Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Miss Nobody
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Miss Nobody »

Spike a écrit :[...]à la vision de Volver (que j'ai beaucoup aimé au demeurant) et de la B.A. d'Étreintes brisées, j'ai eu l'impression qu'Almodovar faisait "du Almodovar". [...]
Ce qui m'inquiète, c'est que ça pousserait Almodovar à refaire éternellement le même film, mais de moins en moins bien...
La promotion peut prêter à confusion concernant l'impression de "redite" (j'ai déjà abordé ce fait sur ce même topic par ailleurs) mais il est important tout de même d'aller au delà de l'affiche ou de la bande annonce. Dans ses Etreintes Brisées, si Almodovar prend des ingrédients qui lui sont déjà familiers (L'Espagne et Penelope, des artistes, du sexe, du sang chaud, des couleurs, etc) c'est pour mieux les retourner, les secouer, les transformer, et le résultat est bien loin d'être un "Almodovar standard et formaté" moulé dans son prédécesseur. A mon avis, Almodovar a au contraire su superbement se renouveler avec ce film-ci et il serait vraiment dommage de le considérer comme une copie râtée de Volver.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par angel with dirty face »

Attention spoiler!

Ouverture superbe. Une première demi-heure digne des plus grands Almodóvar. Mais après l'accident de Diego (Tamar Novas) quand Harry Caine (Lluís Homar) lui raconte l'histoire (long flash-back pas très passionnant) de Mateo Blanco (toujours Lluís Homar), ça commence à se gâter. Ajoutez à cela un dénouement tiré par les cheveux : Tout ça, pour ça! Quant à la scène finale, elle est trop convenue à mon goût. Les références ou citations cinématographiques abusives plombent un peu plus le film. Bref, un long métrage pénible! Dommage parce que la première demi-heure, la musique d'Alberto Iglesias...

Je le reverrai (mais pas tout de suite) parce que l'avis de Phnom&Penh sur le film ne me laisse pas indifférent...
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Phnom&Penh
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Phnom&Penh »

Je suis tombé par hasard, en cherchant autre chose, sur ce texte de Pedro Almodovar que j'ai trouvé très intéressant et poétique. Ou comment passer de l'évocation d'un casse-tête technique à une idée poétique, et de l'idée poétique à la politique. Je comprends cependant que le public ait été déconcerté lors de son discours de 2003, où il en était encore à la moitié de sa réflexion et ou il a du pas mal déconcerter avec ses évocations baroques :mrgreen:

Il s'agit d'un texte rédigé pendant le tournage d'Etreintes brisées, qui évoque à la fois le tournage et la genèse de l'inspiration du film.


NOTES SUR LAISSER COURIR SON IMAGINATION DANS L’OBSCURITÉ
16.9.2008
Août. L’obscurité à la mode ?

Vendredi dernier, Rodrigo Prieto, mon directeur de la photographie, a dit avec sa modestie habituelle : « On est en train de tourner une scène historique. » Je l’ai regardé, surpris, car Rodrigo est l’un des techniciens les plus doués et les plus humbles que je connaisse. Sa remarque faisait référence à la dernière série de séquences tournées dans l’obscurité la plus totale.
Comment peut-on tourner sans lumière, sans aucune lumière, dans un espace semblable à une boîte fermée, sans un seul interstice ? Rodrigo a fait des recherches et a trouvé la solution.

Je le cite : « Nous savons que l’oeil humain est capable de voir une portion limitée du spectre électromagnétique, mais qu’il est possible d’enregistrer photographiquement la lumière ultraviolette et infrarouge même si nous ne la voyons pas. Je me suis lancé dans des recherches et j’ai découvert qu’il y a des lumières infrarouges qui éclairent certains espaces afin que les caméras de sécurité « voient » ce qui se passe dans un lieu où apparemment il n’y a pas de lumière. Je me suis dit qu’il serait possible de modifier une caméra haute définition pour qu’elle fonctionne avec une lumière infrarouge, comme les caméras de sécurité.
Chez Panavision à Paris, ils avaient déjà fait des essais avec leur caméra numérique « Genesis » en remplaçant un filtre qui empêche le passage de la lumière infrarouge par un autre, transparent. Normalement, sur les caméras numériques, il faut éviter que le spectre non visible n’affecte le capteur, sinon le signal reçoit des informations qui ne correspondent pas à l’œil humain. Mais si on enlève le filtre qui empêche cela, alors il est possible d’enregistrer des longueurs d’ondes qui correspondent à la lumière infrarouge...

