Ran (Kurosawa - 1985)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Mama Grande!
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Ran (Kurosawa - 1985)

Message par Mama Grande! »

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J'aurais pu me contenter d'un message dans le topic Notez les films..., mais un tel chef-d'oeuvre mérite bien son topic. Comme je m'en remets à peine mon message va être brouillon :lol:

Je l'ai revu aujourd'hui en DVD et je me demande comment j'ai pu passer à côté la première fois... alors que c'était sur grand écran et en copie neuve. Mais l'important est que j'aie pu lui redonner une chance, et je ne le regrette pas. Que dire devant ce Kurosawa qui aurait pu être son testament cinématographique sans tomber dans l'avalanche de superlatifs? En adaptant Le Roi Lear, Kurosawa donne son film le plus dur, le plus violent, et le plus pessimiste. Une plongée dans le déluge des passions humaines autodestructrices, où personne n'est épargné. L'action sanglante est vue par un vieil homme désabusé, un cinéaste qui au long de ses films a cherché ce qu'il y avait de bon en l'homme, mais a perdu l'espoir de le voir triompher. Les personnages bons ne survivent pas à ce chaos, ceux qui le provoquent meurent avant d'avoir pu se repentir. Nihiliste? Peut-être... mais pour la première fois (il me semble), Kurosawa fait intervenir le divin. Est-ce dû au matériau original (qu'il faudrait que je le lise un jour :oops: )? Ici, les dieux existent peut-être mais n'interviennent pas. Ils apaisent la rancune des hommes (Sué et son frère ont ainsi surpassé leur désir de vengeance) mais ne les protègent pas contre leurs semblables. Ils les observent, mais ne les protègent pas. Le dernier plan à ce titre est tout simplement glaçant:
Spoiler (cliquez pour afficher)
un aveugle seul abandonné des dieux au bord du précipice
Si le pessimisme du Kurosawa âgé m'a plutôt agacé dans Rêves, où j'ai trouvé la folie des hommes décrite de manière peu subtile et moralisatrice, elle m'a fait ici l'effet d'un coup de poing. Parce qu'ici, l'explication du discours est réduite à quelques lignes de dialogue bien placées, parce que le maître nippon a toujours le sens de l'épique et du grandiose qui a captivé le spectateur au préalable. Et parce que ses visions apocalyptiques montrent une inspiration encore à son sommet. Que dire de la chasse du début, du plan épique ou Nakadai range son arc, des scènes de bataille où Nakadai semble revenir des enfers, du ciel qui s'assombrit, de l'apparition de l'aveugle, de la tête de renard et encore du dernier plan? Que c'est Kurosawa à son sommet, que celui que l'on surnommait l'Empereur abdique peut-être, mais montre encore une fois qu'il règne.

Sans aucun doute un des plus beaux Kurosawa, un des plus beaux jidai-geki, et que le terme chef-d'oeuvre n'est nullement usurpé pour ce type d'oeuvres.
Joe Wilson
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Joe Wilson »

Un grand film, certainement, bien qu'il soit difficile à appréhender, tant il laisse la perception d'un abandon et d'une désolation. Mais je retiens surtout la maîtrise extraordinaire de Kurosawa à la mise en scène, telle une chorégraphie observée avec une distance douloureuse, avec le regret d'une lutte pour toujours perdue.
Deux aspects restent surtout présents dans ma mémoire....le personnage de Dame Kaede, rien le fait que de repenser à sa démarche (renard, serpent) et son regard vide me fascinent et m'effrayent. Et puis l'apothéose que constitue le segment de l'assaut du château, lorsque le fracas des armes cède sa place au discours musical poignant de Takemitsu, moment où Hidetora Ichimonji voit s'écrouler toute sa vision du monde et d'un ordre.
Il se dégage de Ran la sensation d'une ampleur intimidante, tellement sombre et désespérée que le propos prend une dimension bouleversante dans son extrêmité.
Enfin, j'allais oublier l'interprétation de Nakadai...immense, comme souvent.
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Anorya
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Anorya »

