aurai apppelé Pedro pour lui demander son avis. Un petit truc instrumental d'Alberto Iglesias aurait été beaucoup mieux que cette soupe et ne lui aurait pas plombé son budget.
Et pour la grosse scène de cuite, ben, il fallait ça:
Duo Dinamico, en 2014, c'était plus la Movida, ils avaient un peu veillis :) Mais le son est bon.
A la bonne époque, celle de Atame, c'était ça:
L'époque est la bonne mais le son pas terrible.

Et le film a du être tourné en 2019. Resistiré, c'était LA chanson du confinement en Espagne. Mais bon, je ne lui en veux pas d'avoir loupé le coup, un bon réalisateur vaut plus qu'un bon commercial :lol:

Enfin bref, je conclue sur le plus important. Même s'il ne se joue plus que dans peu de salles, allez voir Madre sur grand écran. C'est un film increible.

Et si vous trouvez que la pop espagnole, c'est quand même pas de très haut niveau, vous n'avez pas tort, mais ça se danse bien et ça met une bonne ambiance :mrgreen:

Une dernière réflexion, complétement HS mais on est en Août, donc il y a prescription. J'ai toujours adoré les boucles d'oreilles que Pedro met quelquefois à ses actrices. Là, j'ai vu Atame plusieurs fois mais je n'avais jamais remarqué les boucles d'oreilles de Loles :uhuh: C'est comme la pop espagnole, je ne suis pas sûr que ce soit de bon goût mais J'adore.
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Michel2
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par Michel2 »

Vu Madre hier soir et je rejoins les avis élogieux postés par mes camarades : c'est un beau film, dans lequel Sorogoyen semble vouloir prendre le contrepied d'El Reino en jouant la lenteur et la retenue là où son prédécesseur misait sur le mouvement et son accélération en écho à la fuite en avant de son personnage principal. Dans Madre, Sorogoyen opte pour l'inverse : il ne se passe en apparence pas grand-chose puisque l'héroïne s'enferme dans une forme de déni de son propre traumatisme et refuse obstinément de mettre des mots sur sa souffrance. Du coup, Sorogoyen privilégie la retenue et le non-dit, et le sentiment de stase qui domine le film crée paradoxalement l'émotion puisque l'on est dans l'attente d'une catharsis dont on se doute qu'elle va bien finir par venir sans pouvoir anticiper quelle forme elle va prendre.

Après les réussites de Que Dios Nos Perdones et El Reino, je me sens tenté de voir Stockholm, le tout premier film de Sorogoyen (une co-réalisation en fait, sur un script de lui-même et Isabel Peña, sa co-scénariste habituelle)
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par cinéfile »

Michel2 a écrit :je me sens tenté de voir Stockholm, le tout premier film de Sorogoyen (une co-réalisation en fait, sur un script de lui-même et Isabel Peña, sa co-scénariste habituelle)
Vu il y a quelques temps sur UniversCiné.

Une œuvre très originale qui a la particularité d'avoir été un des premiers films espagnols (quasi)intégralement financé en crowdfunding et tourné en quelques jours avec une équipe technique bénévole. Film assez perturbant qui vaut la peine d'être découvert.

Il s'agit en fait de son deuxième long après 8 citas, qui semble être une comédie chorale / à sketches.
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Michel2
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par Michel2 »

Ah oui, tu as raison : je l'avais zappé, celui-là.
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par Brody »

Découvert hier soir, rien à dire de plus que l'excellent premier avis du topic auquel je souscris mot pour mot. L'occasion de remonter le topic pour inciter ceusses qui sont passé à côté de penser à regarder ce film magnifique.
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Jeremy Fox
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par Jeremy Fox »

Pour l'instant mon préféré du réalisateur. Je vais dès la semaine prochaine aller découvrir son dernier opus en salles.
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Flol
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par Flol »

J'avais été un poil déçu, perso. Sans doute la hype était-elle trop forte.

Le premier quart d'heure est littéralement étouffant, et une nouvelle démonstration de force de la part de Sorogoyen, formaliste hors pair.
Malheureusement, la suite du film ne sera jamais à la hauteur de cette percutante introduction, le scénario donnant l'impression d'être aussi perdu que sa protagoniste principale.
Le trouble qu'est supposée transmettre cette relation entre une femme mûre et un ado de 16 ans dans lequel elle revoit son enfant disparu, m'est apparu assez lointain, trop théorique.
Alors bon, ok c'est imparfait (je m'attendais à tellement mieux), mais ça reste formellement impressionnant et Marta Nieto est magnifique, toute en force et dignité.
Et Sorogoyen a tout de même cette capacité inouïe à faire durer ses plans juste suffisamment longtemps pour générer le malaise.
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Re: Madre (Rodrigo Sorogoyen - 2019 )

Message par cinéfile »

Le prologue du film (soit le court-métrage de 2017) est disponible pendant 15 jours sur le compte Dailymotion de Télérama (Fête du Court Métrage):

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