Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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cinephage
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Mardi 14 octobre, Massacre à la tronçonneuse 2, de Tobe Hooper (1986)

Extrait choisi : visite au studio (chap.11)

Tobe Hooper n'est pas le plus apprécié des réalisateurs de films de genre. Pourtant, dans les années 80, il a pu développer un style assez intéressant, jouant sur un registre oscillant entre l'humour et l'horreur, le grotesque et l'horrible. Si, depuis un moment, on sait que la peur et le rire sont des émotions qui peuvent se rapprocher (face à une situation incompréhensible, le malaise peut être caché par un rire embarassé), le plus souvent, les films de production courante jouent la carte d'intermèdes comiques ou de gags au sein même du film, dont le rôle est d'offrir une respiration, un rayon de soleil dans un récit à la noirceur proche de l'insupportable. Ce systême a pu faire le bonheur de certains réalisateurs (Wes Craven ou Sam Raimi), mais a aussi été usé jusqu'à la corde.
Tobe Hooper joue un jeu différent, et, à mon sens, plus intéressant, quoique difficile à accepter pour le spectateur moyen : il propose des scènes à la fois droles et horribles, noyant le rire dans le malaise. On est à la fois poussé au rire et horrifié, puis horrifié de s'être laissé aller à sourire. Face aux séquences les plus grotesques de son oeuvre, on peut réagir par le rejet (c'est ridicule), ou au contraire accepter d'avoir le cul entre deux chaises, et de voir un film ni drole, ni horrible, mais les deux à la fois. Massace à la tronçonneuse 2, ainsi que Funhouse, sont les deux films dans lesquels Hooper a le plus poussé l'expérience.

Dans l'extrait choisi, on est dans une station de radio, et l'on suit l'héroîne (Caroline Williams, en mini-short comme il se doit dans ce type de films), animatrice de radio, rencontrer l'horrible famille Sawyer. Auparavant, elle avait accepté d'aider le sherif Lefty Enright à les arrêter en diffusant un enregistrement sonore d'accident provoqué par eux. Elle est seule dans la station isolée, entend du bruit au fond du couloir qui mène à la sortie. La musique se fait inquiétante et lancinante (tout au long de la séquence, on alterne montée et descente de cordes, pour un effet passablement crispant). Elle s'approche de la porte, puis l'ouvre.

En face, un homme répugnant, au dents très jaunes, aux cheveux mal coiffés, avec des lunettes fumées et une peau jaunatre (couleur soulignée par l'éclairage orangé-jaunatre de la pièce). Il sourit, révélant ses affreuses quenottes, s'explique de façon confuse en agitant un cintre replié, dont on n'aperçoit que le crochet. Je voulais prendre rendez-vous, heu, vous voir... Puis il enchaine un galimatias confus, confusion accrue par sa voix tremblotante, à la limite du compréhensible, agitée par un excès d'émotion, comme s'il était au bord de l'explosion... En parlant, il se lève du canapé dans lequel il était vautré, et, alors que la mise en scène alterne champs-contrechamps sur la jeune femme et son interlocuteur, celle-ci recule doucement (derrière elle, la porte est fermée), tandis que l'autre s'approche progressivement, toujours en souriant de façon désagréable. Machinalement, il finit par se gratter le crâne avec la pointe de son ceintre. A un moment, précisément après avoir évoqué l'enregistrement sonore diffusé (après avoir demandé un morceau de musique, puis déclaré qu'il écoutait son émission avec son frère, il s'intéresse à l'enregistrement horrible qu'elle a diffusé, et qu'il mime brièvement, en s'interrogeant si ça vient de la bande-son de rambo 3), il sort son briquet, l'allume et chauffe la pointe du cintre. Puis il se gratte à nouveau le crâne, ramène le cintre devant lui, en retire de petits bouts de peau cramée qu'il retire avec les doigts et se met dans la bouche. Tout au long de la conversation qui suit, il poursuit cette répugnante pratique...

