Etreintes brisées (Pedro Almodovar - 2009)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Phnom&Penh
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Phnom&Penh »

Nestor Almendros a écrit : C'est une impression personnelle (de vieux conservateur aigri? ) qui ne me semble pas fausse, j'ai parfois l'impression en voyant la 1ère page du topic "classiques d'aujourd'hui", d'être sur un dérivé de Devildead ou Mad Movies, pour tout dire. Pour un forum de "cinéphiles", je trouve que ça limité.
C'est l'âge :mrgreen:

Sinon, Almodovar est un grand cinéaste cinéphile et c'est d'autant plus important qu'il voulait faire du cinéma depuis toujours, qu'il n'y avait pas d'école et qu'il a du bosser pas mal d'années avant de pouvoir s'y mettre. Les films sont donc le seul moyen qu'il avait d'"apprendre le cinéma".

Dans l'entretien ci-dessous (3 pages), il revient sur la sortie d'Etreintes brisées et sur toutes ses influences cinéphiles:

Pedro Almodovar, Les Inrocks
"pour cet enfant devenu grand, le cinéma et la femme sont restés deux notions absolument inséparables", Chris Marker

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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Miss Nobody »

J'aime beaucoup le cinéma d'Almodovar et je vais tâcher d'aller voir ces étreintes brisées ce soir.

Mais bon dieu, l'affiche est d'une laideur... :?
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Boubakar
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Boubakar »

Miss Nobody a écrit :J'aime beaucoup le cinéma d'Almodovar et je vais tâcher d'aller voir ces étreintes brisées ce soir.

Mais bon dieu, l'affiche est d'une laideur... :?
Est-ce ça, indépendamment de sa qualité cinématographique, qui fait que le film marcherait très mal pour du Almodovar ?
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Phnom&Penh
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Phnom&Penh »

Miss Nobody a écrit :Mais bon dieu, l'affiche est d'une laideur...
Je pense que c'est un hommage à Andy Wahrol:
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Mais bon, on n'est pas obligé d'aimer l'affiche pour ça :wink:

Attention, sans spoileriser vraiment le film, j'évoque pas mal de scènes clés!

Los Abrazos rotos

Pedro Almodovar a la chance d’être un des grands cinéastes mondiaux auxquels les succès passés ont permis de toujours parfaire leur style et approfondir leur monde de création. Almodovar a toujours su se questionner et prendre le temps de laisser mûrir ses projets avant de les aborder quand il s’y sent près. C’est ainsi que le projet de Volver (2006) était déjà subtilement annoncé dans La Fleur de mon secret (1995). Il réalise une œuvre toute personnelle mais ne se fige jamais. Ainsi, ce cinéaste qui n’a rien d’un réalisateur politique, mais qui, en revanche, sait très finement observer l’évolution de son pays et de ses concitoyens, trouve toujours l’inspiration dans son pays, l’Espagne, mais sait aussi évoluer au gré de l’évolution de son pays.

Après le grand succès de Tout sur ma Mère (1999), qu’on peut voir comme un accomplissement de tout le chemin parcouru depuis ses débuts, Pedro Almodovar avait, petit à petit, adopté des thèmes plus sobres, recherché la perfection de la mise en scène avec Parle avec elle (2002), était revenu sur un cinéma plus baroque mais aussi plus intime avec La Mauvaise Education (2004) et avait finalement lié tout cela avec Volver (2006).

Volver était un film intime dans lequel il évoquait la Mancha, sa province d’origine, présentait des personnages de femmes, certes hauts en couleurs, mais des femmes comme on peut en croiser tous les jours…Sans jamais aborder le thème frontalement, il revenait aussi sur son enfance et le franquisme par le thème symbolique de l’inceste. Dans Volver, Almodovar donnait l’impression de chercher ce qui, dans la conscience de ses compatriotes, restait de cette époque pas encore si lointaine, mais évaporée par l’évolution économique considérable que le pays avait vécu durant les vingt-cinq dernières années.
Il restait un passé enfouie mais aussi la famille, les liens de filiation et les liens d’amitié, qui permettaient au pays de faire corps, d’oublier le passé et de trouver l’énergie d’affronter le futur, dans un contexte qui devenait chaque année plus dur. C’est en 2004 que les espagnols ont commencé à s’interroger sur le futur alors que la croissance économique commençait à s’enrayer, que l’endettement privé augmentait, que les salaires, encore bas, stagnaient. On parlait aussi de la situation des femmes, dans ce pays où le machisme est encore souvent la norme dans le monde du travail, tandis que les statistiques concernant le nombre de femmes battues montraient que le problème était récurrent et national. Volver restait un beau film d’espoir, un grand film féminin qui conservait l’énergie de vouloir s’en sortir.