Immense film. Pour moi la fresque la plus noire de Kurosawa et sans doute la plus amère. Si je me souviens bien (K-Chan confirmera sans doute bien mieux), le maître avait perdu sa femme pendant le tournage, je pense que ça a sans doute joué un rôle dans l'ambiance du film. Si ça se trouve Hidetora est une sorte de double halluciné du réalisateur (je pense à ça suite à une anecdote où apparemment, pendant le tournage et suite au décès de sa femme, le cinéaste était comme en état de choc. Peut-être que c'est tiré du AK de Chris Marker, je ne sais plus) ? Quand à Kaede, j'y vois là la continuité du rôle et de la personnalité féminine de la femme du général (Toshiro Mifune) du château de l'araignée, mais ici dans un développement extrême et uniquement mû par une vengeance sourde. Et c'est sans doute grâce à ça qu'elle ne sombre pas dans la folie. Mais l'image de l'autre soeur, celle qui a pardonné, comme un miroir est très bien vue. Et puis ces couleurs alors qu'on parcourt/chevauche assez souvent une terre noire (les pentes du mont Fuji), comme une opposition, une dualité, une parenté. Tout me semble d'ailleurs faire sens dans les oppositions et les alliances (couleurs, personnages, endroits) qui parcourent le film, la rupture centrale qui lézarde l'édifice étant pour moi le choc d'Hidetora à travers cette scène fabuleuse où il traverse, hébété, le chemin qui le mène hors du château en flammes. Personne ne peut plus à cette instant l'atteindre, et pour cause, il est sans doute déjà mort.

Mais bon, Mama Grande en parlera sans doute bien mieux que moi depuis le temps que je l'ai vu...
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Watkinssien
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Watkinssien »

Je me joins sans peine aux louanges.
Ran est une autre oeuvre majeure du cinéaste, tragédie épique d'un majestueux, d'une grâce, d'une violence, d'une poésie inégalés.

Cette adaptation personnelle de King Lear demeure la plus convaincante jamais faite, tant le matériau de base se fait transcender par une mise en scène éblouissante de maîtrise, portée sur les épaules d'un Tatsuya Nakadai impérial.
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Jeremy Fox
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Jeremy Fox »

Watkinssien a écrit :Je me joins sans peine aux louanges.
Ran est une autre oeuvre majeure du cinéaste, tragédie épique d'un majestueux, d'une grâce, d'une violence, d'une poésie inégalés.
Pas mieux ; film d'une puissance phénoménale et oeuvre plastiquement somptueuse.
Joe Wilson
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Joe Wilson »

Anorya a écrit : Si je me souviens bien (K-Chan confirmera sans doute bien mieux), le maître avait perdu sa femme pendant le tournage, je pense que ça a sans doute joué un rôle dans l'ambiance du film. Si ça se trouve Hidetora est une sorte de double halluciné du réalisateur (je pense à ça suite à une anecdote où apparemment, pendant le tournage et suite au décès de sa femme, le cinéaste était comme en état de choc. Peut-être que c'est tiré du AK de Chris Marker, je ne sais plus)
Tu as raison sur ce point, et Ran était un projet qu'il a longtemps laissé mûrir en lui.
Il faut en effet noter le lien avec les précédentes adaptations de Shakespeare...il y a un prolongement, même s'il faut justement noter ce jusqu'au boutisme dans Ran qui semble porter le destin de chaque personnage. La lucidité est celle des être brisés, du fou, de l'aveugle...une porte de sortie infime mais intacte.
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Demi-Lune
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Demi-Lune »

Ce chef-d'oeuvre méritait bien effectivement son propre topic. Voici ce que j'avais brièvement écrit il y a plus d'un an :