L'horrible bonhomme, incarné par Bill Moseley, finit par signifier un intérêt pour la radio, et demander à visiter le studio d'enregistrement. La jeune femme, acculée, accepte (on partage sa tension, elle est cadrée de fort près) à condition que, lorsqu'on arrivera au poste EXIT, la visite soit finie, et qu'il s'en aille. Il accepte avec empressement (toujours se grattant le crane et grignotant ses reliquats de peau au bout du cintre). La visite est sommaire : sans même quitter la pièce (elle ne lui tournerait le dos pour rien au monde), elle commente les accessoires posés sur le bureau, dont la plupart sont ridicules (voici la machine à écrire, le rollodesk, un bonhomme en peluche, monsieur crocodile...). Sa description se fait pressée, frénétique, mais son interlocuteur ricanant joue le jeu (il presse le bonhomme en peluche, dit qu'il aime bien monsieur crocodile...). On arrive vite au panneau sortie, merci et au revoir. Là, Bo 'Chop Top' Sawyer ne part pas. Il marque un temps, puisqu'elle vient de lui indiquer la sortie, puis lit E - X - I - T "Exit !!" en riant. Oui, répond-elle, hé bien au revoir maintenant. Il lui répond au revoir, mais ne bouge pas. Elle le lui redit, il lui répète le au revoir. L'échange se reproduit 2-3 fois, la tension devient prenante.
Puis, le cadre s'élargit, il a l'air de vouloir poursuivre la visite. Indiquant une porte ouverte qui se situe entre eux, il lui demande ce que c'est. C'est la "disc vault", la salle des disques (il y fait noir, mais l'éclairage permet de distinguer des étagères bourrées de disques vinyls). Il lui demande si c'est bien là qu'ils gardent les "golden oldies", les bons vieux trésors du rock'n'roll... Et appuie sur la lumière lorsque surgit du fonds de la pièce leatherhead, géant au masque hideux, tronçonneuse en main. Brisant étagères, murs et heurtant le crâne de Bo, il émerge dans un vacarme assourdissant. "Pas moi, crétin", crie Bo, alors qu'on s'attend à ce qu'il soit mort...

Si la partie qui suit est une poursuite classique du genre, le tête à tête que je viens de décrire est vraiment propre à Hooper. Le dégout pour le personnage (son apparence infâme, et, pire encore, sa manie de se gratter le crâne avec un cintre cramé, et de -beurk- manger les rognures) ne rivalise qu'avec le ridicule de la scène. Alors qu'on sait qu'il va y avoir, sinon meurtre, au moins tentative, le dialogue devient surréaliste. La "visite du studio" est typique du grotesque de Hooper. On ne visite rien, et on sait que le tueur ne partira pas à la fin de la "visite". Du coup, la pathétique succession d'accessoires de bureaux, tentative de gagner du temps, est dérisoire, risible, mais aussi stressante, parce qu'on sait que la violence lui succèdera. De même pour le jeu sur la sortie, qui prolonge l'attente par une scène surréaliste, où la violence renfermée s'y dispute avec le ridicule. Du coup, alors qu'on s'attend à de nouveaux échanges médiocre, Leatherface surgit du fonds de l'écran et nous fait bondir. Plus étonnant encore, la plaque métallique du crâne de Bo Sawyer nous est révélée indirectement, parce que le géant l'a frappé, et qu'il est toujours intact.

L'aspect repoussant des méchants dégénérés fige encore un peu l'aspect répugnant référentiel des méchants, un look infâme de tueurs dégénérés qui sera repris jusqu'à l'usure dans maints films d'horreur, essentiellement des survivals, des années 2000 (détour mortel, les films de Rob Zombie, la colline a des yeux...). Mal aimé (parce qu'allant plus loin que l'original dans ce jeu de l'horrible et du terrifiant), cette suite est pourtant drole et effrayante (Dennis Hooper se taille un rôle en or dans le film, et le final aligne d'autres séquences d'anthologie). J'y trouve tout ce que j'aime chez Hooper, et, à ce point de vue, la séquence en question est assez caractéristique de ce qui fait de son approche de l'horreur quelque chose d'unique.
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Message par Brody »

Rappelle-moi, tes flâneries, c'est bien au petit-déjeuner que tu les fais :?: Tes céréales ont dû avoir un drôle de goût ce matin...
Spoiler (cliquez pour afficher)
Sinon continue, c'est un vrai plaisir de les lire, l'extrait remis dans un contexte plus général d'illustration d'un style est particulièrement intéressant !
Dernière modification par Brody le 14 oct. 08, 19:12, modifié 1 fois.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Brody a écrit :Rappelle-moi, tes flâneries, c'est bien au petiT-déjeuner que tu les fais :?: Tes céréales ont dû avoir un drôle de goût ce matin...
Grat... Grat... Grat... Ben oui pourquoi ?? :D
Brody a écrit :
Spoiler (cliquez pour afficher)
Sinon continue, c'est un vrai plaisir de les lire, l'extrait remis dans un contexte plus général d'illustration d'un style est particulièrement intéressant !
Dans le cas de Tobe Hooper, qui est un de mes réalisateurs fétiches (même si mes gouts ont évolué depuis, c'est vraiment par le cinéma de genre, dans les années 80, que j'ai développé ma cinéphilie), c'est assez facile de signaler ce qui me plait chez lui. :wink:
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Message par Flol »