Le défi de tourner dans une immense boîte noire a été pour moi une expérience fascinante. Mon travail est d’éclairer et là, je devais faire le contraire. Il fallait que je travaille dans l’abstraction totale, puisqu’il fallait que j’imagine la « non lumière » et que je trouve une façon de représenter un espace totalement noir dans lequel les acteurs devraient jouer à l’aveuglette, devant une caméra et un objectif qui, eux, les verraient.

Ce fut une révélation quasi spirituelle de découvrir que la lumière infrarouge n’est qu’un minuscule exemple de tout ce qui existe dans l’univers et autour de nous sans que nous soyons capables de le percevoir. Nous pensons que la réalité est seulement ce que nous voyons mais en fait, il y a une infinité de vibrations, d’ondes et de radiations que nous ne voyons ni ne sentons et qui sont aussi réelles que notre propre peau… »

Il y a une séquence dans « Les Etreintes brisées » dans laquelle les personnages de Lluís Homar, Blanca Portillo et Tamar Novas vont dîner dans un restaurant dont la spécialité est l’obscurité, c’est-à-dire que les clients y mangent et y boivent dans le noir complet. Les serveurs sont aveugles.
Ce type d’endroit existe. Le premier restaurant de ce genre s’est ouvert à Munich, avec l’idée que les proches de personnes non-voyantes puissent partager avec elles leur repas dans l’obscurité dans laquelle celles-ci mangent et vivent. L’expérience a été abondamment commentée par les médias et Berlin a ouvert un autre restaurant pour aveugles, dans lequel ont commencé à affluer des clients avides de nouvelles expériences. Celui que je connais et dont je me suis inspiré, « Dans le noir », se trouve à Paris et la clientèle est majoritairement composée de gens curieux et intéressés qui cherchent à passer une soirée spéciale.
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Asier Etxeandia, Lluís Homar, Blanca Portillo et Tamar Novas entrent en file indienne dans la salle du restaurant « sans vue ».
© Paola Ardizzoni et Emilio Pereda.


Le phénomène et son expansion m’ont paru intéressants et comme dans mon film il y a un personnage aveugle, j’ai écrit une séquence qui se déroule dans l’un de ces lieux, en respectant le mode de fonctionnement de ce genre de restaurants. J’ai pris comme référence le restaurant de Paris, le seul dans lequel je sois allé personnellement.
Je ne suis pas arrivé à dîner mais j’ai passé un moment dans la salle de restaurant. Je n’ai jamais ressenti une telle obscurité, c’est d’une noirceur absolue, vaporeuse et dense. Ce n’est pas le vide, c’est autre chose. Ce genre d’obscurité est bien plus noir que ce que l’on peut imaginer.

A un moment de la séquence, Tamar Novas explique à Blanca Portillo (sa mère dans le film) l’origine de ces restaurants et termine en lui disant qu’ils sont devenus très à la mode. La mère, déconcertée et au bord de la crise de panique, lui demande et s’interroge elle-même : « L’obscurité, à la mode ? Ça me dépasse. »

