L'Apollonide (Bertrand Bonello - 2011)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Ender
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L'Apollonide (Bertrand Bonello - 2011)

Message par Ender »

J'initie le topic du film avant sa sortie et avant de l'avoir vu, pour signaler que :
- Ce soir Bertrand Bonello et Céline Sallette sont invités dans l'émission "Ce soir ou jamais" (France 3, 22h40) pour parler du film.
- Demain soir a lieu une avant-première au Forum des images en présence de l'équipe du film. Je compte m'y rendre, mais je ne suis pas un habitué des AP du Forum : quelqu'un sait sur quelle avance il faut compter en général pour chercher sa place en étant sûr qu'il en reste ?
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par aurelien86 »

Ender a écrit :J'initie le topic du film avant sa sortie et avant de l'avoir vu, pour signaler que :
- Ce soir Bertrand Bonello et Céline Sallette sont invités dans l'émission "Ce soir ou jamais" (France 3, 22h40) pour parler du film.
- Demain soir a lieu une avant-première au Forum des images en présence de l'équipe du film. Je compte m'y rendre, mais je ne suis pas un habitué des AP du Forum : quelqu'un sait sur quelle avance il faut compter en général pour chercher sa place en étant sûr qu'il en reste ?
Tu as pu le voir finalement ?
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Ender
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par Ender »

J'ai été à l'avant-première oui ; je ne me suis, depuis, signalé sur le forum à propos de ce film que pour lui donner sa note et en faire mon film du mois. C'est que je rassemble toujours mes esprits depuis cette séance extraordinaire. J'ai noté pour-moi quelques idées, pistes de réflexions, sur le film, en vue d'en écrire une critique ; jusque-là ces notes ne sont pas unifiées, ce sont des morceaux épars qui s'ent vont dans des directions différentes. Pour ce qu'elles valent, je les copie-colle ici plutôt que tenter une synthèse artificielle à la va-vite qui ne correspond pas à l'état de mon jugement sur le film ; ça pourra peut-être lancer le débat quand d'autres auront vu le film, mais ce sont vraiment des ébauches, ou des idées comme ça. Elles contiennent des spoilers par endroits, prudence.

Précision viscontienne de la reconstitution, pour une maison aussi mentale que le manoir bergmanien de L'Heure du loup, mais c'est un film extrêmement français.

Un plan digne d'Argento suspend un instant, mais avec une impression très durable, l'économie lente et cyclique du récit. C'est stupéfiant.

Au cours d’une des peu nombreuses séquences du film, à ce titre finalement très pudique, où la relation sexuelle elle-même est filmée, un client s’interrompt pour observer le visage de la prostituée, visage fermé, air absent. Il lui demande ce qui ne va pas. La fille compose aisément un sourire chaleureux : "ça va". Il lui adresse le doux reproche qu’on ne sait jamais ce qu’elle pense ; "à quoi penses-tu ?" - "Moi ? je ne pense rien." Dans l’entretien avec Bertrand Bonello publié dans le dernier numéro du magazine Trois couleurs, le cinéaste déclare : "j’ai préféré éluder les scènes sexuelles trop explicites pour m’intéresser à la théâtralité des chambres, où les filles étaient transformées en poupée, en geisha, etc. Paradoxalement, le personnage féminin en devient plus fort : son corps est réifié, mais on ne saura jamais ce qui se passe dans sa tête." Autre séquence, de celles plus insistantes où les causeries rituelles avant le sexe s’épanouissent dans le salon de la maison close, entre clients et filles. Un client raconte sa lecture d’un traité médical qui « prouve » une microcéphalie chez les prostituées, semblable à celle des criminels et qui les assimile aux bêtes plutôt qu’aux humains. Il promet à la prostituée, Samira (Hafsia Herzi) de lui prêter l’ouvrage. Elle le lit et fond en larmes. Est-ce seulement pour l’insulte ? Plutôt, c’est que le sanctuaire est violé, cette intériorité inaccessible des prostituées est non seulement mesurée et pénétrée, mais encore c’est pour finir par la nier. "Je ne pense rien", cette esquive, on dit aux prostituées que c’est leur vérité. Cet écrit leur dénie à la fois dignité et humanité, et le voile qu’elles utilisent pour se préserver face au client. Les larmes d'Hafsia Herzi sont bouleversantes ; ce film est véritablement est un combat pour l'esprit, dans l'esprit.

Il y aurait justement à dire sur l'idée et la présence animales dans le film. La panthère. Le visage de la panthère. Cette semaine dans ses entretiens sur France culture, au détour d'un sujet, Godard défendait l'idée que les animaux ont bien un visage, au même titre que les hommes. "Passez trois ans avec un chien, vous verrez." Passez un film avec une panthère noire, c'est idem. Son visage hante après la séance comme chacun des portraits humains. En même temps, elle est prise dans un réseau symbolique qui est très dense dans le film. Bonello filme les deux faces d'une maison close : les coulisses, le quotidien de backstage, et en même temps la représentation, le show, le spectacle. Mais il filme aussi, entre les deux, l'épaisseur du mythe et du fantasme. Fiction et documentaire réversibles et confondus mais pris chacun dans une épaisse pâte à mythe : c'est tout un "film cinéma".