La crise économique a véritablement touché l’Espagne à la fin de 2007 et Etreintes brisées est contemporain de la remise en question qui en a été consécutive. Le film se déroule à notre époque, en 2008, tout en revenant par de longs flash-backs, d’abord en 1988, puis sur le tournage d’un film, en 1994. Ce n’est pas un hasard si, avec Ernesto Martel (José Luis Gomez), Almodovar campe, à l’époque de leur triomphe dans les années 90, l’un de ces "hombres de negocios", souvent issus de la classe des petits industriels du franquisme, propriétaires de sociétés familiales, à qui l’ouverture économique de leur pays a permis de devenir de véritables tycoons, notamment dans le secteur de l’immobilier, alors que le film se passe en 2008, époque à laquelle ce secteur s’est effondré et plombe le pays.
En 1988, Ernesto Martel, symbole de cette classe prend le marché de la construction du métro de Caracas, travaille en haut d’une belle tour de verre, est au sommet de la réussite et manipule sa secrétaire pour en faire sa maîtresse. Lena (Pénélope Cruz), à la fois fantôme et femme fatale, n’est pas une innocente et, sous le prénom de la Séverine de Belle de Jour, se prostitue occasionnellement. Mais le personnage de Bunuel était motivée par des raisons ambigües tandis que Lena l'est par le besoin d'argent. Lena se vend finalement à Ernesto Martel pour soigner son père et y gagne une ascension sociale fulgurante. Son histoire sera celle d’une femme qui s’est vendue à un homme d’affaire en croyant conserver sa liberté de fuir, notamment par le cinéma.
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Etreintes brisées est un film noir mais, par la façon dont il introduit son personnage principal, Mateo Blanco / Harry Caine (Lluis Homar), Pedro Almodovar montre que la vie, c’est d’abord le plaisir et l’espoir. Mateo Blanco, réalisateur promptement déchu est devenu le scénariste aveugle Harry Caine. C’est par une joyeuse et gratuite scène de sexe entre deux partenaires qui ne se reverront pas que Pedro Almodovar nous montre que son univers est encore présent et que Mateo Blanco n’est pas un mort en sursis mais bien un homme blessé qui a choisi de vivre et de profiter de la vie jusqu’au bout.
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Dans cette période de repli sur soi, Almodovar réalise un grand film d’amour sur le cinéma, comme s’il se concentrait sur l’essence de son imaginaire pour y puiser les thèmes de son œuvre à venir, au milieu des références et des hommages au cinéma qu’il aime. Imprégné de sa culture cinématographique, il nous donne l’impression que chaque plan du film est une référence au cinéma de son passé. C’est un cinéaste en pleine maturité qui réalise Etreintes brisées et Almodovar connaît les dangers de la référence trop appuyée et de l’auto-citation. Ainsi, s’il choisit que le film que Mateo Blanco réalise en flash-backs en 1994 soit un remake de Femmes au bord de la crise de nerfs, il nous montre beaucoup plus le réalisateur au travail, au milieu de son équipe et de ses acteurs, que des scènes du film en question, même s’il se laisse quelquefois aller au plaisir de la parodie.
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Si Volver changeait de ses films précédents par les personnages qui y évoluent, Etreintes brisées est un film audacieux en ce que Pedro Almodovar y change son esthétique. Avec des dominantes de blanc, de noir et de rouge carmin, il signe un film dur et tranchant qui ne s’atténuera que dans les paysages mélancoliques et sombres de l’île volcanique de Lanzarote. On y trouve aussi un très grand nombre de peintures, dont les revolvers warholiens de l’intérieur de la maison d’Ernesto Martel, qui sous-entendent que la fortune de ce dernier est basée sur le pouvoir et la violence. Nous retrouverons d'ailleurs les revolvers dans l'appartement de son fils, après la mort d'Ernesto, comme une partie de l'héritage.
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Les rappels de différents films et cinéastes y sont nombreux, mais c’est l’évocation du couple statufié de la Pompéi de Voyage en Italie de Roberto Rossellini qui revient par deux fois, de façon centrale.
La première évocation est terrible. Ernesto Martel sent qu’il perd Lena qui est tombé amoureuse du réalisateur Mateo Blanco. Il la force à partir en week-end avec lui à Ibiza. Ainsi que Lena le rapportera plus tard à Mateo, "ce monstre a passé quarante-huit heures sur moi". Nous voyons un plan sur deux personnes qui font violemment l’amour sous des draps blancs, sans savoir encore vraiment s’il s’agit de Lena et Ernesto (la scène précédente montrait Lena et Mateo faisant l’amour pour la première fois et le passage d’une séquence à l’autre est brutal). Les draps se tirent sur les visages des deux personnes, en faisant deux statues en mouvement. Puis Lena s’échappe du lit et court vers la salle de bain où elle vomit avec sécheresse son état de femme vendue, qu’elle ne supporte plus. Elle revient dans la chambre et Ernesto est figé, comme mort, dans une posture grotesque.
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Elle s’assied, pensive, au bord du lit et allume une cigarette. S’imagine t-elle enfin libre ? Savoure t-elle un premier moment de liberté ou, au contraire, se dit-elle que c’est trop beau pour être vrai ? Son visage n’exprime rien. Puis Ernesto sort de sa léthargie et la saisit, comme un mort revenu à la vie et qui jamais ne partira. Il jouait et la testait, elle est toujours prisonnière et il ne la libérera pas.
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La seconde évocation est toute en douceur. Après avoir été jetée dans un escalier, puis battue, Lena a fuit Ernesto et s’est réfugiée avec Mateo sur l’île de Lanzarote. Les deux amants regardent le film de Rossellini à la télévision, se pelotonnent l’un contre l’autre et photographient cet instant de bonheur figé. Ce n’est que plus tard que la violence brisera définitivement l’étreinte.
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Les révélations, les secrets longtemps cachés sortiront peu à peu et ce film est d’une richesse thématique fabuleuse. Pedro Almodovar adore raconter des histoires, et, avec son héros scénariste, s’en donne à cœur joie. Il y a l’histoire du film, l’histoire du film réalisé en 1994 et les débuts d’histoires que Harry Caine / Mateo Blanco invente avec son assistant, Diego Garcia (Tamar Novas) : l’émouvante histoire de Daniel, le fils d’Arthur Miller et l’hilarante ré-invention de Twilight en version gore et porno.