UN HOMME DANS L’OBSCURITÉ

« A Man in the Dark », c’est le titre du dernier roman de Paul Auster mais il convient parfaitement au scénario de mon film. En effet, « Les Etreintes brisées » trouvent leur origine (je crois que je l’ai déjà mentionné) dans les longues heures que j’ai passées dans l’obscurité de ma chambre, accablé par des migraines.
Pendant des mois, je n’avais plus à ma disposition que la douleur, l’obscurité et l’imagination. Si je voulais me défendre de la première, il me fallait utiliser les deux autres armes. Il fallait que mon esprit se concentre sur un autre lieu, loin de ma chambre. Comme je ne pouvais ni parler ni lire ni regarder la télévision, je serais celui qui converserait avec moi-même, en mon for intérieur. Ce serait à moi de me raconter des histoires.
J’ai découvert que c’était possible, que je pouvais enchaîner une action à une autre. C’est ainsi qu’est né le personnage de Lluís Homar, un écrivain qui a perdu la vue dans un accident et qui, mu par le désespoir et la lassitude, commence à inventer des histoires. En fin de compte, c’est ce qu’il faisait avant de perdre la vue. Et le fait de laisser courir à nouveau son imagination lui sauve la vie.
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Hommes dans la pénombre. Rubén Ochandiano rend visite à l’écrivain mûr et aveugle avec des arrière-pensées.
© Paola Ardizzoni et Emilio Pereda.

Le pouvoir de l’imagination ne se perd pas dans l’obscurité. L’obscurité ouvre des abîmes insondables autour de notre corps qu’il faut apprendre à éviter, mais elle ouvre aussi des horizons infinis dans lesquels on peut s’abandonner sans retenue.
L’important est de retrouver le désir de participer à sa vie avec les éléments dont on dispose et de les renforcer. (C’est valable pour n’importe quelle douleur). Et c’est ce que fait mon personnage.

Ainsi commençait le premier brouillon du scénario des « Etreintes brisées ». Et ainsi commence plus ou moins le roman de mon cher Paul Auster. (Quand j’ai commencé à écrire ce que vous lisez maintenant, je n’avais lu que le premier chapitre, dans les pages littéraires du journal El País. Aujourd’hui, j’ai lu tout le roman et je vous le recommande chaudement).
De toute façon – et c’est heureux – le début de mon scénario a peu à peu disparu au fil des brouillons successifs. Il n’y a plus d’homme étendu dans l’obscurité de la nuit et du jour, imaginant des histoires pour littéralement tuer le temps. Il aurait été difficile d’expliquer que je ne m’étais pas inspiré du premier chapitre du roman d’Auster, chose par ailleurs impossible parce que l’écriture de mon scénario et celle de son roman ont été simultanées. Mais curieusement, à cette époque, il se trouve que j’ai rencontré plusieurs fois Paul Auster et il est possible qu’il ait mentionné en ma présence des détails sur le sujet de son roman.

On nous avait remis à tous les deux le prix Prince d’Asturies. J’étais dans la dernière ligne droite de ma tournée de promotion pour « Volver » et je pensais reprendre le scénario de « La Peau que j’habite », mon hypothétique prochain film. Cela fait longtemps que je bute sur l’écueil de l’adaptation de cette histoire et je me disais que ce serait bien que je la réécrive avec quelqu’un. Auster me paraissait l’écrivain adéquat mais sa timidité m’a rendu timide à mon tour et je ne voulais pas lui faire une proposition qui risquait d’être embarrassante.

Au cours des trois jours qu’a duré notre séjour à Oviedo, nous avons participé à de nombreux événements, sans compter les dîners et les réceptions. Lors de l’un de ces dîners, alors que nous étions déjà assez éméchés, je lui ai parlé de l’éventualité d’écrire un scénario ensemble. Il m’a dit que ce serait tout à fait compatible avec son emploi du temps. Je pensais mener ce projet à bien trois ou quatre mois après et cela ne me dérangeait pas de me déplacer à New York.
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Paul Auster et moi, fêtant le prix Prince d’Asturies. Oviedo, 2006.
© Pedro Almodóvar.



Juste après la fin de la promotion du film en janvier 2007, je décidais de m’attaquer au problème de mes maux de tête qui s’étaient accentués en 2006. A partir de ce moment-là, pendant que je suivais divers traitements avec un groupe de neurologues, les douleurs se sont aggravées… Finalement, ce qui s’est passé, c’est que durant le premier semestre 2007, j’étais complètement immobilisé par les céphalées et les traitements. Je ne pouvais pas aller à New York ni écrire avec Paul Auster. Néanmoins, chacun de nous, de son côté, écrivait des histoires similaires avec un narrateur dans l’obscurité. Une situation typiquement « austérienne ».