Sur l'escapade à la campagne : il s'agit du seul moment où les prostituées sont hors les murs. Mais on ne les voit pas passer la porte pour sortir. La transition est sèche ; soudain, c'est la nature. Mais on ne les voit pas passer la porte de la maison close pour sortir, ni plus tard en rentrer. Seuls les clients ont le luxe de passer cette porte à l'image. Au fond, sortent-elles vraiment ? Bonello filme très bien l'ivresse de ce moment, en même temps que la limite terrible de cette liberté, en se passant de montrer l'action de sortir, et en ne filmant pas n'importe quel décor naturel : c'est un décor d'impressionnistes : un pur tableau. Voilà ce que font les héroïnes dans cette séquences : elles entrent dans un tableau plutôt qu'elles ne sortent de la maison close. Il pourrait tout aussi bien être accroché au mur

Tentative de marxisme des Manuscrits de 1844 appliqué à L’Apollonide. Noémie Lvovsky en maquerelle est le seigneur qui appartient à sa terre, sa maison close la possède plutôt que l’inverse. Possédée-possédante vaincue par la logique purement possédante de l’argent. Dans la bulle dandye de la prostitution de luxe, la pratique nobiliaire, ou son image (sa farce ?) agonise avec un siècle de retard. A la fermeture, il y a même la fête façon noblesse décadente, le vertige de l’apparat qui ne se donne plus que pour lui-même, vidé de sa justification. Le film fait donc deux bonds centenaires… La prostituée dans l’épilogue contemporain serait passée de serf sur le fief, à ouvrier agricole sur le marché du travail.

___

Voilà, si ces notes dispersées, parcellaires, indécises, ont une quelconque utilité, c'est au moins celle de refléter l'intensité avec laquelle ce film s'est emparé de moi depuis que je l'ai vu et la diversité de ses richesses. Je vous encourage avec ferveur à aller voir ce film !
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MJ
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par MJ »

SPOILERS en pagaille!
Ender a écrit :Précision viscontienne de la reconstitution, pour une maison aussi mentale que le manoir bergmanien de L'Heure du loup, mais c'est un film extrêmement français.
Oui, un film très français, où l'on rencontre pourtant Argento, la soul afro-américaine, Mozart et the Moody Blues, une certaine culture XIXème... De la même manière que l'espace mental du film, loin d'être clos sur lui-même renvoie toujours ou à une représentation (le salon, les chambres), ou à une concrétude (la chtouille, les dortoirs) qui n'empêche pas le cérébral. C'est peut-être une partie du propos du film, comme tu le laisses entendre. Une oeuvre très riche en tout cas.
Un plan digne d'Argento suspend un instant, mais avec une impression très durable, l'économie lente et cyclique du récit. C'est stupéfiant.
Je trouve ce prologue, assez nietzschéen dans son carton ("Au Crépuscule du XIXème Siècle"), totalement admirable. D'abord par sa manière de déjouer l'attente du spectateur (rêve ou réalité? qui rêve? qui fantasme sur qui?), avant de le faire entrer dans un lieu tout d'abord, non pas de jouissance, mais de socialibité. Puis d'une douceur dont on sent déjà la fausseté ("plaisir d'amour dure un instant... chagrin d'amour dure toute la vie"), couper abruptement pour arriver à ce plan argentien, dans toute sa cruauté, la signification qu'il recouvra plus tard dans le film ("je paye, je fais ce que je veux"). Dans cette manière de déjouer l'attente fantasmatique, pour aller ensuite de quelque chose de concret à un territoire totalement angoissant, il y a tout le génie de Bonello.

Un client raconte sa lecture d’un traité médical qui « prouve » une microcéphalie chez les prostituées, semblable à celle des criminels et qui les assimile aux bêtes plutôt qu’aux humains. Il promet à la prostituée, Samira (Hafsia Herzi) de lui prêter l’ouvrage. Elle le lit et fond en larmes. Est-ce seulement pour l’insulte ? Plutôt, c’est que le sanctuaire est violé, cette intériorité inaccessible des prostituées est non seulement mesurée et pénétrée, mais encore c’est pour finir par la nier. "Je ne pense rien", cette esquive, on dit aux prostituées que c’est leur vérité. Cet écrit leur dénie à la fois dignité et humanité, et le voile qu’elles utilisent pour se préserver face au client. Les larmes d'Hafsia Herzi sont bouleversantes ; ce film est véritablement est un combat pour l'esprit, dans l'esprit.
Je vois dans ce plan un véritable acte politique. Alors que le film renvoie jusqu'alors poliment dos-à-dos ceux qui font de la prostitution ou quelque chose de forcément miséreux, façon tapinage sur blocs de béton, ou le paradis de l'argent gagnément facilement et dans le plaisir, il nous interroge alors avec rage sur l'intériorité des personnes travailleuses du sexe. Essentialisées dans leur métier (l'anthropométrie infériorise ses cibles en faisant de traits sociaux des données naturelles), on en oublie, quelle que soit la position binaire que l'on adopte à l'égard de leur pratique, qu'elles sont des êtres, certes de chair et de sang, mais faites d'abord d'une interiorité indéniable et qui fait leur dignité. En cela l'Apollonide, sans jamais dicter une position facile et manichéenne à adopter vis-à-vis de "LA" prostitution, est un vibrant hommages aux prostituées de tous temps. C'est aussi un peu le sens des "larmes blanches": le foutre et les pleurs ne se contredisent pas nécessairement.