Au début du film, nous apprenons la mort d’Ernesto Martel et c’est ainsi que l’intrigue commence. La violence de la fin de Lena, la monstrueuse façon dont Ernesto dénature le travail de Mateo, ce personnage tout simplement profondément odieux montre bien comment Pedro Almodovar s’interroge encore sur les fantômes du passé espagnol et la façon dont le pouvoir militaire s’est mué en pouvoir financier sans changer grand-chose de sa nature véritable.
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Film d’une époque trouble, Etreintes brisées est le constat d’une société qui se voulait réconciliée et qui se découvre trahie à nouveau. Le film est triste, nostalgique, mais plus moderne que les précédents, ainsi que le générique, très travaillé mais ne recherchant pas la beauté nous le montre au départ. A la fin d’ Etreintes brisées, Mateo Blanco monte le film de son passé et c’est l’art et le travail qui réconcilient les protagonistes. La vie continue à gagner dans le cinéma d’Almodovar.
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Ce que le film perd un peu des audaces de personnages et de dialogues de l’univers classique d’Almodovar, il le gagne en audace de forme. J’ai en tout cas été profondément séduit et Etreintes brisées est probablement devenu mon Almodovar favori avec Tout sur ma Mère.
Dernière modification par Phnom&Penh le 24 juil. 09, 02:04, modifié 1 fois.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Miss Nobody »