DONNEZ-MOI LA NUIT LA PLUS OBSCURE (Février 2003)

Le 23 février 2003, je recevais à Paris le César du meilleur film étranger pour « Parle avec elle » et le lendemain, je partais pour Londres en train pour assister à la cérémonie de remise des BAFTA, pour lesquels j’étais doublement nominé (Meilleur scénario original et meilleur film de langue non anglaise).

Endormi et étourdi par le manque de repos, je songeais pendant le trajet en train à mon discours de remerciement au cas où je recevrais l’un des deux prix, mais rien ne me venait à l’esprit.
Normalement, je préfère improviser mais quand le discours de remerciement est en anglais, je préfère le préparer un minimum. Je n’y arrive pas toujours car j’ai du mal à m’imaginer recevant un prix quand je suis seulement nominé. Je ne compte jamais qu’on va me remettre le prix à moi et je me sens idiot de préparer un discours de remerciement pour quelque chose qui ne m’appartient pas.

Dans le train, je feuilletais le journal. C’était les jours qui précédaient l’invasion de l’Irak. Les forces américaines étaient déjà dans la région, impatientes de recevoir l’ordre d’attaquer. Les médias spéculaient sur le mode opératoire et sur la date de l’invasion et citaient le climat et la lune parmi les éléments déterminants.

En ce qui concerne le climat, le capitaine Daneker avait déclaré que les Américains étaient « entraînés pour travailler dans les conditions les plus extrêmes » et si les Irakiens pouvaient supporter la chaleur, eux aussi le pourraient. En ce qui concerne le clair de lune, selon les affirmations du même capitaine, les troupes américaines étaient en mesure de lancer une attaque sans le moindre rayon de lune. Selon les analystes de l’époque, (j’aimerais savoir ce qu’ils en pensent aujourd’hui), avec les moyens technologiques dont l’armée américaine disposait, la prise de Bagdad serait pour elle une promenade de santé.

« Donnez-moi une nuit sans lune, donnez-moi la nuit la plus obscure et je vous assure que nous enverrons Sadam et ses hommes là où ils devraient être : en enfer », avait déclaré le capitaine Daneker selon un article d’El País daté du 23 février.
Cette requête aux accents si shakespeariens, en plus de me glacer le sang, me donna une idée pour mon discours de remerciement au cas où l’un des prix me serait remis. Et je les ai remportés, les deux prix pour lesquels j’étais nominé. C’est au moment où l’on me remettait le premier que j’ai lu fébrilement mon discours pacifiste.

« Le cinéma et la guerre sont deux choses très différentes, je dirais même que ce sont deux réalités radicalement opposées. Le corps et l’âme des films, c’est la lumière, même l’obscurité est faite de lumière… »
Après avoir dit cela, j’ai cité le capitaine Daneker « Donnez-moi la nuit la plus obscure, etc.» et j’ai fait le parallèle avec une chanson du génie mexicain José Alfredo Jímenez, intitulée justement « Clair de lune » (Depuis que tu es partie, je n’ai plus eu de clair de lune…), et j’ai ajouté que dans notre culture, l’absence de clair de lune est synonyme de douleur, de solitude et d’abandon de l’être aimé. Et j’ai poursuivi : « Il faut que nous arrêtions cette Armée des Ombres parce que l’obscurité ne nous apportera que douleur, absence, désolation, famine et mort. Et il n’y a rien de plus antinaturel que la mort. »
Cela a été un instant de gloire déconcertant. J’avais probablement été mélodramatique et maladroit, j’étais tellement furieux contre la guerre et tellement emballé de recevoir le BAFTA que je doute qu’on ait compris grand-chose à mon discours. Mais une chose est sûre, j’avais réussi à créer une certaine gêne parmi ceux qui assistaient à la cérémonie. Cela ne devait pas être facile pour les Anglais de comprendre le rapport entre la guerre en Irak et le grand compositeur mexicain José Alfredo Jímenez.