Sur l'escapade à la campagne : il s'agit du seul moment où les prostituées sont hors les murs. Mais on ne les voit pas passer la porte pour sortir. La transition est sèche ; soudain, c'est la nature. Mais on ne les voit pas passer la porte de la maison close pour sortir, ni plus tard en rentrer. Seuls les clients ont le luxe de passer cette porte à l'image. Au fond, sortent-elles vraiment ? Bonello filme très bien l'ivresse de ce moment, en même temps que la limite terrible de cette liberté, en se passant de montrer l'action de sortir, et en ne filmant pas n'importe quel décor naturel : c'est un décor d'impressionnistes : un pur tableau. Voilà ce que font les héroïnes dans cette séquences : elles entrent dans un tableau plutôt qu'elles ne sortent de la maison close. Il pourrait tout aussi bien être accroché au mur.
Très juste! On ne sort pas vraiment ici du cliché de la putain faisant son dimanche à la campagne (façon le Plaisir d'Ophüls). Au fond elles ne sont pas plus "à l'extérieur", que lors du final contemporain sur le trottoir. Et là on revient au problème d'une essentialisation qui empêche de sortir d'une représentation fantasmée de la prostituée. Là où le film devient subtil, c'est qu'il ne refuse pas pour autant des instants d'évasion à ces femmes dans ce genre de moments. Bonello ne refuse pas les clichés d'époque (la sortie champêtre, le repas en troupe, les enfants de la maquerelle, etc.) mais les déjoue, par des blagues (le tatouage, "Caca" et son surnom), une tendresse entre les filles, ou vis-à-vis des deux petites, bref des rapports humains simples.

Tentative de marxisme des Manuscrits de 1844 appliqué à L’Apollonide. Noémie Lvovsky en maquerelle est le seigneur qui appartient à sa terre, sa maison close la possède plutôt que l’inverse. Possédée-possédante vaincue par la logique purement possédante de l’argent. Dans la bulle dandye de la prostitution de luxe, la pratique nobiliaire, ou son image (sa farce ?) agonise avec un siècle de retard. A la fermeture, il y a même la fête façon noblesse décadente, le vertige de l’apparat qui ne se donne plus que pour lui-même, vidé de sa justification. Le film fait donc deux bonds centenaires… La prostituée dans l’épilogue contemporain serait passée de serf sur le fief, à ouvrier agricole sur le marché du travail.
Cette fin pose aussi une question qui nous concerne avec le débat actuel sur les maisons closes: ce lieu n'a de légitimité que s'il protège les femmes qui y travaillent de ce qu'elles risquent dans la rue (dans le film, elles n'en semblent pas beaucoup protégées). Mais les deux cartons initiaux confirment l'idée qu'on parle bien du passage d'une époque à une autre, la fermeture de l'Apollonide (qui est aussi la maison d'enfance de Bonello) étant très symbolique. J'aime sinon comme toi l'idée que la maquerelle, donc la prostituée montée en grades, soit tout aussi asservie que les autres. Céline Salette disait voir dans le film une analyse du problème (très contemporain) de la dette et c'est je crois, encore un autre, sens du film. Est asservi celui qui est redevable. Les prostituées payent autant à l'image que les clients ne les payent. Et à en croire son bouleversant final, certaines femmes n'ont pas fini de payer.
Voilà, si ces notes dispersées, parcellaires, indécises, ont une quelconque utilité, c'est au moins celle de refléter l'intensité avec laquelle ce film s'est emparé de moi depuis que je l'ai vu et la diversité de ses richesses. Je vous encourage avec ferveur à aller voir ce film !
Oui, c'est une oeuvre dont il est difficile de parler, tellement riche, troublante, brouillant nos repères et ce qu'on croit pouvoir savoir sur un sujet de société. Et c'est ce qui fait pour moi de Bonello un cinéaste si précieux aujourd'hui, il est celui qui emmène le spectateur "du connu vers l'inconnu", n'affirmant rien, ne jugeant pas, mais nous ré-interrogeant dans nos croyances, nos certitudes toutes faites, avec toujours la conviction que le cinéma peut amener à plus de liberté, même quand il se confronte à la part sombre.

C'est ce que j'ai vu de plus fort, et humainement enrichissant, au cinéma en 2011.
Dernière modification par MJ le 17 sept. 11, 11:16, modifié 1 fois.
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Thaddeus
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par Thaddeus »

Waow, vous donnez sacrément envie ! Je n'ai lu qu'en diagonale car je ne veux pas trop en savoir mais c'est un film que j'attends avec impatience depuis sa projection cannoise.

Vivement mercredi !
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par aurelien86 »

J'ai vu le film hier soir en avant première au Landowski à Boulogne. J'en suis sorti également très enthousiaste. :D
Pour le moment, il faut que je me remette les idées en place, beaucoup de choses se bousculent dans ma tête, la narration étant assez alambiquée. Pas encore lu ton avis Ender et celui de MJ, mais ça ne saurait tarder.