cinephage a écrit :Dans le cas de Tobe Hooper, qui est un de mes réalisateurs fétiches
Même ses films les plus récents ? Mortuary ? Toolbox Murders ?
Et je ne parle même pas de ses épisodes des Masters of Horror...:?
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Ratatouille a écrit :
cinephage a écrit :Dans le cas de Tobe Hooper, qui est un de mes réalisateurs fétiches
Même ses films les plus récents ? Mortuary ? Toolbox Murders ?
Et je ne parle même pas de ses épisodes des Masters of Horror...:?
Je n'ai effectivement pas vu ses tous derniers films (peut-être pour préserver la bonne image que j'ai du bonhomme ?). Son dernier film que j'ai vu, et adoré, était The Mangler, qui avait déja un petit quelque chose d'archaïque, mais restait d'excellente tenue.

Concernant ses contributions télé récentes, si Dance of the Dead, le premier masters of horror qu'il a réalisé, était singulièrement raté, Hooper a pour lui d'avoir tenté quelque chose de radicalement différent de ses petits camarades. Sur la forme comme sur le fonds.
D'ailleurs, son second film des masters of horror me parait bien plus intéressant, et pas si raté que ça, en revanche.

Reste que le réalisateur a abandonné son jeu sur l'horribilo-grotesque, et que, souvent, lorsqu'un réalisateur cherche à changer de thématique ou de style, il arrive que certains films de transition soient très en dessous de leur production usuelle (d'ailleurs, quel réalisateur, sur une carrière, ne connait pas de ratés ?).
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par bronski »

Tobe Hooper a aussi signé la première adaptation (il y en a eu une autre vers 2000) de Salem's Lot de Stephen King.
Je me demande ce qu'elle vaut (j'ai la possibilité de prendre le dvd pour pas cher).
edit: apparemment c'est très bien, et il y a un petit "cult following" sur ce téléfilm (IMDb)
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

bronski a écrit :Tobe Hooper a aussi signé la première adaptation (il y en a eu une autre vers 2000) de Salem's Lot de Stephen King.
Je me demande ce qu'elle vaut (j'ai la possibilité de prendre le dvd pour pas cher).
edit: apparemment c'est très bien, et il y a un petit "cult following" sur ce téléfilm (IMDb)
J'avais vu une version "coupée" qui m'avait bien plu, mais il semble que le Z1 soit la version complète. Il dort dans ma dvdthèque (c'est une expression qui va revenir souvent dans ce topic... :? )
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par bronski »

cinephage a écrit :
bronski a écrit :Tobe Hooper a aussi signé la première adaptation (il y en a eu une autre vers 2000) de Salem's Lot de Stephen King.
Je me demande ce qu'elle vaut (j'ai la possibilité de prendre le dvd pour pas cher).
edit: apparemment c'est très bien, et il y a un petit "cult following" sur ce téléfilm (IMDb)
J'avais vu une version "coupée" qui m'avait bien plu, mais il semble que le Z1 soit la version complète. Il dort dans ma dvdthèque (c'est une expression qui va revenir souvent dans ce topic... :? )
Le dvd (sorti en 2007) que je convoite dure 3h en deux disques. Il semblerait que ce soit la version complète, et bien en z2 fr.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par bronski »

Le look du vampire (âmes sensibles s'abstenir):
Spoiler (cliquez pour afficher)
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Je le trouve très réussi (ayant par ailleurs lu le livre).
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

bronski a écrit :
cinephage a écrit :
J'avais vu une version "coupée" qui m'avait bien plu, mais il semble que le Z1 soit la version complète. Il dort dans ma dvdthèque (c'est une expression qui va revenir souvent dans ce topic... :? )
Le dvd (sorti en 2007) que je convoite dure 3h en deux disques. Il semblerait que ce soit la version complète, et bien en z2 fr.
En effet, la version sortie en dvd Z2 est bien la version complète (j'avais acheté la Z1 avant que le Z2 ne sorte, tout ça pour quoi, puisque je n'ai pas pris le temps de la voir ?). La version courte était diffusée par la télé (je ne saurais pas dire quelle chaîne), mais c'était il y a déja quelques temps.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par someone1600 »

C'est une excellente idée ce topic. Passionnantes tes mini-chroniques de visionnement d'extrait Cinephage.