Ran (Akira Kurosawa, 1985)
Mon cycle AK continue et c'est sur son dernier chef-d'oeuvre "officiel" que je me suis cette fois-ci attardé. Eh bien, je souscris : c'est un chef-d'oeuvre. :mrgreen:
"Apocalypse Nô", titrait Télérama à l'époque. On ne saurait mieux dire. Adaptation libre, contemplative et masculine du Roi Lear de Shakespeare, Ran est avant tout une formidable fresque épique sur la folie des hommes, prédateurs-nés dont la soif d'ambition ne peut que conduire au Chaos : intrigues, luttes d'influence, fratricides, tentations, toutes ces manifestations du Mal (qui semble s'être réincarné sous les traits délicats de l'infâme Kaede) conduiront les protagonistes vers la gueule béante de l'Enfer. Visuellement superbe (encore que Kurosawa, selon moi, n'y atteigne pas les cimes plastiques de Rêves), ce film exigeant, qui, à l'instar du Château de l'Araignée, mobilise l'héritage du théâtre Nô (via l'interprétation marquante de Nakadai), est une nouvelle preuve de l'aisance de Kurosawa à se réapproprier une œuvre shakespearienne qui semble décidément lui tenir à cœur. Tout juste pourrait-on lui reprocher une petite baisse de rythme durant l'errance mentale de Hidetora, mais après tout, c'était déjà le traitement que lui réservait Sir William en son temps. Grand film mémorable.
makaveli
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par makaveli »

l'équivalent en couleur du château de l'araignée sorti 30 ans auparavant, ran est le film le plus pessimiste de kurosawa mais demeure néanmoins un essentiel.
une fresque immense au visuel superbe.la bataille sans bruitage est un grand moment.
probablement mon kurosawa préféré avec les 7 samouraïs .
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gnome
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par gnome »

Ma première participation au film du mois en 2006 et film du mois évidemment.

Je n'ai pas grand chose à rajouter à ce qui a été dit. Un énorme grand chef d'œuvre. 8)
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Mama Grande!
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Mama Grande! »

Demi-Lune a écrit :à l'instar du Château de l'Araignée, mobilise l'héritage du théâtre Nô (via l'interprétation marquante de Nakadai),
Je vais faire mon geek tête à claques mais tant pis :mrgreen: c'est plus du kabuki que du Nô. Si ça avait été du Nô on se serait tous barrés avant la fin :mrgreen: A savoir un théâtre populaire, coloré, visuellement expressif, traitant de sujets épiques et ne rechignant pas le grand guignol, contrairement au Nô qui est inexpressif, solennel, presque religieux, et que seuls les initiés peuvent suivre. C'était pour la parenthèse :mrgreen:
Sinon comparé au Château de l'araignée, que j'ai revu il y a 1 an, il est étrange que ce film si proche de Ran m'ait laissé aussi froid. Oui, c'est un film admirable, mais où je n'ai pu ressentir le déluge de passions shakespeariennes comme chez son "petit frère". J'ai plus l'impression d'y voir un exercice de style d'adaptation de Shakespeare dans le Japon médiéval, sans que Kurosawa se sente suffisamment en pleine possession de ses moyens pour adapter un tel matériau. Enfin, tout est relatif hein. Mais après avoir revu, disons même redécouvert Ran, j'ai tendance à voir Le Château de l'araignée comme le brouillon, le coup d'essai, bien que brillant, avant de donner l'adaptation shakespearienne terminale.
Joe Wilson
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Joe Wilson »

Le hiératisme des gestes, le masque des visages, renvoie tout de même très largement au Nô. En comparaison, l'influence du kabuki est bien plus présente dans Le château de l'araignée, entre un caractère épique et l'excès de l'interprétation de Mifûne. De toute façon, Kurosawa doit beaucoup à chacune de ses deux formes.
Et si les deux films sont une appropriation du texte shakespearien, ils constituent deux pôles opposés de l'oeuvre de Kurosawa. De mon côté, j'admire l'un et l'autre, avec une certaine affection pour Le château de l'araignée puisque ce fut ma découverte du cinéaste.
Mais celui-ci, à travers la permanence de la brume, renvoie au cauchemar et au songe : Mifûne se détruit dans l'action pure, et sa chute est le produit de sa quête de démesure.
Ran, par contre, introduit la vision d'une désolation qui consume l'humanité. Il n'y a plus de distance par rapport aux actes, l'effondrement n'est plus la conséquence de choix et d'ambitions, mais le poids d'un passé lointain et inconscient. La contamination du mal n'a pas la même portée, et le propos est bien plus pessimiste...logique puisque cela renvoie à deux périodes bien distinctes de sa filmographie. Avec Le château de l'araignée, il est au sommet de sa carrière, enchaîne les grands films, et la mise en scène reflète une vitalité et une fièvre.
Au contraire, Ran développe un tout autre regard, une toute autre expérience...mais c'est la force de Kurosawa de ne pas se laisser aller à un nihilisme auto-destructeur, Ran m'évoque un combat permanent face à la détresse, la violence intérieure de l'être humain.
Dernière modification par Joe Wilson le 4 janv. 11, 02:46, modifié 1 fois.
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Mama Grande! »