Au niveau mise en scène en tout cas, j'ai beaucoup pensé à Kubrick, Eyes Wide Shut (pour l'utilisation du piano à la Ligeti et les thèmes du désir et du fantasme mental avant d'être physique (reconstitution de "scènes" par les différents hommes) + l'apparition des masques à la fin évidemment) et Barry Lindon (la reconstitution minutieuse et l'élégance de la mise en scène lors de ces scènes dans le salon, avec cette caméra qui se balade en lent travelling, ces gros plans sur les visages,... tout cela m'a immédiatement évoqué BL, sans l'éclairage à la bougie mais avec le même soin apporté). Plus que Visconti à mes yeux, mais sans doute car je suis un peu plus sensible au cinéma de Kubrick.

J'y ai vu également du David Lynch, mais c'est plus un ressenti personnel, pour ces scènes presque oniriques lorsque les femmes montent dans les chambres avec un homme, et l'utilisation de la musique qui en est fait. En fait, j'ai pensé à David Lynch dès le départ, lorsque Madeleine raconte son rêve à l'homme, il y a des cuts très rapides entre son rêve et la réalité, et un assourdissement de la musique qui fait monter l'inquiétude, sans que l'on sache vraiment pourquoi (car l'image ne montre rien de "dangereux").

Enfin, je vais lire vos avis. Je reviendrais surement avec des questions d'ordre plus narratif, car pas mal de choses m'échappent. :)
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par MJ »

Complètement d'accord pour Lynch et EWS. J'ai aussi pensé au Salò de Pasolini. Puis évidemment aux précédents films du cinéaste: à Tiresia pour les dernières images, les premiers dialogues désincarnés m'évoquent la manière qu'avait le Pornographe de donner à d'ineptes dialogues de film porno non-joués une certaine poésie bressonienne, la maison et la constrution à tiroirs, la structure forme et fond de De La Guerre, puis depuis Ciny the Doll is mine ce n'est plus un secret qu'il sait filmer les femmes en pleurs... C'est un trait assez propre à ses films, qu'alors qu'ils sont gavé de tout un imaginaire cinéphile, ils ne ressemblent finalement qu'aux siens.
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par aurelien86 »

MJ a écrit :Complètement d'accord pour Lynch et EWS. J'ai aussi pensé au Salò de Pasolini. Puis évidemment aux précédents films du cinéaste: à Tiresia pour les dernières images, les premiers dialogues désincarnés m'évoquent la manière qu'avait le Pornographe de donner à d'ineptes dialogues de film porno non-joués une certaine poésie bressonienne, la maison et la constrution à tiroirs, la structure forme et fond de De La Guerre, puis depuis Ciny the Doll is mine ce n'est plus un secret qu'il sait filmer les femmes en pleurs... C'est un trait assez propre à ses films, qu'alors qu'ils sont gavé de tout un imaginaire cinéphile, ils ne ressemblent finalement qu'aux siens.
Je n'ai vu aucun de ses films en fait. J'ai le Pornographe dans les cartons quelque part. En tout cas, son dernier attise ma curiosité. :)

Bon, SPOILER important... je voudrais revenir sur la narration du film, qui a soulevé pas mal d'interrogations de mon côté. Les images se bousculent pas mal dans le film, et une seconde vision ne serait pas de trop je crois (presque un peu comme lorsqu'on voit Tree of Life la première fois par exemple).

Tout d'abord, dans l'ordre chronologique du film, nous sommes d'accord que l'on voit Pauline (la "nouvelle") dire au revoir à Julie (celle atteint de syphilis), nous signalant qu'elle quitte donc la maison close définitivement (n'ayant pas de dettes, et ayant exprimé son désir de partir lors de la scène à la campagne, rien de plus logique). Julie est déjà malade à ce moment là. On la voit mourir quelques "minutes" plus tard, avant la scène où les prostitués dansent entre elles en pleurant sur fond de Nights in White Satin. Yes ?

Mon hésitation se situe lors de la scène finale, celle de la soirée masquée, la fin d'un monde (comme le dit la patronne, et exprimé visuellement par la chute des pétales des fleurs). Quand est elle censé se situer temporellement ? Dans le film, elle se situe après, mais on y voit Julie embrasser un homme (à peu près certain), et Pauline en tenue de geisha... :? Quid de la panthère lâchée dans la chambre où se situe celui qui a défiguré Madeleine ? Rêve ou réalité ? (car on se situe plus d'un an après les évènements du début... un peu étonnant le retour de ce client).

Autre petit détail: il me semble que Samira (Hafsia Herzi) déclare après l'annonce de la syphilis de Julie, "satané jeu de poupée, ça aurait pu m'arriver à moi ou à X" (peu ou prou). Or, la fille que l'on voit jouant la poupée régulièrement avec un client me semble être Léa, et non Julie.

Ce sont mes 2 principales interrogations concernant la structure narrative du film. Peut être qu'elles n'apparaitront pas essentielles à certains, mais si quelqu'un pouvait me donner son sentiment là dessus. Peut être suis je passé au travers de quelque chose ?
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par MJ »

aurelien86 a écrit :Tout d'abord, dans l'ordre chronologique du film, nous sommes d'accord que l'on voit Pauline (la "nouvelle") dire au revoir à Julie (celle atteint de syphilis), nous signalant qu'elle quitte donc la maison close définitivement (n'ayant pas de dettes, et ayant exprimé son désir de partir lors de la scène à la campagne, rien de plus logique). Julie est déjà malade à ce moment là. On la voit mourir quelques "minutes" plus tard, avant la scène où les prostitués dansent entre elles en pleurant sur fond de Nights in White Satin. Yes ? ?
Oui (sans quoi la séquence White Satin perdrait tout son sens).