L’OBSCURITÉ ESPAGNOLE

Je viens de lire ceci dans le journal El Mundo du 28 août. Aznar affirme catégoriquement (toutes ses affirmations sont toujours catégoriques) qu’il ne regrette aucunement la photo des Açores avec Bush et Blair.

« Je ne regrette rien car c’est le moment historique le plus important qu’ait connu l’Espagne en deux cents ans ».

C’est inouï la capacité qu’a Aznar à se leurrer et à simplifier l’histoire, se référant aux deux derniers siècles de l’histoire espagnole, deux siècles particulièrement mouvementés puisque deux monarchies ont été renversées, deux républiques ont été fondées et qu’il a fallu endurer deux dictatures (au XXe siècle), de multiples coups d’Etat et une guerre d’indépendance face à l’invasion française…

Aznar oublie également que, malgré tous ces bouleversements historiques, l’Espagne a réussi ces trente dernières années à trouver une stabilité politique grâce à l’avènement de la démocratie. Et que pendant cette période, les citoyens espagnols ont manifesté dans les rues et dans les sondages leur rejet absolu de cette guerre injuste et illégale dont il paraît si fier (90 % de la population a manifesté expressément son rejet). Au moment de la photo des Açores, il n’avait pas le moindre scrupule à représenter un peuple dont il méprisait l’opinion. De la même façon qu’il la méprise aujourd’hui.

Cela fait frémir rétrospectivement de penser que le destin de notre pays était entre les mains d’un individu qui avait une telle idée de lui-même et de l’histoire de l’Espagne.

Dans la même interview, Aznar affirme encore : « Je suis sûr que le PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol] paiera tôt ou tard pour son attitude face aux attentats du 11 mars 2004 et que son terrible manque de loyauté lui coûtera cher. » Dans son monde parallèle, je suppose que « manque de loyauté » équivaut à « refus d’être complice du mensonge ».

Comme August Brill, le personnage principal de « Man in The Dark » de Paul Auster, (un homme âgé, cloué au lit par un accident qui, pour lutter contre les nuits d’insomnie et de solitude, réinvente l’histoire des Etats-Unis et les plonge dans une guerre civile, pour tuer le temps avant qu’il ne le tue), Aznar a inventé un univers parallèle dans lequel il vit, se complaît dans ses élucubrations et prédit des catastrophes. Il a créé un univers et un langage dans lequel il n’y a pas d’équivalent pour le sens commun, l’incertitude ou le doute.
Plongé dans son infinie obscurité morale, Aznar délire sur l’histoire de l’Espagne, particulièrement sur l’époque pendant laquelle il s’en est cru le protagoniste absolu. Tout le monde a le droit de délirer, sauf que ses délires à lui nous impliquent tous. Nous, les autres êtres humains, vivons dans les confins de la réalité et cela nous horrifie que quelqu’un écrive à notre place notre histoire, celle que nous vivons jour après jour, se permettant de la déformer, de la distordre, de la modifier, de la réinventer selon ses caprices et ses intérêts.

L’Histoire ne se réinvente pas. L’Histoire est.
Pedro Almodóvar.
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Demi-Lune
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Demi-Lune »