Ca m'arrive de temps en temps de faire ca aussi. Mais en général ce qui s'annoncait comme une petite scene finisse toujours par me faire regarder le film au complet. :?
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Jeudi 16 octobre, Borat Leçons culturelles sur l'Amérique pour profit glorieuse nation Kazakhstan, de Larry Charles (2006)

Extrait choisi : Larmes de gitanes et langue de rue (chap.11)

Borat aura été à mes yeux la meilleure comédie de 2006. Mais, au delà du rire immédiat, il y a dans ce film extraordinaire, la révélation à mes yeux (certains le savaient depuis longtemps) du talent peu commun de Sacha Baron Cohen. Si le comique réside souvent dans les situations, décalages et autres provocations créées par la confrontation du personnage radical (Borat, le héros du film, est homophobe, antisémite, superstitieux, il pratique l'inceste et se moque des handicapés moteurs) à des interlocuteurs filmés sur le vif, il y a plus. D'abord, le jeu de Cohen sur lui même, sur sa corporéité (son physique est le prétexte à diverses scènes hilarantes, d'un maillot de bain particulièrement inusuel qu'il porte avec sérénité à une séquence culte de lutte nue avec son producteur obèse), et sur son langage (son personnage outré implique une espèce d'accente hilarant, une posture raide, et un look à la ringardise soignée) sont étonnant : il se met sur la sellette avec un abandon qui autorise le rire à gorge déployée. Mais il faut aussi signaler un aspect plus sérieux du film : par ce regard faussement naïf, d'un clown d'un pays "imaginaire" (le Kazakhstan de Borat n'a rien à voir avec le véritable pays) porté sur l'Amérique contemporaine, Cohen met en évidence ses paradoxes, son hypocrisie, ses failles. On n'est pas si loin des lettres persanes de Montesquieu.

Dans la séquence en question, on commence avec un plan aérien sur le van de Borat et de son producteur. Après le fiasco du rodéo (il a mis à jour de façon brutal certains aspect implicites du discours belliciste du président Bush), il se sent mal-aimé par les Américains. Ils vont donc s'arrêter à un village gitan pour y prendre des larmes de bohémienne. C'est un vide-grenier qui est pris par Borat pour un camp gitan. Il descend donc, parle durement à la "bohémienne" (qui se défend d'être 100 % Américaine), lui intimant de lui donner ses larmes, fautes de quoi il les lui arrachera. Puis il se tourne vers ses trésors, lui demandant où elle les a volés (l'interlocutrice reste fort zen, explique qu'il s'agit de bien à elle, tirés de sa propre maison). Il brandit une poupée barbie : "qui as-tu rétréci, sorcière ??" "Tu ne me rétréciras pas, pas moi !! Je t'ai à l'oeil". Le décalage est plaisant, mais cette scène est surtout l'occasion pour le récit d'avancer : Borat trouve parmi les objets en vente un album "Alerte à Malibu". C'est un signe que Pamela Anderson l'attend. Surgit une musique gitane délicieuse, et Borat s'enfuit avec sa trouvaille dans son van.

Une carte d'Amérique légendée en caractères cyrilliques marque la progression des deux lurons, tandis que la musique s'emballe. On les retrouve lui et son producteur perdus (la carte daterait de 1917), manifestement dans quelque banlieue louche. La musique est une musique à suspense jouée au synthé (un petit air de film des années 80), le van longe des noirs trainant dans la rue, qui les prennent à partie. L'un les insulte, des prostituées les interpellent, un quidam leur crache dessus. Face à une bande de blacks réunis devant un batiment, Borat sort leur demander son chemin, malgré les supplications de son producteur inquiet.

"Excusez-moi, quel est la route pour la Californie" (on est encore à plus de 1 000 kilomètres) provoque le rire chez les interlocuteurs, il compare un gros black en survet à Michael Jackson, puis leur parle musique. Il cite son chanteur préféré (Boucek quelque chose), et commence à chanter un air délirant et grotesque. La bande est hilare. Ils lui disent qu'il doit parler anglais, et qu'il est mal sapé. Il leur demande de l'aide, pour s'habiller comme eux. On lui suggère de baisser son pantalon, de le porter sous la taille. Ca laisse paraitre son caleçon, enfin, le filet qu'il porte au dessus. Nouveau rire. La séquence est très drole, et sympathique en diable. Les préjugés initiaux sont abandonnés, ces types-là sont sympathiques.