Mon hésitation se situe lors de la scène finale, celle de la soirée masquée, la fin d'un monde (comme le dit la patronne, et exprimé visuellement par la chute des pétales des fleurs). Quand est elle censé se situer temporellement ? Dans le film, elle se situe après, mais on y voit Julie embrasser un homme (à peu près certain), et Pauline en tenue de geisha... :?
Ce n'est pas forcément Pauline qui est en tenue de geisha, mais une fille masquée elle aussi rousse de chevelure (ce qui appuyerait l'aspect interchangeable des filles dans leur métier). Pas de souvenirs de Julie dans cette scène, mais limite je ne serais pas surpris que le cinéaste ai convoqué toutes les filles -mortes ou vives- pour un dernier baroud d'honneur.

Autre petit détail: il me semble que Samira (Hafsia Herzi) déclare après l'annonce de la syphilis de Julie, "satané jeu de poupée, ça aurait pu m'arriver à moi ou à X" (peu ou prou). Or, la fille que l'on voit jouant la poupée régulièrement avec un client me semble être Léa, et non Julie.
Ben justement, c'est chacun son tour la corvée.

aurelien86 a écrit :Quid de la panthère lâchée dans la chambre où se situe celui qui a défiguré Madeleine ? Rêve ou réalité ? (car on se situe plus d'un an après les évènements du début... un peu étonnant le retour de ce client).
Je ne vois rien qui permette dans cette scène d'assurer que l'on soit dans un rêve. Mais effectivement, cette fin tient plus du symbolisme que du naturalisme ou de la vraisemblance. Au fond pour moi la question de savoir si ce que nous voyons est "vraiment arrivé" ne se pose plus réellement à ce point de la narration. C'est pour cela que ta remarque sur les deux filles ré-apparaissant "sans raisons" m'intrigue et me fais me demander si je n'ai manqué d'attention. Quelqu'un pour confirmer?
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Message par aurelien86 »

MJ a écrit :
aurelien86 a écrit :Quid de la panthère lâchée dans la chambre où se situe celui qui a défiguré Madeleine ? Rêve ou réalité ? (car on se situe plus d'un an après les évènements du début... un peu étonnant le retour de ce client).
Je ne vois rien qui permette dans cette scène d'assurer que l'on soit dans un rêve. Mais effectivement, cette fin tient plus du symbolisme que du naturalisme ou de la vraisemblance. Au fond pour moi la question de savoir si ce que nous voyons est "vraiment arrivé" ne se pose plus réellement à ce point de la narration. C'est pour cela que ta remarque sur les deux filles ré-apparaissant "sans raisons" m'intrigue et me fais me demander si je n'ai manqué d'attention. Quelqu'un pour confirmer?
Je suis complètement d'accord. Cela n'a pas beaucoup d'importance concernant la scène de la panthère, que ce soit du symbolisme ou un fait tenant de la réalité.

Concernant l'apparition des filles lors de la séquence masquée, cela me gêne un peu plus. Certes, pourquoi ne pas convoquer toutes les filles pour ce baroud d'honneur... néanmoins, cela m'apparait peu cohérent avec l'importance de la mort de Julie précédemment.

En fait, au milieu de cette séquence masquée, il y a des cuts sur d'autres scènes plus ou moins courtes (dans des chambres ou autres, et durant lesquels certaines filles ne portent pas de masques): plus que la séquence masquée, ce sont ces scènes (ces "inserts" en quelque sorte) en question qui me questionnent concernant leur linéarité.
Dans ces scènes perdues au milieu de la séquence masquée, on y trouve donc celle de la panthère lâchée dans la pièce où se trouve l'homme; mais également une scène où le client "régulier" (celui qui appréciait beaucoup Clotilde avant de choisir Pauline) se trouve sur un lit avec deux femmes (dont une qui l'étrangle avec une simili ceinture). Dans cette scène, l'autre femme, écartant les jambes aux ordres de l'homme, est Pauline. Je suis à peu près sur. Alors est ce un flashback... ? Peut être.
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par Ender »

