Beaucoup de ses films sont très beaux, on en trouve d'ailleurs quelques uns en DVD zone 2. Voici d'ailleurs un interview de Chahine au sujet du quatrième film de la "série" Alexandrie. C'est un tantinet agressif sur les Etats-Unis mais ça devrait pas trop choquer, Chahine n'avait pas sa langue dans sa poche.
- Youssef Chahine plus que jamais face à lui-même
Avec Alexandrie. New York, Youssef Chahine évoque sa jeunesse, faisant un bilan sur la situation actuelle du monde. Avec une belle vitalité.
Après sa trilogie délibérément autobiographique, Alexandrie pourquoi (1978), la Mémoire (1982) et Alexandrie encore et toujours (1989), Youssef Chahine revient sur ses origines alexandrines et son amour déçu pour son rêve américain, bravant, tel un funambule, les censures de tous bords. À soixante-dix-huit ans, le maître du cinéma égyptien évoque dans Alexandrie. New York, présenté au dernier Festival de Cannes dans la section Un certain regard, sa jeunesse californienne, son désir fou de spectacle et de musique, ses amours et revisite une carrière de près de cinquante-cinq ans.
Le fait d’être né dans les années vingt à Alexandrie, ville alors multiculturelle, vous a-t-il marqué pour la vie ?
Youssef Chahine Alexandrie était une ville culturellement riche où je n’ai jamais entendu prononcer le mot " haine ". C’est une des raisons pour lesquelles j’ai tourné Alexandrie. New York. Je voulais rappeler le temps où j’aimais l’Amérique avec un film d’amour. Comme une déclaration d’amour à un pays où j’ai tant d’amis. Le 11 septembre 2001, j’ai souffert pour eux. Je ne peux pas extirper de mon corps l’amour que j’ai pu avoir pour des êtres que j’ai connus lorsque j’avais dix-sept ans, qui m’écrivent toujours et ne sont pas complètement dépolitisés comme la plupart des Américains. Bush a acheté sa place de président. C’est un tricheur, un menteur sans aucun charisme, qui emploie toujours les quinze mêmes mots. Il décide de qui est terroriste et qui ne l’est pas, tout comme Sharon, et se permettent ensemble de perpétrer n’importe quel crime. Mais moi, qu’est-ce que je représente face à cela ? Quand j’aime, c’est pour longtemps. À Alexandrie, il n’y avait pas de frontière. J’ai vécu entouré de gens de quatorze nationalités différentes. Si je rencontre une jolie fille, je lui fais la cour, c’est tout. Je ne lui demande pas sa nationalité. Mon père était originaire de cette région, aujourd’hui le Liban, qui était syrienne à l’époque. Ma grand-mère maternelle était grecque. Actuellement, lorsqu’on parle de sommet arabe, je me demande de quoi on parle : tous les chefs arabes sont des domestiques payés par les États-Unis. Je me sens " sandwiché " entre deux menteurs, deux profiteurs, le régime égyptien et l’administration américaine avec un imbécile à sa tête.
Malgré la richesse d’Alexandrie, le rêve américain était incontournable
Youssef Chahine Absolument inévitable. On avait ce désir de savoir ce qui se passait du côté de l’usine à rêves, bien que les Américains n’inscrivent jamais le nom de leurs metteurs en scène au générique. À part ceux des très grands qui avaient droit au montage. En fait, je n’avais pas vraiment envie de réaliser des films dans ce système.
Ne dit-on pas du cinéma égyptien que c’est du cinéma américain parlant arabe ?
Youssef Chahine Bien sûr, puisque lorsque j’ai demandé des extraits de comédies musicales aux compagnies américaines, l’image coûtait 20 000 dollars et le son 30 000. Pour les droits de la chanson de Sinatra, New York, New York, il fallait compter 2 millions de dollars. Alors j’ai écrit ma chanson, Alexandrie. New York, avec mon amour et ma tendresse. J’aimais New York, les grands " musicals " américains qui étaient d’une perfection absolue. Avec des chanteurs et des danseurs élégants. Aujourd’hui les Américains sont obèses. Les bonnes choses sont très chères et beaucoup de gens vivent sous le seuil de pauvreté. Les différences sociales augmentent chaque jour. Dans l’Amérique des années quarante, il y avait encore générosité et beauté. À Pasadena, une petite ville californienne où j’ai fait mes études d’art dramatique, il y avait des fêtes où l’on rencontrait des filles belles à mourir !