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SPOILERS. La cinégénie de l'ensemble (ah, la séance photo où Penelope Cruz devient physiquement héritière de toute la magie irréelle du glamour hollywoodien) et la fascination almodovarienne pour la femme et sa psychologie (dans un fétichisme qui me paraît aussi substantiel que celui d'Hitchcock ou De Palma) guident ces Étreintes brisées, sorte de film noir imprégné du souvenir d'une femme follement aimée et de l'énigme d'un passé inavoué.
Avec ses allusions cinéphiles en pagaille, cette œuvre d'Almodovar emprunte plus ou moins à Citizen Kane sa construction, le pseudo de son cinéaste/scénariste (combiné avec le prénom de Welles dans Le Troisième Homme), ses allers-retours temporels et son portrait post-mortem objet d'envoûtement, encore qu'il en inverse la perspective, puisque le magnat jaloux (Charles Foster Kane/Eduardo Martel) importe ici moins que le sort de sa compagne et débitrice (Susan Alexander/Léna) qui ne supporte plus la prison dorée et tutelle qui pèsent sur ses épaules.
Le problème d'Étreintes brisées, à mon sens, c'est de ne pas avoir un "Rosebud", c'est-à-dire plus exactement un fil rouge, de la puissance du film de Welles. Je trouve que l'édifice scénaristique d'Almodovar épuise progressivement le charme vénéneux émanant de l'énigme qu'il a mise en place dans la première partie, avec ses non-dits, ses personnages étranges, ses marqueurs dissimulés d'un passé qu'il semble plus commode de taire. Le grand flash-back qui fait intervenir la magnétique Penelope Cruz (superbement dirigée, elle offre une composition éblouissante qui évoque ce que Woody Allen est capable de faire avec ses muses) enchaîne un peu trop les rebondissements et révélations romanesques pour être réellement à la hauteur du mystère, dont l'élucidation apparaît du coup décevante, comme un soufflé qui retomberait. La puissance légendaire qu'inspirait l'énigme Charles Foster Kane venait de sa complexité psychologique et des témoignages contradictoires qui rendaient finalement malaisée l'identification d'une vérité le concernant ; ici, le portrait de Léna est univoque. Il n'y a pas de mystère la concernant directement, mais dans ce refoulement d'un passé malheureux.
Le problème, c'est que le scénario ne tient pas toutes ses promesses et qu'Almodovar étire méchamment son film, qui apparaît vraiment trop long. Et s'il accouche d'une idée forte, son "Rosebud" à lui - l'ultime image filmée et figée de la femme chérie embrassée avant sa mort -, c'est une idée émotionnellement frustrante, car la cécité du personnage masculin (en cela parallèle à Citizen Kane, où la clé de l'énigme n'était révélée qu'au seul spectateur), qui ne peut que plaquer ses mains sur l'écran froid de son téléviseur, le condamne à un vide très dur. Certes, en remodelant le film qu'il a toujours voulu faire, et par la même, l'image de son amour perdu (syndrome Sueurs Froides, quand tu nous tiens), Matéo/Harry trouve une forme d'apaisement avec lui-même - plonger dans le passé pour tourner la page une bonne fois pour toute -, mais cela reste assez ambigu, et cruel, puisque ce director's cut le liera à jamais à sa femme perdue, ou, plus exactement, à une représentation désincarnée, éphémère, de sa personne. En d'autres termes, c'est de la catharsis qui confine à l'auto-flagellation, comme à la fin de Blow Out où le cinéma devient réceptacle immortel d'un vestige d'un amour disparu.
Comme on le voit, Étreintes brisées est un film assez riche, pas complètement roublard dans ses citations (mise en abyme - y compris du cinéma des 80's d'Almodovar -, œil caméra du Voyeur, etc). Mais un rythme inutilement long et un scénario qui a tendance à tourner en rond affaiblissent l'ensemble, lequel, ne serait-ce que pour le fort pouvoir de séduction de Penelope Cruz, mérite quand même le détour.
Dernière modification par Demi-Lune le 17 déc. 12, 19:10, modifié 2 fois.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Message par riqueuniee »