MJ a écrit :
Autre petit détail: il me semble que Samira (Hafsia Herzi) déclare après l'annonce de la syphilis de Julie, "satané jeu de poupée, ça aurait pu m'arriver à moi ou à X" (peu ou prou). Or, la fille que l'on voit jouant la poupée régulièrement avec un client me semble être Léa, et non Julie.
Ben justement, c'est chacun son tour la corvée.
En effet, ce détail est clair est net dans le film ; on les entend même discuter en groupe des différents fantasmes des clients, dont la poupée, et l'une d'elles dit "ce n'est pas le pire", sentiment partagé. On comprend bien qu'elles y ont toutes passé.
MJ a écrit :
aurelien86 a écrit :Quid de la panthère lâchée dans la chambre où se situe celui qui a défiguré Madeleine ? Rêve ou réalité ? (car on se situe plus d'un an après les évènements du début... un peu étonnant le retour de ce client).
Je ne vois rien qui permette dans cette scène d'assurer que l'on soit dans un rêve. Mais effectivement, cette fin tient plus du symbolisme que du naturalisme ou de la vraisemblance. Au fond pour moi la question de savoir si ce que nous voyons est "vraiment arrivé" ne se pose plus réellement à ce point de la narration. C'est pour cela que ta remarque sur les deux filles ré-apparaissant "sans raisons" m'intrigue et me fais me demander si je n'ai manqué d'attention. Quelqu'un pour confirmer?
Mon souvenir des détails de cette dernière séquence n'est pas assez net pour avoir le déclic d'une telle image, mais sur le moment j'ai peut-être été trop peu attentif aussi, car je n'ai pas été frappé par ce genre de paradoxe. Néanmoins, comme tu le disais MJ, dès la première séquence, on nous embarque dans un régime d'images et d'histoires dans lequel la matière du rêve et du fantasme (double dans ce début, celui d'être épousée et sortie de sa condition pour Madeleine, peut-être qui sait un sentiment amoureux véritable aussi ; le fantasme criminel du client) perturbent et débordent le réel. C'est en partie le sens des larmes de sperme pour moi, l'épaisseur du fantasme ne peut être contenue dans la domesticité d'un esprit, il sont en excédent et s'écoulent. Comme cette panthère domestique devient sauvage. Il existe tout une partie du film qui est un classique spectacle sur le spectacle, avec son pendant inverse, l'attention au labeur des jours, à la toilette du corps, aux misères financières, etc. Mais il y a aussi tout ce que ces deux volets de l'histoire sont impuissants à montrer, et que Bonello libère par l'expression d'une surcharge symbolique ou onirique. Surcharge n'est pas pris péjorativement : il s'agit véritablement de montrer ce qui est en deçà ou au-delà du doublet quotidien/spectacle, un excédent de rêve et d'affect pur, qui sont aussi ce qui s'échange dans cette maison close, ou plutôt peine à être échangé selon les termes des contrats, d'argent ou tacites, et se traduisent dès lors dans la violence ou l'imvraisemblance. A partir de là, il me semble secondaire, quoique je serai attentif aux détails mentionnés en retournant le voir à sa sortie la semaine prochaine, de trouver la cohérence diégétique des dernières scènes de bordel, juste avant sa liquidation. On peut trouver un sens précis à la présence de tel ou tel fantôme etc s'ils sont là, mais démêler une linéarité ne me semble pas essentiel : malgré le caractère essentiellement répétitif du film, qui scande des journées de bordel, cette linéarité est dévorée de l'intérieure par le tissu fantasmatique du film.
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par Ender »

Et j'en rajoute encore une couche en revenant plus haut dans le topic :
MJ a écrit :
Un plan digne d'Argento suspend un instant, mais avec une impression très durable, l'économie lente et cyclique du récit. C'est stupéfiant.
Je trouve ce prologue, assez nietzschéen dans son carton ("Au Crépuscule du XIXème Siècle"), totalement admirable. D'abord par sa manière de déjouer l'attente du spectateur (rêve ou réalité? qui rêve? qui fantasme sur qui?), avant de le faire entrer dans un lieu tout d'abord, non pas de jouissance, mais de socialibité. Puis d'une douceur dont on sent déjà la fausseté ("plaisir d'amour dure un instant... chagrin d'amour dure toute la vie"), couper abruptement pour arriver à ce plan argentien, dans toute sa cruauté, la signification qu'il recouvra plus tard dans le film ("je paye, je fais ce que je veux"). Dans cette manière de déjouer l'attente fantasmatique, pour aller ensuite de quelque chose de concret à un territoire totalement angoissant, il y a tout le génie de Bonello.
Tout ceci est bien dit. Pour le carton, ça me permet de mentionner encore Visconti et son Ludwig (il serait d'ailleurs temps que je le voie en entier celui-là), donc oui Wagner et Nietzsche aussi... Néanmoins entre le "crépuscule des dieux" ou des idôles visconto-wagnéro-nietszchéen (haha) et le "crépuscule du XIXe siècle" de Bonello, il me semble quand même s'opérer un petit tournant ironique ; le crépuscule viscontien est pour "de sérieux" terminé depuis longtemps, c'est la pleine nuit depuis un moment. Alors Bonello semble jouer de cette idée de crépuscule, mais j'y reviens : sur le mode de la "farce" de Marx, l'aristocratie des bordels ayant conservé son pouvoir dans la maison close un siècle après l'avoir perdu pour de bon, que ce soit par la métaphore de la maquerelle en propriétaire foncière ou ce ballet de clients à particule, et nous assistons au crépuscule de cet anachronisme. En en même temps, Bonello rend un sens prosaïque à ce grand mot de crépuscule : on est en 1899.
MJ a écrit :J'aime sinon comme toi l'idée que la maquerelle, donc la prostituée montée en grades, soit tout aussi asservie que les autres. Céline Salette disait voir dans le film une analyse du problème (très contemporain) de la dette et c'est je crois, encore un autre, sens du film. Est asservi celui qui est redevable. Les prostituées payent autant à l'image que les clients ne les payent. Et à en croire son bouleversant final, certaines femmes n'ont pas fini de payer.
A l'avant-première parisienne, Bonello disait une jolie chose sur cette fin : il ne cherchait pas du tout un comparatisme sociologique, mais d'une part à marquer la brutalité d'une "sortie du film" avant la sortie de la salle, qui permette au spectateur d'être éjecté du tunnel, et en même temps à achever le parcours de son personnage : c'est elle qui au début dit qu'elle voudrait dormir 1000 ans, et qui exprime le plus le désir d'en sortir pendant le film ; et 100 après, la voilà toujours exactement au même endroit. Comme tu dis, pas fini de payer, pas éjectée du tunnel pour sa part.
Sur la dette, c'est une bonne piste en effet. Une anecdote à ce propos. J'étais à l'AP avec deux amis (pas particulièrement cinéphiles) qui dès la sortie me disent qu'ils n'ont pas aimé. Moi qui suis encore sous le choc du film, je cherche à savoir pourquoi, et j'arrive à obtenir d'eux qu'ils trouvent le film "gratuit". Je leur réponds qu'il s'agit pourtant d'un film très payant, le plus payant que j'ai vu depuis longtemps. Outre le bon mot, je pense qu'en effet le film creuse un rapport existentiel des êtres à la dette, où tout le monde doit à tout le monde.
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par aurelien86 »

