Sur la planche (Leïla Kilani - 2011)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Anorya
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Sur la planche (Leïla Kilani - 2011)

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Tanger - Aujourd’hui, quatre jeunes femmes de vingt ans travaillent pour survivre le jour et vivent la nuit. Elles sont ouvrières réparties en deux castes : les textiles et les crevettes. Leur obsession : bouger. « On est là » disent-elles. De l’aube à la nuit la cadence est effrénée, elles traversent la ville. Temps, espace et sommeil sont rares. Petites bricoleuses de l’urgence qui travaillent les hommes et les maisons vides.
Ainsi va la course folle de Badia, Imane, Asma et Nawal...




"Un uppercut par phrase" peut-on lire comme accroche de Libération sur l'affiche mais aussi la jaquette du DVD d'Epicentre films. Effectivement, et ce "débit-mitraillette" comme l'écrit Vincent Malausa dans les cahiers du cinéma de l'époque (n°675 - février 2012) sert très bien l'incandescence qui saisit tout le film dès son ouverture. Dans celle-ci, on y voit Badia, "l'héroïne", scander une longue réplique qui résume à elle seule sa philosophie de vie, tout en avançant et reculant devant la caméra, créant à la fois une image nette et floue dans le même plan.

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"L'orgueil ment. Et a bien raison de le faire.
Pourquoi ? Mieux vaut être debout, tenu par son mensonge, qu'allongé... écrasé par la vérité des autres !
Je vole pas : je me rembourse.
Je cambriole pas : je récupère.
Je trafique pas : je commerce.
Je me prostitue pas : je m'invite.
Je mens pas : je suis déjà ce que je serais.
Je suis juste en avance sur la vérité : la mienne."



Cette scène placée au début de film prècède une ellipse (liée au carton du titre) et le fait que Badia va être prise par la police marocaine quelques heures plus tard lors d'un casse d'Iphone qui va mal tourner. Or l'on revoit cette scène à la fin (capture 3), sous un autre angle, juste avant le fameux casse et l'on comprend d'autant mieux qu'il s'agissait d'une image mentale à même d'illustrer un crédo qui dirigeait sa vie (pas de voix-off d'ailleurs cette fois) mais ne la sauvera pas spécialement de l'inéluctable. A l'image de nombreux films, comment donc le spectateur va t-il accepter une histoire qu'il connait déjà dès l'ouverture ? Par la véracité de son personnage et sa mise en scène qui rendent le film fascinant.

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S'il est difficile de s'attacher à son personnage-météorite jusqu'au boutiste au début du film, les failles qu'ils montrent à la fin (Badia commence à comprendre qu'elle se fait flouer par ses soi-disantes amies en essayant de prendre du recul) parachèvent une mise en scène et une psychologie qui nous auront démontré avec habileté à la fois un quotidien (celui du dur labeur des ouvrières-crevettes, celui de Badia quand elle quitte son travail), l'ivresse d'une ville dont l'espace est constamment resserré (lors des confrontations entre divers personnages) et élargi (les moments de liberté qui ressortent lors de quasiment tous les sublimes plans nocturnes), et un piège qui se referme lentement. Piège d'autant plus remarqué par le spectateur "qui sait" qu'on comprend que malgré tout le contrôle qu'elle essaye d'avoir sur sa vie, Badia ne fait que se détacher d'autant plus des autres, fonçant dans le mur.


En cela, le film de Leïla Kilani compense donc une intrigue un brin bancale de film noir (la réalisatrice avouant ouvertement dans plusieurs interviews son amour du polar et le besoin de mixer Tanger et certaines de ses jeunes habitantes à ce genre) par une vraie esthétique de mise en scène stylisée et ses actrices plutôt engagées à fond dans leurs rôles. Mention spéciale à Badia (Soufia Issami) mais aussi l'amie de celle-ci qui, passive, se révèlera lentement être bien plus résistante que cette dernière, livrant l'un des plus beaux plans du film quand la résignation, la lucidité et la peur se font lentement jour sur la surface de son visage.

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Si je serais du coup moins passionné qu'une bonne partie de la presse qui avait acclamé le film, j'avoue l'avoir quand même bien apprécié pour toutes les qualités citées. Cela et le fait que la réalisatrice évite habilement les clichés des femmes marocaines souvent véhiculés dans l'imaginaire occidental depuis un bon moment. La réalisatrice avoue d'ailleurs que son film, tourné avant le printemps arabe, le devançait d'ailleurs en quelque sorte. Même sorti après celui-ci, il permet de confirmer que ces femmes-là sont faussement soumises, mais "constamment dans l'interdit", cherchant à braver, détourner, échapper à un système qui ne fait que les encadrer et les enfermer dans des codes attendus. On pourra regretter quelques menus petits défauts (la caméra trop en mouvement, à la "Grengrass", pas toujours posée. Je comprend le besoin de sentir l'immédiateté du moment, l'urgence de ces vies mais quand même... Ou bien la répétition de plans sur Badia qui se lave constamment pour faire disparaître l'odeur tenace des crevettes, des allers-retours qui allongent un peu les scènes... Je sais pas moi mais une fois nommée et désignée, une scène qu'on retrouve plusieurs fois doit être raccourcie sinon ça alourdit le propos et le rythme) mais en l'état, à défaut de devenir un très grand film, Sur la planche ne manque pas de panache et est évidemment très recommandable.

4,5/6.
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