Belle critique! :o
La mienne dort à l'état d'ébauche dans mon ordinateur. J'essaierais de la poster quand j'aurais plus de temps, c'est à dire ce week-end. J'ai moi aussi été très agréablement surprise par ce nouvel Almodovar, qui me marque bien plus profondément (et certainement durablement) que son précédent "Volver".

Je ne peux m'empêcher de le conseiller vivement à tous les forumeurs encore sceptiques!
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Boubakar »

Miss Nobody a écrit :Je ne peux m'empêcher de le conseiller vivement à tous les forumeurs encore sceptiques!
Même à ceux qui n'ont jamais vus un seul film de Almodovar ?
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Miss Nobody »

Boubakar a écrit :
Miss Nobody a écrit :J'aime beaucoup le cinéma d'Almodovar et je vais tâcher d'aller voir ces étreintes brisées ce soir.

Mais bon dieu, l'affiche est d'une laideur... :?
Est-ce ça, indépendamment de sa qualité cinématographique, qui fait que le film marcherait très mal pour du Almodovar ?
Outre son aspect warholien foiré, je trouve qu'elle donne surtout l'impression d'un film à peu près similaire à Volver (et pas forcément meilleur). On y voit encore une fois Pénélope Cruz en gros plan et dans le style et les couleurs, l'affiche est assez semblable... tout ça n'encourage pas forcément les spectateurs à se déplacer, et ils ont bien tort!
"Etreintes brisées" est en effet complètement différent de son prédécesseur, tant au niveau de l'intrigue, des centres d'interêt et de son esthétique, et, à mon avis, bien meilleur.
Boubakar a écrit :
Miss Nobody a écrit :Je ne peux m'empêcher de le conseiller vivement à tous les forumeurs encore sceptiques!
Même à ceux qui n'ont jamais vus un seul film de Almodovar ?
Pourquoi pas...
Mais ça ne me semble quand même pas être le commencement le plus judicieux puisqu'Almodovar y a clairement mis une grande partie de lui-même (en tant que réalisateur) et qu'il est agréable d'y retrouver un doux mélange de nombre de ces films (y compris dans une autocitation amusante à la fin).
Après, je ne suis pas certaine que ça puisse t'empêcher d'apprécier.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Phnom&Penh »

Miss Nobody a écrit :Belle critique!
Merci, Miss :wink:
Miss Nobody a écrit :Outre son aspect warholien foiré, je trouve qu'elle donne surtout l'impression d'un film à peu près similaire à Volver
C'est pas tant pour défendre l'affiche en question, c'est juste pour préciser que plus que l'affiche, c'est l'effet qui a été foiré. Ils ont choisi, pour la sortie française de ne prendre qu'une affiche, et en plus celle qui est la plus "normale" (ce qui est logique s'il n'y en a qu'une).

En Espagne, il y a trois affiches en même temps:
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L'effet Wahrol est donc évident, et c'est tout de suite plus sympa, non :) ?

Sinon, un autre truc qui est un peu perdu. Mais là, c'est normal, il faut bien traduire. Etreintes brisées, ce n'est que la moitié de la signification du mot, celle de l'étreinte amoureuse. Une affiche qui indique Los Abrazos rotos, en premier lieu, on pense immédiatement à la signification quotidienne du mot, celle de l'accolade, façon courante de se dire bonjour, dans tous les milieux, à tous les âges. En gros, abrazar, c'est plus serrer dans ses bras qu'étreindre. Même si je reconnais que c'est assez synonyme, je trouve que ça rend le titre encore plus triste et général qu'en français.
"pour cet enfant devenu grand, le cinéma et la femme sont restés deux notions absolument inséparables", Chris Marker

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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Miss Nobody »