Niveau excès dans l'interprétation, Nakadai n'a rien à envier à Mifune, ses délires et son passage à la folie étant en plus soulignés par son maquillage hyper expressif. Des masques, je n'en ai pas vu hormis celui de Dame Kaede. On est au contraire dans le spectaculaire pour exprimer les passions destructrices que dans le solennel. Certes, tout le film n'est pas spectaculaire, il est même très théâtral (comme beaucoup de Kurosawa), et une grande partie se déroule dans des chambres où nous suivons les machinations et complots. A la rigueur je peux voir du Nô dans le retour de Nakadai des enfers et son égarement spirituel, mais ce n'est pas la plus grande partie du film. En fait, j'ai du mal à comprendre où tu as vu du hiératisme dans Ran. Au contraire du Château de l'araignée qui m'a semblé plus dépouillé.
Joe Wilson
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Joe Wilson »

Nakadai dans Ran m'apparait comme un personnage figé, prisonnier d'un décor et de ses illusions, alors que Mifune dans Le château de l'araignée est constamment animé d'une rage et d'une frénésie d'action, toujours en mouvement (jusqu'au crescendo final qui scelle son destin). L'un est un spectateur impuissant, quand l'autre vit dans une agitation et une explosion perpétuelle.
Ran ne me semble pas du tout spectaculaire...malgré la splendeur plastique et le chaos des combats : j'y trouve une lenteur pesante admirable, dans l'expression d'une douleur sourde. Loin du dynamisme du Château de l'araignée, y compris dans les scènes statiques ou fantomatiques. Mais c'est un ressenti personnel et mon visionnage remonte à plusieurs années...en tout cas, si je comprend ton point de vue, Mama Grande!, je n'envisage pas du tout les mêmes adjectifs.
Sur le kabuki et le nô, il y a pas mal d'aspects que l'on peut appréhender. Kurosawa a laissé des pistes, en soulignant ce qu'il devait au nô tout en témoignant vouloir s'écarter du kabuki....même si les influences apportent forcément des ambiguités. Dans Le château de l'araignée, les figure d'Asaji, de la sorcière, doivent énormément au nô. Et dans Ran, la stylisation de l'ensemble, l'austérité de la scène (dès l'introduction) l'évoquent également.
Cependant, je n'ai pas de connaissance suffisamment approfondie de ces deux formes de théâtre pour argumenter avec suffisamment de recul.
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ballantrae
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par ballantrae »

Juste une remarque en passant pour dire que ce fut l'éblouissement de mes 15 ans lors de sa sortie en salles: j'ai eu l'impression de comprendre vraiment ce que pouvait être la beauté d'un film face à ce chaos extrêmement agencé jusqu'au hiérastisme. Il faut voir AK de chris Marker pour bien comprendre le perfectionnisme de Kurosawa.
C'est sûrement son dernier chef d'oeuvre absolu même si dreams (un peu inégal d'une section à l'autre), Rhapsody in august et surtout Madadayo injustement méconnu recèlent toujours de grandes beautés.
QUEL CINEASTE!!!!!
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par Strum »

Avec Dersou Ouzala, Ran est en effet le chef-d'oeuvre de la deuxième partie de la carrière de Kurosawa (celle qui suit Dodes'kaden).

Il est intéressant de comparer le film au Chateau de L'Araignée. Comme Mama Grande, je préfère Ran.

Le Chateau de l'Araignée appartient à la veine expressionniste et intérieure de Kurosawa, celle qui a fait de lui le seul cinéaste frère de Dostoïevski. Les images sont contrastées, les personnages tourmentés, ils sont filmés de près. Le monde intérieur des personnages se retrouve avec toute leur vitalité, toute leur nervosité, toutes leurs noires pensées aussi, dans les images, qui assaillent comme physiquement le spectateur par leurs contrastes très forts entre ombres (la forêt, l'obscurité) et lumières (la sorcière, les éclairs, le brouillard). Pas de métaphysique manichéenne ici : à la fois l'ombre et la lumière sont traitres.