La conversation est coupée, on retrouve le van arrivant à un hotel pour y passer la nuit. Borat y entre le pantalon sous la taille, et interpelle le garçon de la reception avec de l'argot des rues, connoté noir (il l'appelle Vanilla-face, et parle d'un lit pour y poser son gros cul noir), le garçon appelle un agent de sécurité, qui invite Borat à partir. L'embarras des gens de l'hotel fait plaisir à voir, le langage de Borat est aussi très drole. Les kazaks quittent l'hotel.

Si cette séquence est avant tout une transition, qu'elle n'est pas aussi mémorable que d'autres dans le film, elle porte témoigne néanmoins de la double vocation du film : d'un coté, on est dans le burlesque, dans la fiction du personnage Borat (la gitane, les larmes, alerte à Malibu) qui rythme le récit et lui donne sa structure, et d'un autre, on observe divers aspects de l'Amérique. Si le vide-grenier ne révèle pas grand chose, la séquence avec les blacks est marquante à deux titres. D'abors, le film épouse formellement l'habillage usuel au cinéma d'une "rencontre avec des blacks qui trainent dans la rue". Les clichés sont réunis, le quartier craint, la musique est inquiétante, on est la nuit, ils sont perdus. Dans un tel contexte, le cinéma, et notre regard gavé d'images, nous indique que les noirs qui trainent dans la rue dans ce cadre sont des voyous, des dealers ou des drogués. Borat va nous donner tort. Ces types là trainent dans la rue, ils jouent sans doute aux dés, ou refont le monde autour d'une bière ou d'un pétard, mais n'ont rien des criminels haissables dont l'américain moyen peuple mentalement les banlieues démunies. Le regard naïf de Borat, privé de ces références que partage le public, lui donne le "courage" d'aborder ces gars-là, et de nouer un contact sympathique avec eux.
Il apprend qu'il ne parle pas comme eux. Plus tard, on constatera avec Borat que leur langage n'a pas lieu d'être accepté partout en Amérique. Peut-être ces gars trainent-ils parce qu'il n'y a pas cinquante endroits on ils puissent se sentir à l'aise...

Au niveau formel, le film réussit le tour de force de nous faire avaler (tant bien que mal) son aspect "caméra cachée". Alors que l'on voit des plans aériens, des séquences manifestement filmées à deux caméra et éclairées (pour les séquences de nuit), la piètre qualité de l'image, son coté "caméra portée" nous fait oublier tout cela, on croit que Borat rencontre des gens et les interpelle. C'est que, si la forme est travaillée, les interlocuteurs de Borat sont "mal préparés" (il savent qu'ils sont filmés, mais ne sont pas informés de la réalité du projet), ce ne sont pas de vrais comédiens, ils sont surpris par les sorties de Borat, parfois choqués ou amusés, et c'est cette vérité là qui nous touche en tant que public. Les scènes sont, certes, non totalement écrites à l'avance, mais en revanche découpées et préparées, prévues, avec une marge de manoeuvre laissée pour tirer le meilleur de la réaction des quidams (certaines sont de toute beauté). Reste que le film est bel et bien mis en scène, et construit, et pas juste au montage : le personnage de Borat se constitue à nos yeux, et c'est la réussite de cette construction qui rend le décalage avec ses rencontres de voyage hilarantes. Sa cohérence fait que l'on rit autant de lui, de son absurdité, que de la réaction de ses interlocuteurs. Il y a un savoir-faire discret mais bien à l'oeuvre tout au long du film dans l'élaboration de l'univers de Borat, son antisémitisme, ses pratiques sexuelles et sa famille dégénérée. Les déambulation d'un fou ou d'un personnage absurde ou incohérent ne nous toucheraient pas de la même façon.

