Le premier long-métrage de Lynch, produit en dehors de tous les circuits ordinaires, est aussi le plus radical. Entre Buñuel et Ionesco, Kafka et le body-art, il agit telle une plongée brutale dans les eaux troubles d’un esprit tourmenté qui se débat avec ses différentes phobies (la famille, la mort, la femme, la paternité). Le fruit de ses amours ressemble à un moignon à tête d’insecte gluant, monstrueux et vagissant, qui cristallise à lui seul la terreur domestique dont le film se veut l’expression cauchemardesque et hallucinée. Le plus gênant réside moins dans la laideur obstinée de ce cours de psychanalyse que dans son refus imperturbable d’y accueillir tout ce qui ne nourrit pas sa noirceur glauquissime. Car il est difficile d’adhérer à une œuvre ne suscitant guère plus qu’un vague mais persistant sentiment de dégoût. 4/6
Elephant man
Avec ce pendant classique et linéaire du film précédent, dont il reprend les motifs, les angoisses et le noir et blanc expressif sur un mode narratif, juste troué d’échappées oniriques, l’auteur témoigne d’un goût prononcé pour le mélodrame. Il fait de John Merrick la part inconsciente, refoulée, souterraine d’une société victorienne reconstituée, dans sa dimension industrielle, avec une formidable richesse plastique (fumées, brume, charbon). Il développe surtout un propos humaniste d’une très émouvante universalité sur l’exclusion, la différence, la monstruosité (physique ou cachée), et s’attache sans jamais verser dans le sentimentalisme à révéler la sensibilité et l’intelligence de son héros. Il touche ainsi violemment nos perceptions de spectateur, en interpellant les fondements même de notre humanité. 5/6
Top 10 Année 1980
Dune
Adapter la cosmogonie complexe de la "somme" de Frank Herbert, bardée d’implications allégoriques et politiques, n’était pas chose aisée ; sans grande surprise, Lynch y laisse pas mal de plumes. Totalement écrasé par le gigantisme disproportionné de la production, le cinéaste tente de ne pas noyer les intentions sous les décors et le propos sous la masse des figurants, mais peine à assurer une cohérence globale au projet. Entre des séquences à grand spectacle d’une étrangeté inachevée, des passages surréels à l’imaginaire bridé et une respiration narrative hasardeuse, le film a du mal à formaliser son ésotérisme messianique et proto-psychédélique complexe. Mais il conserve des qualités : certaines beautés picturales, des éclats poétiques, un univers visuel original entre futurisme et archaïsme… 3/6
Blue velvet
Souvent considérée comme la plus archétypique des œuvres du cinéaste, voire la plus parfaite et achevée, cette relecture baroque du thriller hitchcockien entraîne son jeune héros le long d’une dangereuse initiation. Elle puise son efficacité poétique sur des oppositions nettes et tranchées entre l’obscurité et la lumière, l’appel des ténèbres et le chant de l’amour, l’attrait malsain pour les différentes formes du mal et l’aspiration naturelle à l’innocence. Le film se tient d’un bout à l’autre sur la ligne de crête qui sépare le lyrisme sincère de l’ironie cinglante, et si l’épaisseur organique des images et l’inventivité formelle souvent saisissante qui s’y déploie garantissent une réelle fascination, celle-ci contraste avec le simplisme d’un propos un peu court sur la fragilité de l’apparence rassurante des choses. 4/6
Sailor et Lula
Aux rideaux bleus ondulants succèdent les flammes chaotiques de l’enfer : à elle seule, la comparaison des génériques indique l’évolution suivie par cette équipée sauvage, maelstrom d’effets de souffle outranciers que rythment des accords criards de guitare électrique. On y suit la fuite éperdue de deux innocents au sein d’un monde sans lois ni repères, deux grands gamins qui refusent de grandir en se réfugiant dans un univers peuplé de chansons démodées, de fétiches idiots et d’histoire enfantines (Le Magicien d’Oz). Au règne du senti et de l’intuitif se substitue celui de l’insistance, des surgissements et jaillissements réduits à des figures de style systématisées à l’extrême, faisant de ce road-movie englué dans l’asphalte du Deep South un work-in-excess qui irrite sans toutefois laisser indifférent. 4/6
Twin Peaks : Fire walk with me
S’il est un film-charnière de toute la carrière de Lynch, c’est bien celui-ci. D’abord parce qu’il opère la jonction entre la peinture des dessous de l’american way of life et les dérives mentales à venir. Mais aussi parce que commence à s’y accuser le surmoi d’un auteur dont les effets de signature et d’intimidation plus ou moins éprouvants s’installent dans un rapport de conflit avec la portée émotionnelle du propos. En résulte un cérémonial illusionniste qui expulse le mystère davantage qu’il ne le suscite, une entreprise schizophrène à la fois brouillonne et constellée de fulgurances, partagée entre une forme ostentatoire, complaisamment saturée de signes et de chocs audiovisuels, et la sincérité poignante d’un portrait féminin scellé par la tragédie, auquel le cinéaste réserve la primeur de sa compassion. 4/6
Lost highway