Un film qui n'est pas mauvais, loin de là, mais que j'ai trouvé un peu trop référencé, au point que ça ressemble parfois à un jeu, du genre "trouvez les allusions à d'autres films". On pourrait les énumérer : le Voyeur, les Hitchock, Audrey Hepburn (à un moment, Cruz est relooké façon Hepburn), les films d'Almodovar (le film dans le fil, imitation de Femmes au bord de la crise de nerfs, et même Belle de jour (avant de devenir actrice, l'héroïne "travaille" façon Deneuve dans le Bunuel, sous le pseudo de Séverine...). Déjà que Volver avait un peu des allures de suite/remake de Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?...
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Message par Watkinssien »

riqueuniee a écrit :Un film qui n'est pas mauvais, loin de là, mais que j'ai trouvé un peu trop référencé, au point que ça ressemble parfois à un jeu, du genre "trouvez les allusions à d'autres films". On pourrait les énumérer : le Voyeur, les Hitchock, Audrey Hepburn (à un moment, Cruz est relooké façon Hepburn), les films d'Almodovar (le film dans le fil, imitation de Femmes au bord de la crise de nerfs, et même Belle de jour (avant de devenir actrice, l'héroïne "travaille" façon Deneuve dans le Bunuel, sous le pseudo de Séverine...). Déjà que Volver avait un peu des allures de suite/remake de Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?...
Ce que tu soulignes est, entre autres, ce que j'adore dans ce film absolument magnifique. C'est un véritable film-somme, mais un film-somme intelligent, qui parle autant du cinéma d'Almodovar autant que celui qu'il a aimé (donc du passé) et une ouverture pleine d'esprit sur une éventuelle bifurcation dans les futurs projets (rappelons que le cinéaste a l'ambition de réaliser un film d'horreur).

Mais au-delà de cela, Étreintes brisées est à prendre également comme un splendide mélodrame autant qu'une réflexion sur sa propre création. Et les comédiens sont vraiment géniaux...
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Message par Demi-Lune »

Watkinssien a écrit :une ouverture pleine d'esprit sur une éventuelle bifurcation dans les futurs projets (rappelons que le cinéaste a l'ambition de réaliser un film d'horreur).
C'est intéressant ce que tu dis, car curieusement, à mesure que le souvenir du film mûrit dans mon esprit, j'ai tendance à me dire l'inverse. :mrgreen: En effet, Étreintes brisées est hanté par l'idée du "figé". Je pense que cela va être un film-clé pour Almodovar, un tournant ; mais dans quel sens ? Par exemple, le personnage de Penelope Cruz semble condamné à être immobilisé, que cela soit par le prisme de la photographie (importante dans le film) qui statufie sa beauté, ou par le prisme du cinéma (la pellicule imprime son image à jamais, et d'ailleurs, la dernière image d'elle, ce "Rosebud", est un arrêt sur image). Léna est également immobilisée dans la mesure où sa situation se révèle en fait un véritable emprisonnement, auquel elle ne peut en fait échapper (et quand elle le fait, elle s'aventure vers une mort certaine). Et je ne saurais dire si l'allusion finale d'Almodovar à ses premiers films, avec Filles et valises, constitue une impasse artistique ou une bifurcation.
Dernière modification par Demi-Lune le 8 mai 11, 11:26, modifié 1 fois.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Message par riqueuniee »

Un film -bilan , peut-être, avant d'aborder d'autres thèmes (d'où l'idée de "bifurcation"). Mais j'ai quand même un peu l'impression d'une impasse artistique . Du moins en ce qui concerne l'inspiration.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Message par Watkinssien »

"Impasse artistique", je ne peux le concevoir : le terme me semble trop fort.


Quand on voit la précision de la mise en scène, l'absence totale de confusion, la manière dont le cinéaste maîtrise complètement le registre des sentiments, dont il "disperse" sa propre personnalité à travers un personnage sincèrement amoureux de son actrice prêt à tout pour la protéger (qu'il soit sauveur à travers l'amant ou d'un genre tyrannique à travers le mari), tout cela détruit, à mon sens, toute notion d'impasse artistique. Au contraire, le cinéaste se livre dans un pur mélo (son genre de prédilection depuis des années) et dans une mise en abîme (un regard sur son oeuvre) et le résultat m'apparaît totalement cohérent et finalement très émouvant.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Message par Demi-Lune »

Watkinssien a écrit :"Impasse artistique", je ne peux le concevoir : le terme me semble trop fort.