Les images du Chateau de l'Araignée montrent donc un monde clos. C'est le monde d'un mal intérieur et cyclique dont nul ne peut réchapper. Les chefs deviennent chefs après avoir tués les anciens chefs, les épouses sont comme les ombres dans le mal des maris, les futurs bébés sont déjà contaminés par le mal du monde. Dans cette description du mal, Kurosawa va plus loin que le Shakespeare de Macbeth, qui ne parle ni du caractère cyclique des assassinats ni d'un enfant pour Lady Macbeth. Le brouillard, omniprésent dans le film, symbolise ce mal qui s'immisce partout. Et comme le Kurosawa des années 50 filme à hauteur d'hommes, le spectateur se sent également prisonnier de ce monde, dont lui aussi ne peut s'extraire ; il est contaminé par le mal du film, il y participe (les flêches abattant Macbeth ne proviennent-elles pas d'un hors champ se situant de notre côté ?). Le Chateau de l'Araignée est un film claustrophobique, dont la force expressive est telle qu'il rend mal à l'aise. Pour le Kurosawa des années 50, chez qui chaque film cache une morale, le mal est un scandale. Sauf que contrairement à ses films humanistes des années 50, où il nous livre les recettes d'une action possible contre ce mal, dans le Chateau de l'Araignée Kurosawa se contente d'en rendre compte et nous donne simplement, outre une leçon de mise en scène, une leçon de mots (cf le texte cinglant à l'égard des hommes ouvrant et finissant le film). C'est un peu comme s'il manquait un coeur au Chateau de l'Araignée finalement, si bien que le film me parait amputé de cette chaleur humaine qui fait le prix des grands films du Kurosawa des années 40/50. Le Chateau de l'Araignée, c'est vraiment l'enfer des hommes, un aperçu de ce que l'on voit dans la pupille du néant.

Dans Ran, le point de vue est autre. Kurosawa, plus pessimiste avec l'âge, croit moins à l'action et davantage au destin. Son cinéma n'est plus expressionniste. Il ne participe plus à l'action. Plus neutre, il est maintenant au dessus de la mêlée. Je crois foncièrement que cette façon de voir ne dérive pas seulement de la différence entre Le Roi Lear et Macbeth, Shakespeare donnant davantage dans le tragique classique dans la première pièce, et dans une certaine hystérie moderne et métaphysique du mal dans la seconde, mais réside surtout dans le regard de Kurosawa, qui avait changé. Dans les deux cas, c'est le désir de Kurosawa qui a précédé le choix de la pièce de Shakespeare qu'il adaptait. Aussi, la caméra surplombe les personnages dans Ran, selon le point de vue figuratif du ciel, en réalité celui d'un bouddhiste ayant accepté le monde et tout ce qu'il contient de mal. La caméra n'est plus un protagoniste de l'action comme avant ; elle enregistre. La question du coeur ne se pose plus, le coeur est presque mort. Le mal n'est même plus un scandale contre lequel il faudrait lutter. Il est là et il n'y a rien à faire et, partant, le dernier plan de l'aveugle au bord de la falaise est glaçant. Il n'y a personne et il n'y aura personne pour l'aider. Ran est le chef-d'oeuvre de cette autre façon kurosawaienne de voir le monde. C'est peut-être moins original que Le Chateau de l'Araignée, moins fort que les grands chefs-d'oeuvre humanistes de sa grande période, mais la maitrise cinématographique de Ran est telle, les images tellement sidérantes dans leurs reflets d'apocalypse, que l'on est fasciné. On est cette fois à l'extérieur de l'action, on ne tire aucune ficelle, mais le spectacle dantesque de la destruction du monde et des hommes nous sidère, nous éblouit, voire même peut-être, nous ravit... on ressent de l'effroi, mais c'est aussi peut-être un ravissement d'effroi... Ran c'est quelque part la fascination esthétique de l'enfer des hommes. Après coup, il faudra bien une série de films plus sentimentaux (Rêves, Rhapsodie en août, et surtout Madadayo, le plus maitrisé et le plus beau des trois), pour que Kurosawa se défasse de cette impression d'avoir trop longtemps regardé l'enfer.
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