Les étreintes brisées

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« Les étreintes brisées » est un très beau film, différent de ce à quoi je m'attendrais de la part d'Almodovar car beaucoup plus lent et plus sobre qu'à l'habitude. Le réalisateur gère néanmoins parfaitement ce léger virage. Dans une intrigue complexe qui voyage dans le temps, où le passé et le présent se juxtaposent en premier lieu pour mieux se fondre au final, il maîtrise très bien les différentes ruptures de ton.
Almodovar a laissé de côté les thrillers dynamiques et bariolés, l'immoralité, les excentricités et les perversions pour livrer une oeuvre plus sincère, un peu bancale certes, mais très touchante, qui mélange les genres et qui s'approche au plus près de l'univers artistique, du cinéma, de ceux qui sont devant la caméra et de ceux qui la tiennent. Cependant, son style n'est nullement mis à mal. On le retrouve au contraire par petites touches admirables et on a l'impression au final qu'il s'agit d'un oeuvre infiniment personnelle.
L'Espagne y rugit une nouvelle fois de toutes ses couleurs, son caractère, et sa culture, l'amour y est toujours aussi exacerbé, passionné et violent, et la femme, les femmes, y sont encore à l'honneur. Notons néanmoins que c'est cette fois un homme, un cinéaste, handicapé, tourmenté, à la fois mort (depuis un terrible accident) et vivant (la première scène, érotique à souhait, en témoigne), qui est au centre de l'intrigue. On y retrouve également, et pour notre plus grand plaisir, des scènes d'amour et de sexe de toute beauté (ce qui semble définitivement être une marque de fabrique du réalisateur, qui ne cesse pas de magnifier l'amour et la chair dans ses films). Les amoureux s'étreignent avec une passion rarement aussi bien exploitée au cinéma et troublante de réalisme. Sourire béat ou nausée insoutenable, le sentiments et les sensations suintent des peaux nues et des étreintes fougueuses avec une majesté inégalée.
Quant à Pénélope Cruz, la nouvelle muse du réalisateur, elle est dans ces "Etreintes Brisées" tout à fait magnifique: craquante quand on la transforme en Audrey Hepburn, sensuelle en actrice déterminée, émouvante en femme amoureuse. Elle est à mon goût bien meilleure actrice que dans « Volver ». Le visage marqué de ses cernes naturelles et de ses premières rides, elle rayonnante de simplicité et de féminité. La Pénélope du tapis rouge et d'Hollywood s'est définitivement échappée de son enveloppe: l'actrice vit son personnage, ça se voit et c'est un vrai plaisir.

Le film vieilli très bien dans mon esprit... beaucoup mieux que son prédécesseur, plus abouti peut être, mais moins touchant et vite oublié. J'en garde le souvenir ému d'un film plein de vie, d'amour et de cinéma.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par MrDeeds »

Pedro Almodovar est un cinéaste qui se bonifie avec le temps.
Si l'on excepte La Mauvaise education, film intéressant mais inutilement complexe et boursouflé, les dernières oeuvres du cinéaste espagnol associent d'immenses qualités de scénario, de mise en scène et de direction artistique à des thématiques singulières et en font un cinéaste de premier plan en Europe. C'est un auteur sensible et profond, doublé d'un créateur de formes originales et il livre dans son oeuvre quelques unes des scènes les plus émouvantes du cinéma contemporain (dont la tendance générale est plus à la distanciation ou, à l'inverse, à une imitation du style documentaire).

Personnellement, je reste assez insensible à ses premiers films (période movida avec provocations en tout genre), j'aime bien des films comme Attache-moi, Femmes au bord de la crise de nerf ou En chair et en os mais c'est la dernière période du cinéaste qui en fait, à mes yeux, un auteur de premier ordre. Pour faire simple, Tout sur ma mère, Parle avec elle, Volver et enfin Etreintes brisées , films plus personnels et débarassés des outrances passées (drogue, travestissements et kitsch) sont des chefs-d'oeuvre et je suis surpris que ce cinéaste remporte si peu de suffrages dans ce forum hautement cinéphile (il est d'ailleurs beaucoup cité dans "les cinéastes que les autres aiment mais pas vous" du questionnaire télérama). A la fois portrait d'une femme passionnée et hommage mélancolique et mortifère au cinéma, Etreintes brisées est un film presque parfait.