Je reviens de ma 2ème vision du film. Effectivement, mes états d'esprit sur la linéarité, notamment dans la séquence finale, n'avaient pas vraiment lieu d'être. :)

On y voit effectivement Pauline, mais cela tient plus de l'ordre du fantasme de la part de l'artiste peintre à mon avis (on épouse son point de vue à ce moment là); on y voit également Julie embrassant langoureusement un homme, mais sans que le spectateur ne soit obligé de la reconnaître, je prendrais donc cela plus comme un clin d'oeil du cinéaste (et un rappel de ses actrices comme le notait Ender).

Juste après la séquence où elles dansent sur Moody Blues, Clotilde s'évanouit par terre. A son réveil, elle voit et discute avec Julie (qui est donc morte à ce moment du film). Mais je pense qu'on est plus dans un état de rêve qu'autre chose de la part de Clotilde... d'autant plus qu'elle a allègrement fumé au préalable (d'où la chute). Les volutes de fumée doivent encore embrumées son esprit.

Sinon, pour la scène où elle lâche la panthère dans la chambre, je l'interprète plus comme un fantasme qu'une réalité. D'ailleurs, je n'avais pas remarqué lors de la 1ère vision, mais les femmes regardant l'homme se faire dévorer derrière la glace sans tain portent tous la cicatrice de Madeleine et le sourire du Joker dessiné au rouge à lèvre.

Autrement, toujours aussi enthousiaste concernant le film. Ma 2ème vision m'a clarifié certains aspects, et le renvoi de certains plans apparait plus limpide.

Pour la scène contemporaine finale, et même si la volonté de Bonello était de créer un échappatoire et permettre au spectateur de sortir du film plus "doucement" après avoir été enfermé dans une maison close pendant 2h (c'est ce qu'il dit en entretien dans les Cahiers), il me semble tout de même légitime que le spectateur puisse interpréter la scène dans une optique de parallèle entre deux époques. Je veux bien croire que l'objectif de Bonello n'était pas là, mais pourquoi avoir convoqué Céline Salette comme prostitué dans la scène finale... ? S'il souhaitait simplement créer un échappatoire, il aurait pu se contenter de filmer des prostituées inconnus (à nos yeux). J'ai un peu de mal à situer cette scène finale. Elle me plait beaucoup dans la dynamique du film, et je la trouve très réussie. Mais à mon sens, elle n'est pas détachée des 2h précédentes, il y a un lien fort qui les unit; sans que j'y vois un quelconque parallèle (mieux avant/ pire aujourd'hui). :?

Bref, le montage m'apparait comme volontairement ambigu (et même si Bonello s'en défend en entretien).
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Thaddeus
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par Thaddeus »

Effectivement, c’est une violente claque, une vraie splendeur. A vous trois, vous avez déjà dit beaucoup de choses essentielles ; inutile d'en ajouter.

Depuis près de deux mois, c’est festival dans les salles. Quasiment au sens propre : les sorties cannoises s’enchainent comme autant d’éblouissements, rappelant (comme tous les ans ou presque) que parmi la bonne vingtaine de films choisis par Frémaux et son équipe, se trouve une grande partie des plus belles pépites de l’année. C'est le premier film de Bonello que je vois de cet auteur, j'en ai entendu monts et merveilles depuis mai dernier et le résultat est, en effet, à la hauteur de l'attente.

Je n’ai pas tellement envie d’écrire une analyse critique structurée et rigoureuse (encore moins la capacité, tant le film me semble d’une richesse soufflante), je me bornerai à livrer, comme vous l'avea fait, quelques impressions parmi le flot sensoriel et réflexif que constitue l’expérience de cette chronique somptueuse, alanguie dans des draperies de velours, des tentures de soie, des régals de rouges et de verts absinthe. Encore que, je le répète, je vais redoubler pas mal de propos déjà couchés dans les précédents messages.

