Après les succès critiques, et dans une certaine mesure publics, d'Incendies et de Prisoners, on aurait pu s'attendre à ce que le dernier film de Denis Villeneuve trouve vite preneur auprès des distributeurs français. Ben loin de là. Alors que le Canada et l'Espagne l'ont vu dès... septembre 2013, Enemy est sans date en France. Risque fort de se terminer en DTV, tout ça. Si c'est le cas, il y aura matière à se morfondre une nouvelle fois qu'un film aussi singulier n'ait pas trouvé son chemin pour une expérience salles (on devine, en termes d'immersion, l'impact claustro que ça doit avoir).
Commençons par évoquer la forme: que la photo est pesante ! Cette resucée du travail de Fincher avec Jordan Cronenweth, toute en filtres jaunes pisse, déçoit après la subtilité esthétique de Prisoners. Il y a pour moi quelque chose d'un peu facile et d'impersonnel dans cette plastique déclinée à l'envi dès qu'il s'agit d'un thriller glauque. C'est dommage parce que l'entrée en matière est suffisamment intrigante en elle-même pour définir l'ambiance générale du film et dispenser d'en rajouter une couche par la photo. A ce côté un peu fabriqué, on pourrait rajouter aussi certains aspects de l'intrigue, une tendance à se reposer peut-être un peu trop mécaniquement sur l'incompréhensibilité du (des) personnage(s).
Toujours est-il que Villeneuve se rapproche de ce qu'avait fait Richard Kelly sur The box : une atmosphère captivante et angoissante de Twilight Zone autour d'un pitch traité sous l'angle cauchemardesque. Le script d'Enemy est encore plus indéchiffrable malgré ses apparences modestes. Une des grandes forces du film est de tisser (huhu) tout un réseau de précipices et de non-dits terrifiants et de s'y tenir rigoureusement jusqu'à la fin (complètement mind-fuck). Le film ne brade pas son énigme, il laisse vraiment l'intelligence du spectateur se dépatouiller avec, et son film, infuser auprès de lui. Cela en agacera sans doute, mais le film a un fort pouvoir de fascination et il maîtrise complètement sa narration (la tension ne faiblit jamais). D'où gros potentiel de révision, pas forcément parce que ce serait un film de petit malin, mais parce que l'univers créé a l'envoûtement d'un film-monde (mental) dans lequel on peut se perdre à volonté. Enfin, dernière remarque et pas forcément des moindres, le film, bien que marqué par l'esprit visuel de Fincher ou thématique de Cronenberg (y joue d'ailleurs sa nouvelle égérie, Sarah Gadon), ne donne néanmoins pas le sentiment de se complaire dans un quelconque jeu de piste référentiel. Chais pas comment mieux dire, mais on a l'impression de voir quelque chose qui ne dépend que de lui-même (on en revient au côté film-monde). Pas forcément très convaincu par Gyllenhaal et sa barbe de bûcheron, sinon. Villeneuve reste plus que jamais à suivre, en tout cas.