Comme souvent chez Almodovar, le scénario (qu'il écrit toujours seul) est habile, multipliant les époques et les intrigues secondaires. Cependant, les pistes multiples mènent à une résolution simple mais très émouvante. Pour y arriver, le cinéaste met bout à bout des saynètes assez disparates qui finissent par tisser le portrait de trois personnages principaux : l'actrice passionnée, le réalisateur mélancolique et l'assistante rongée par le regret et le désir étouffé. Ce dernier personnage est très intéressant car il finit par se libérer de tous ses vieux démons. A travers ces personnages, Almodovar parle d'amour, des choix heureux ou malheureux que l'on fait dans sa vie mais surtout du cinéma et des images. De plus, le scénario est ponctué de scènes géniales, portées par des idées brillantes : le dévoilement de la tromperie à travers des films muets post-synchronisés par une personne qui lit sur les lèvres, la scène de sexe violente sous les draps qui transforme un couple en fantômes ou le magnifique plan de deux mains qui caressent un écran diffusant une étreinte passée...

Pour ce qui est de la forme, le cinéaste imprime là encore sa singularité sur l'écran. Les séquences du film sont très différentes les unes des autres, comme si chaque moment de l'histoire devait porter son propre style. Quelques exemples : la scène de séduction qui introduit le film est surprenante, à la fois drôle et sensuelle ; les scènes entre Pénélope Cruz et le riche producteur dans la maison de ce dernier distillent une ambiance noire et presque fantastique, digne des meilleurs giallos ; les scènes à Lanzarote sont apaisées et comme irréelles ; le film dans le film ( brillante autoparodie, pastiche de Femmes au bord de la crise de nerf) sont colorées et bavardes... Le choix des décor contribue à cette réussite formelle : l'appartement du cinéaste encombré de DVD, de livres et des bibelots placés par son assistante révèlent parfaitement que les personnages ont unpassé riche ; l'île de Lanzarote battue par les vents est hautement cinégénique ; la demeure de Martel, avec ses grands escaliers, sa nature morte géante derrière la table et ses tableaux contemporains est stupéfiante...

Et puis, il y a Penelope Cruz et ça, ce n'est pas rien !!!!! Je ne la voyais pas comme une grande actrice mais, en plus d'être incroyablement belle, elle dévoile une palette formidable, laissant le cinéaste la transformer à sa guise, passant d'une émotion à une autre avec une très grande crédibilité... C'est vraiment saisissant : le film dans le film la transforme en Audrey Hepburn grâcile, les scènes avec Martel la montre rongée par le dégoût et les scènes où elle le quitte la révèle farouche et volontaire. Almodovar est un grand directeur d'acteurs.

Enfin, je m'inscris en faux contre ceux qui trouvent l'affiche laide. Almodovar choisit personnellement ses affiches et celle-ci est, comme toujours, simple mais très graphique, proche du pop-art. Les affiches de Tout sur ma mère, de la mauvaise éducation ou de Volver étaient également des grandes réussites : elles sont inimitables et témoignent du soin que le réalisateur apporte à chaque étape de la conception de ses films.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par lowtek »

Je suis d'accord: Almodovar est un cinéaste essentiel de notre époque, qui est parvenu à s'extraire d'une forme un peu potache et outrancière pour gagner en subtilité et profondeur. Contrairement à des cinéastes de sa génération, aux univers très marqués (même s'ils cultivent des imaginaires totalement différents, comme Burton par exemple), Almodovar a su rester le cinéaste d'une oeuvre vivante, mobile et sensuelle. Non pas un cinéaste gardien d'une certaine cinéphilie (encore une fois comme Burton ou encore Tarantino), mais un cinéaste prospectif qui puise dans la vie même pour nourrir ses films. Il est d'autant plus touchant que ses films sont loin d'être des films purs: ce sont au contraire des films qui absorbent une multitude de choses, adoptent une multitude de directions parfois contradictoires. C'est encore le cas d'Etreintes brisées qu'on pourra juger brouillon ou digressif, mais ces digressions dénotent la grande liberté d'un cinéaste qui ne se refuse rien et essaye toujours, quitte à affaiblir son intrigue principale en la noyant dans une multitude d'intrigues secondaires et superfétatoires. Almodovar est peut-être l'un des derniers grands ornementalistes d'une époque qui prône plutôt le minimalisme et l'assèchement. La preuve en est que même dans ses passages les plus référentiels (voire auto-référentiel) Etreintes brisées demeure toujours un film vitaliste et sensuel.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Joe Wilson »