Labyrinthe, distorsion du temps et de l’espace, sensation de déjà-vu et de déjà-vécu, angoisses récurrentes, crimes commis, rêvés, virtuels, maisons ennemies, femme brune, femme blonde, la même, une autre, musique qui déchire, route qui défile, cauchemar, réalité, identité assassinées… Avec cette expérience terminale, sans doute le sommet théorique accompli de sa carrière, le réalisateur se surpasse dans l’obscur, le glauque glacé, l’irrationnel du quotidien. Son film-cerveau est une machinerie impeccablement pensée, conçue, exécutée, un exercice de haute voltige formelle et narrative qui dresse l’inventaire de toutes ses marottes. C’est aussi une boîte verrouillée à triple tour, sans autre finalité que celle de la performance, si noire et si froide que la moindre émotion, la moindre vibration humaine en est exclue. 4/6
Une histoire vraie
Virage à 180 degrés, mais Lynch, loin de se renier, approfondit son expression, se débarrasse de ses scories et se rapproche sentimentalement de son sujet et de ses personnages. Ligne droite érigée en ligne de fuite infinie, beauté des champs, des cieux, de la voûte céleste, du soleil couchant, du vent, de l’orage… Cette épopée du cœur, intime, fordienne, apaisée, vibre d’un humanisme optimiste et généreux, creuse les questions du pardon, de la vieillesse, de l’amour familial. Le cinéaste offre ici une odyssée intérieure hantée par les visages du passé, la mort, le deuil et les survivants, mue par une volonté de réconciliation avec soi-même et avec l’autre qui trouve une respiration biblique, voire cosmique (à l’image d’un final qui s’achève dans les étoiles). Le long-métrage le plus sous-estimé de l’auteur. 5/6
Mulholland Drive
La formalisation inespérée de mon idéal de cinéma, le film qui a changé ma vie. À la fois munificent Capitole et roche Tarpéienne d'où sont précipitées les trop innocentes candidates au paradis en Technicolor, Hollywood y inspire la plus déchirante élégie aux rêves et aux illusions brisés. En une ode à son héroïne, un hymne à la femme et aux actrices, Lynch saisit avec une sensibilité sans égal l’essence de l’âme, la vérité du sentiment amoureux, touche au plus profond des émotions humaines. Ce mélodrame tissé de chagrin, de merveilleux et de ténèbres, qui dévaste par son lyrisme éperdu, sa poésie orphique, sa sentimentalité pure, est un conte sensuel et ensorcelant d'un romantisme désespéré, la plus magnifique histoire d’amour que je connaisse, l’expérience la plus intime et envoûtante que j’aie vécu devant un écran, illuminée par deux actrices sublimes devenues mes idoles – Naomi W. et Laura H., gracieuses, charnelles et bouleversantes, les lys brisés de notre temps. 6/6
Top 10 Année 2001
Inland Empire
Lynch commet alors la plus fatale des erreurs : tenter d'en faire toujours plus dans le crypté, l'abscons, l'indéchiffrable. Échec inévitable : ce film d’une désolante prévisibilité, qui se conforme exactement à ce qu’on attend de lui, traduit un repli asphyxié à des motifs que l’auteur recycle et gonfle jusqu’à la boursouflure vibrionnante. En pleine crise d’inspiration, celui-ci multiplie mises en abymes stériles, agressions visuelles (une DV hideuse hurlant un néo-expressionnisme outré à chaque plan) et poncifs lynchiens en un programme totalement exsangue et carbonisé. C’est une caricature grotesque de son cinéma, un squelette décharné, dénué de la moindre émotion, qui scelle son enfermement dans son système son impuissance à y échapper. Ainsi s’achève, sur le plus consternant des naufrages, sa carrière de cinéaste. 2/6
À mon corps défendant et en me bouchant le nez, j'ai également tenté la troisième saison de Twin Peaks. Abandonné dès le début du deuxième épisode, lorsque, dans un bourdonnement d'infra-basses (effet-signature ultra-pénible), un type révèle qu'il a déjà vécu en rêve ce qui lui arrive. Le mec tourne décidément en boucle...
Mon top :
1. Mulholland Drive (2001)
2. Une histoire vraie (1999)
3. Elephant man (1980)
4. Blue velvet (1986)
5. Lost highway (1997)
Expérience toute particulière que celle de mon rapport au long cours, désormais plus qu’ambivalent, avec David Lynch. Il demeura pendant longtemps l’un de mes cinéastes favoris, de ceux qui me parlaient intimement, et dont la sensibilité très sentimentale et romantique me semblait accorder la précellence à l’affect et aux mille émotions de l’expérience humaine. Je perçois aujourd’hui bien davantage la personnalité écrasante d’un auteur inféodé à ses procédés esthétiques, narratifs et formels, plus ou moins aspiré et paralysé par son propre folklore : sentiment accrédité par la nature de son dernier film, de toute évidence le plus synthétique, le plus libre, le plus "pur" de tous – or c’est un film que je ne suis pas loin de détester. A contrario, ce sont ses longs-métrage généralement considérés comme les moins personnels, les moins représentatifs de son cinéma, qui me touchent le plus (à commencer par Une Histoire vraie, presque systématiquement snobé par les admirateurs du cinéaste). Reste le cas Mulholland Drive, que j'aime pour des raisons très spécifiques, très personnelles, bien éloignées de la doxa lynchienne (j'en veux pour preuve ce constat assez frustrant : 95% des opinions favorables à son égard, y compris les plus dithyrambiques, me semblent sinon à côté de la plaque, du moins passer à côté de l'essentiel). J’en arrive logiquement à la conclusion que je ne suis pas un "Lynchophile", et qu’il m’a fallu un très long moment avant de prendre conscience de m’être fourvoyé dans mon appréciation à son égard.