Quand on voit la précision de la mise en scène, l'absence totale de confusion, la manière dont le cinéaste maîtrise complètement le registre des sentiments, dont il "disperse" sa propre personnalité à travers un personnage sincèrement amoureux de son actrice prêt à tout pour la protéger (qu'il soit sauveur à travers l'amant ou d'un genre tyrannique à travers le mari), tout cela détruit, à mon sens, toute notion d'impasse artistique. Au contraire, le cinéaste se livre dans un pur mélo (son genre de prédilection depuis des années) et dans une mise en abîme (un regard sur son oeuvre) et le résultat m'apparaît totalement cohérent et finalement très émouvant.
Mmmh.
Avec Mulholland Drive (exemple à considérer toutes proportions gardées, hein, ça ne boxe pas dans la même catégorie pour moi), Lynch a également fait tout ce dont tu parles : précision de la mise en scène, l'absence totale de confusion (enfin, si, c'est confus, mais c'est voulu), maîtrise du registre des sentiments, personnalité dispersée, tout ça... et même hommage au Cinéma. Ça ne l'a pas empêché de s'enferrer plusieurs années après dans INLAND EMPIRE, dont beaucoup disent que c'est le manifeste de son impasse artistique. Et s'il en est arrivé là, à ce cul-de-sac insoluble, c'est peut-être parce que tout Lynch était récapitulé dans Mulholland Drive et qu'il était peut-être arrivé au bout d'une certaine mécanique. C'est l'effet que me fait Étreintes brisées et son repli final sur lui-même, même si je suis loin de maîtriser autant la filmographie d'Almodovar que je ne maîtrise celle de Lynch. Je ne prétends pas avoir raison, c'est mon ressenti. C'est pourquoi je serai très curieux de découvrir son prochain film, La peau que j'habite. :wink:
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Message par Watkinssien »

Demi-Lune a écrit :
Watkinssien a écrit :"Impasse artistique", je ne peux le concevoir : le terme me semble trop fort.


Quand on voit la précision de la mise en scène, l'absence totale de confusion, la manière dont le cinéaste maîtrise complètement le registre des sentiments, dont il "disperse" sa propre personnalité à travers un personnage sincèrement amoureux de son actrice prêt à tout pour la protéger (qu'il soit sauveur à travers l'amant ou d'un genre tyrannique à travers le mari), tout cela détruit, à mon sens, toute notion d'impasse artistique. Au contraire, le cinéaste se livre dans un pur mélo (son genre de prédilection depuis des années) et dans une mise en abîme (un regard sur son oeuvre) et le résultat m'apparaît totalement cohérent et finalement très émouvant.
Mmmh.
Avec Mulholland Drive (exemple à considérer toutes proportions gardées, hein, ça ne boxe pas dans la même catégorie pour moi), Lynch a également fait tout ce dont tu parles : précision de la mise en scène, l'absence totale de confusion (enfin, si, c'est confus, mais c'est voulu), maîtrise du registre des sentiments, personnalité dispersée, tout ça... et même hommage au Cinéma. Ça ne l'a pas empêché de s'enferrer plusieurs années après dans INLAND EMPIRE, dont beaucoup disent que c'est le manifeste de son impasse artistique. Et s'il en est arrivé là, à ce cul-de-sac insoluble, c'est peut-être parce que tout Lynch était récapitulé dans Mulholland Drive et qu'il était peut-être arrivé au bout d'une certaine mécanique. C'est l'effet que me fait Étreintes brisées et son repli final sur lui-même, même si je suis loin de maîtriser autant la filmographie d'Almodovar que je ne maîtrise celle de Lynch. Je ne prétends pas avoir raison, c'est mon ressenti. C'est pourquoi je serai très curieux de découvrir son prochain film, La peau que j'habite. :wink:
Ce que tu dis est intéressant.

Cependant, Almodóvar est en train d'entrer dans une phase plus prolifique, revenant à un rythme de travail qu'il avait dans les années 80. On verra si c'est pour le pire ou le meilleur... Le sujet de La peau que j'habite est très tordu, je suis impatient également de le découvrir... En tout cas, ce ne sera pas du tout un mélo...
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