Au contraire de Volver, qui trouvait sa richesse dans la description minutieuse d'un quotidien, dans l'exigence d'une simplicité...Etreintes brisées dévoile immédiatement une forme d'artificialité, de théâtralité pleinement assumée.
Il s'agit de son film le plus exubérant d'un point de vue plastique, à travers l'expression des violents contrastes de couleur, reflets d'une démesure.
Car la mise en scène d'Almodovar se nourrit ici d'obsession cinéphile...tout, dans ce récit à tiroirs, est une question de regard, convoque la puissance de l'image...son pouvoir destructeur puis rédempteur. Mais loin d'être une vitrine à citations, Etreintes brisées marque par sa vitalité et son énergie. Et comme Phnom&Penh l'évoque dans sa critique, il s'agit encore d'une peinture de l'Espagne, avec ses ombres et ses non-dits.
Il se dégage pourtant du film une sérénité...impression dominante dans les derniers Almodovar, même si celui-ci se singularise par son ampleur et son exagération. Pourtant, l'ensemble doit s'achever avec un apaisement enfin perceptible (le cinéaste regardant systématiquement de loin la première partie de sa carrière qui, bien qu'outrancière et bancale, s'est souvent révélée passionnante par ses thèmes et ses angoisses).
Etreintes brisées émeut donc par l'envie de cinéma qui s'y exprime...le film n'est pas sans défauts : les allers-retours pénalisent parfois le rythme, le style s'avère aussi un peu forcé, à la limite d'un trop-plein.
Mais Almodovar insiste toujours sur une vérité des sentiments, une recherche d'absolu. Le personnage de Penelope Cruz, à la fois icône inaccessible et femme face à ses blessures, en est le reflet le plus limpide.
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Spike »

lowtek a écrit :
MrDeeds a écrit :Pedro Almodovar est un cinéaste qui se bonifie avec le temps.
(...) Tout sur ma mère, Parle avec elle, Volver et enfin Etreintes brisées , films plus personnels et débarassés des outrances passées (drogue, travestissements et kitsch)
Almodovar est un cinéaste (...) qui est parvenu à s'extraire d'une forme un peu potache et outrancière pour gagner en subtilité et profondeur.
Je ne suis ni un spécialiste, ni un adorateur de l'ensemble de l'oeuvre d'Almodovar, mais à la vision de Volver (que j'ai beaucoup aimé au demeurant) et de la B.A. d'Étreintes brisées, j'ai eu l'impression qu'Almodovar faisait "du Almodovar". C'est-à-dire, qu'il avait compris ce que le public / la critique aimait dans ses films (Penélope Cruz ; le côté dramatique ; une intrigue "déstructurée", mais pas trop ; une pointe de décalage/fantastique/mélange fiction-réalité, mais pas trop ; ...) et avait supprimé tout ce qui n'était pas apprécié/était considéré comme dérangeant ("drogue, travestissements et kitsch"). En résulte pour Volver un très bon film, mais qui semble "adouci", dont on a l'impression que le réalisateur a "arrondi les angles", ... Une version "grand public", en somme.

Ce qui m'inquiète, c'est que ça pousserait Almodovar à refaire éternellement le même film, mais de moins en moins bien...

Un peu comme David Lynch avec Mulholland Drive (une grosse louche de Blue Velvet et une pincée d'Eraserhead, formule déjà éprouvée dans Twin Peaks et Lost Highway).
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par Phnom&Penh »

Spike a écrit :et avait supprimé tout ce qui n'était pas apprécié/était considéré comme dérangeant ("drogue, travestissements et kitsch").
Je crois que le public, "son" public, en tout cas, appréciait beaucoup cela aussi.