D’abord, essayer de saisir par des mots l’incroyable régime fictionnel capté par Bonello et sur lequel il équilibre et développe un récit fait de niveaux enchâssés, qui tiennent de l’évocation naturaliste et romanesque (le spectre est large, bardé de fulgurances qui évoquent Visconti, Pialat, Ophuls) autant que de la rêverie fantasmatique. La première demi-heure (celle de novembre 1899) est proprement stupéfiante – peut-être le moment de cinéma le plus éblouissant que j’ai vu cette année. Le cinéaste organise un ballet de corps, de voix, de visages soumis à une logique indécidable, et déroule sa narration en autant de boucles et de réminiscences sensorielles. J’ai pensé au travail de Van Sant sur Elephant – pour dire le niveau. Une prostituée raconte son rêve, des visions oniriques trouent l’écran : un masque blanc qui rappelle Twin Peaks, des basses sonores procurant un envoûtement hypnotique et asphyxiant, des travellings suaves et vénéneux sur un corridor qui se perd dans l’ombre, un escalier en colimaçon, une porte d’entrée laissant filtrer un rouge infernal. Et à la fin, un plan sidérant tout droit sorti d’un giallo (comme Ender, c'est une référence qui m'est venue tout de suite), qui marque telle une blessure (au sens propre), ouvre la longue dérive de la seconde partie et imprime au récit comme un traumatisme originel.

C’est alors le temps du quotidien empoisonné des pensionnaires de l’Apollonide, un quotidien qui les enferme dans une prison aux charmes vénéneux, d’autant plus terrible qu’ils agissent avec une puissance de séduction intacte. Repli dans l’opium, temps qui semble se prolonger, s’éterniser, motifs de la répétition, du ressassement, du figement… Il y a quelque chose d’intemporel ici, mais cette intemporalité exsude un sentiment de lassitude infinie, profondément mélancolique. L’une des grandes audaces du film est ici : formaliser les sortilèges de la maison close tout en exprimant le cauchemar qu’ils fermentent en leur sein. La dette des prostituées ne semble jamais vouloir être remboursée, les clients exercent leur pouvoir avec autant de douceur que de violence larvée, la maladie rôde. Les rituels de la poupée, de la geisha, du bain de champagne sont autant de souscriptions à une logique d’épuisement qui étouffe les filles et les fige dans un processus de réification contenant en lui-même sa part de beauté. Lorsque Samira lit le traité sociologique d’une penseuse de l’époque, et qu’elle en pleure, la prise de distance de Bonello vis-à-vis de son sujet est admirable (intéressant de mettre le film en parallèle avec la Vénus Noire de Kechiche, à cet égard). L’échappée renoirienne qui illumine le film en son sein fonctionne elle aussi par inversion, continuant de figurer l’emprisonnement social des pensionnaires qu’on ne voit jamais quitter, concrètement, le bordel. Ainsi, lorsqu’à la mort de l’une d’entre elles, emportée par la syphilis, les jeunes femmes dansent leur chagrin sur Moody Blues (une scène absolument magnifique), le film atteint une force d’émotion rare.

Dernier quart d’heure, retour cyclique au commencement, achèvement autant que relance perpétuelle de la ronde des spectres, des désirs anesthésiés, des espoirs asphyxiés par les ravages du temps et de la mémoire. Une fête triste semble rejouer la longue ouverture du film. Les flashs oniriques du début semblent en émaner. Le film prend alors une tournure presque mentale, entérinant les vacillements perceptifs, spatiaux, temporels, que l’on avait d’ores et déjà identifiés. Une image proprement sidérante (parmi le chapelet de visions superbes imaginés par Bonello) perçait le bouillonnement sensoriel de la première partie : celle de la panthère noire voluptueusement alanguie sur un divan de velours émeraude. Lorsque l’animal domestiqué semble déchaîner des pulsions longtemps enfouies, faisant un carnage tandis que dans la chambre d’à côté, la Femme qui rit pleure des larmes blanches, le film boucle la boucle. Conclusion d’un film de très (très ) grande tenue qui procure un enchantement permanant, d’une œuvre à l’accomplissement artistique, plastique et poétique sans faille, dont cette vision éblouie me laisse percevoir bien des richesses.

Bref, un spectateur éclairé ne saurait manquer d’aller le découvrir très vite au cinéma.
Joe Wilson
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Re: L'Apollonide - souvenirs de la maison close (Bonello - 2

Message par Joe Wilson »

Je rejoins les avis enthousiastes...ayant été particulièrement touché par la délicatesse, la tendresse et la patience se dégageant de la mise en scène de Bertrand Bonello. C'est une attention aux gestes et aux visages, qui peut transcender et figer chaque expression dans une torpeur au goût d'éternité.
En peignant un monde confronté à sa propre disparition, Bonello bouscule et interroge, sans jamais tomber dans une forme de complaisance ou de jugement gratuit. La souffrance, la cruauté, la négation d'un corps, sont perçues avec une dignité et une rigueur souvent bouleversantes.
Je partage un certain nombre d'analyses évoquées (sur l'intériorité, l'impression étrangement étouffante de l'unique scène en extérieurs...), et l'ensemble dévoile une cohérence impressionnante alors même que Bonello dévoile des fragments et blocs, se détachant pour mieux se rejoindre : la trame musicale, les split-screens et les allers-retours fantasmés intensifient une émotion qui irrigue chaque séquence.
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