Comme Ginger Cox, l’Irlandaise, votre amour de jeunesse dans le film
Youssef Chahine Mon histoire avec elle est terrible, c’est une rupture violente. En tout cas j’ai eu ce sentiment-là. Lorsque j’ai su qu’elle était devenue call-girl, cela m’a beaucoup gêné, je n’ai pas voulu la revoir. Je suis rentré et je me suis marié. Aujourd’hui, Ginger est morte mais j’ai appris par Bonnie, sa meilleure amie, qu’elle s’en était sortie. Je l’ai alors retrouvée quelques années après, quinze ans, trente ans après avec le même plaisir.
Qu’en est-il de l’existence réelle de Yéhia, le fils de Ginger ?
Youssef Chahine L’histoire de mon film est vraie à 80 %, les 20 % restant sont issus de mon imagination et mon fils en fait parti. J’ai toujours eu envie d’avoir un fils qui aurait été danseur dans un ballet. J’ai moi-même adoré la musique et je dansais très bien quand j’étais jeune. Mon fils est donc un prolongement de moi-même. Je pense que l’idée d’éternité n’est pas dans la construction de pyramides mais dans la transmission. C’est pourquoi j’ai enseigné pendant quarante ans, mes élèves étant mes gosses. J’aurais pu adopter un enfant mais en Égypte, le Coran l’interdit. Il y a d’ailleurs chaque jour plus d’interdits. C’est très dur de vivre toutes ces contradictions mais c’est encore heureux de pouvoir faire des films.
Et c’est ce qui fait que votre histoire est très orientale
Youssef Chahine Je suis né en Orient. Ahmed Yéhia, qui joue mon propre rôle, jeune et mon " fils ", est le premier danseur de l’Opéra du Caire. Quand je l’y ai découvert, il dansait " Zorba " et toutes les émotions lui venaient de l’âme. Je l’ai revu, je l’ai appelé, je voulais absolument tout savoir de lui : comment il avait aimé la première fois, comment il avait fait l’amour ? J’ai adoré le mettre en scène dans la séquence onirique de Carmen. Chaque plan se devait d’être parfait et les sentiments très forts. En onze minutes, je devais concentrer une demi-heure d’opéra.
Est-ce qu’on peut dire que votre film est une " tragédie musicale " dans la mesure où votre histoire serait une métaphore de la rupture entre les États-Unis et les pays arabes ?
Youssef Chahine L’histoire d’Alexandrie. New York s’incruste assez bien dans mon message de rupture brutale. Il va bien falloir un demi-siècle pour que les pays arabes se démocratisent. Tant que les gens assis à une table ne s’aiment pas, on construira des murs et ce sera la haine. Cette rupture personnelle de ma jeunesse que je transfigure est en complète double historicité avec l’histoire des pays arabes. Qui a raison ? Nous ou l’Amérique ? Même la France vit une sorte de rupture avec les États-Unis. Comment peut-il en être autrement avec cet être ignorant et rancunier qu’est Bush, qui veut que l’Irak paye pour la défaite de son père ? Y compris en tuant des Américains et au moins 20 000 Irakiens. Mon film est une métaphore de la situation et je l’ai voulue très délicate, sans haine. Mon fils, dans le film, a une réaction de jeune Américain typique, ne sachant pas où est l’Égypte. Ronald Reagan croyait que la Libye était en Amérique du Sud. L’analphabétisme est répandu à près de 80 % aux États-Unis, presque comme en Égypte, et pourtant il s’y trouve les meilleures universités du monde avec les meilleurs cerveaux du monde. Quand je pense à mon âge, le temps qu’il faudra pour qu’on se comprenne, j’ai l’impression que le monde est en pleine régression et le sentiment qu’il ne faut pas cesser de s’aimer.
Entretien réalisé par Michèle Levieux