Je pense au contraire qu’il recherchait un nouveau départ et qu’il est en train de le trouver. Le côté "underground et hispaniseries" de son cinéma avait atteint son apogée avec Tout sur ma Mère et on peut dire qu’il en avait quand même bien fait le tour.
Avec Etreintes Brisées, il développe un thème qui était jusqu’ici souterrain dans son cinéma, et qui reste d’ailleurs encore sous-jacent, mais qu’il indique plus précisément dans les déclarations et interviews, la fin du franquisme, ou plutôt sa dissolution sans véritable fin.

On peut évidemment trouver que ça commence à bien faire et que depuis trente ans que c’est terminé, on pourrait passer à autre chose. Mais d’une part, cela fait partie de son univers (ne pas oublier qu’il a commencé à travailler comme cinéaste assez tardivement et en autodidacte à cause du régime), d’autre part, ce n’est pas faux de penser que le sujet n’a jamais été véritablement abordé. Non pas le sujet du franquisme, mais de ce qu'il en reste aujourd'hui.

Avec des taux de chômage à nouveau très élevés, une protection sociale très minime, un milieu du travail encore souvent très patriarcal, la situation des femmes reste difficile en Espagne. Avec la crise économique qui sévit de façon beaucoup plus sévère que dans le reste de l’Europe de l’Ouest, ce qui semblait devoir disparaître ou être en progrès redevient un énorme problème. Dans Etreintes Brisées, Almodovar s’attaque très bien au sujet de la condition féminine en Espagne, qu’il aborde sur le plan des violences physiques comme de la violence économique.

Bien sûr, on peut y voir le fruit du légendaire "machisme" espagnol ou du libéralisme économique, plus que l’ombre du franquisme. Mais, dans la réalité comme dans le film d’Almodovar, si on mêle ce thème à celui du pouvoir économique du pays, on a un panorama assez juste d’une partie de la société qui est parvenue à conserver des formes de pouvoir qu’on imaginait d’un autre âge.

Dans Volver, film d’avant crise, on voyait bien ce qui permettait à la société espagnole de rester optimiste : les liens familiaux et amicaux, la fraternité, la convivialité. Etreintes Brisées, outre son titre, est le premier film d’Almodovar où il n’y aucune scène conviviale, hormis celle, pas très gaie, de la confession de Judit à coup de gin-tonics.

Le film fourmille d’autres thèmes mais je pense que l’aspect politique est central et c’est la première fois qu’Almodovar aborde le sujet presque franchement (le thème femmes battus / société patriarcale est central ici, mais il était déjà souvent présent, dès Pepi, Luci, Bom…).

Il paraît que son prochain film aurait pour sujet la guerre d’Espagne. Ce serait assez original par rapport à sa filmo, mais à mon avis, tout à fait dans la logique du chemin qu’il suit en ce moment. En plus, dans Etreintes Brisées, il fait aussi beaucoup évoluer l'aspect purement artistique. On peut ne pas aimer, mais voire cela comme "refaire le même film", c'est, à mon avis, une erreur grossière.
Bref, n'en reste pas à la BA et à la lecture de quelques critiques en mal d'imagination qui nous refont le coup de l'artiste qui n'a plus rien à dire et qui tourne en rond :wink:
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cinephage
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Re: Etreintes brisées (Pedro Almodovar, 2009)

Message par cinephage »

Pour moi, il faut remonter à la fleur de mon secret pour voir Almodovar prendre du recul par rapport à son style "movida"...

J'y vois moins un calcul qu'une démarche artistique visant à sortir d'une ornière : il était arrivé à un point où le risque de redite était fort (certains lui reprochaient sur ses films d'alors de se répéter), et il a eu le courage de tenter de changer de style (moins provoc' et rentre dedans), et de thématique (sans renoncer pour autant à ses préoccupations). Il a également eu le talent nécessaire pour y parvenir.
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
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