Larry Charles, qui a écrit plus d'un épisode de Seinfeld, sait comment caractériser un personnage de fiction, et parvient à encourager Cohen dans cette direction de la provocation, a la souplesse lui permettant de trouver l'idée qui rend le gag irrésistible. La rencontre de ce réalisateur et de ce comédien tient du miracle.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par 7swans »

cinephage a écrit : Larry Charles, qui a réalisé plus d'un épisode de Seinfeld
Il était surtout scénariste sur Seinfeld (et accéssoirement, faisait parti de l'équipe de production sur deux saisons), mais a ma connaissance il n'a jamais réalisé d'épisodes de Seinfeld (par contre il réalise des épisodes de Curb).
Comme les Notting Hillbillies : "Missing...Presumed Having a Good Time (on Letterboxd : https://letterboxd.com/ishenryfool/)"
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

7swans a écrit :
cinephage a écrit : Larry Charles, qui a réalisé plus d'un épisode de Seinfeld
Il était surtout scénariste sur Seinfeld (et accéssoirement, faisait parti de l'équipe de production sur deux saisons), mais a ma connaissance il n'a jamais réalisé d'épisodes de Seinfeld (par contre il réalise des épisodes de Curb).
En effet, c'est sur Curb your enthusiasm qu'il était réalisateur... Au temps pour moi, je rectifie... :oops:
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Lundi 20 octobre, My own Private Idaho, de Gus Van Sant (1991)

Extrait choisi : Maman ? (chap. 28)

En temps, normal, lorsque mon "tirage aléatoire" désigne un film de ma dvdthèque que je n'ai pas encore vu, je relance les dés, pour éviter tout "spoiler" qui viendrait me gacher la vision ultérieure du film. Mais dans le cas de ce film, il s'avère que je pensais en toute bonne foi l'avoir vu. En visionnant l'extrait, je découvre que ce n'est pas le cas, je confondais avec Drugstore Cowboy. C'est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Une mauvaise, parce que ce détail vient s'ajouter aux menaçants et néfastes présages de mon Alzheimer précoce en développement, mais aussi une bonne, parce que c'est un film à découvrir que je n'attendais pas, et que j'aime beaucoup Gus Van Sant.

Difficile pour moi, donc, de replacer la séquence dans son contexte. La séquence nous montre les deux personnages principaux Mike et Scott, joués respectivement par River Phoenix et Keanu Reeves partis en Italie à la recherche de la mère de Mike. Ils arrivent à une ferme, Mike se précipite dans une grange en appelant sa mère, Scott attend dehors. Il accoste une jeune fille de son age, italienne, qui parle un peu anglais. Elle lui explique qu'il y a bien eu une femme américaine ici, mais qu'elle est partie il y a longtemps. Pendant ce temps, Mike poursuit sa vaine recherche, rejoint Scott à l'extérieur. La voix tremblante, il interroge et écoute la nouvelle.
S'intercale alors une série de plans en super 8 ou en 16 mm (je ne suis pas un grand technicien), sur fond de theremin ou de scie musicale, un son lancinant en tout cas, qui montrent une femme blonde et son petit gamin. Les plans sont courts, ils suggèrent un grand amour de la mère pour le bout de chou, on évoque des souvenirs flous, des images, à peine évoquées, de temps heureux et révolus. Le bébé agite une petite éolienne, un doudou rose, elle le prend dans ses bras, sourit...

Retour au présent, Mike est contre Scott, en larmes... Mais la vie continue : sur une musique distante, dans la ferme où ils se trouvent, le soleil se lève, et divers plans nous montrent la campagne à l'aube, les animaux se réveillent, le Soleil jaillit sur des chevaux dans un pré, Mike pisse au grand air... Il va retrouver Scott, qui est un peu embarassé, devant l'embrasure du batiment. Il ne laisse pas Mike entrer. On comprend (et Mike avec nous) qu'il n'est pas seul : sans doute la petite italienne. En effet, le plan suivant nous les montre ensemble, elle un peu intimidée, s'abandonnant dans ses bras. La séquence qui suit est une suite de plans fixes révélant qu'ils font l'amour, mais c'est montré avec une grande pudeur, de façon très "artistique", et assez atypique : ces plans fixes montrent des corps figés, l'un contre l'autre, dans telle ou telle position (on en voit suffisamment pour déduire ce qui se passe, mais ces plans ne révèlent rien de licencieux), des moments de passion immobilisés, comme chargés d'une grande tristesse (là encore, une musique lancinante accompagne ces moments touchés par la grace). Le dernier plan les montre allongés l'un contre l'autre, repus, blottis.

S'il me manque la vue d'ensemble, cette séquence n'en est pas moins touchante en elle-même. On comprend vite le désarroi du jeune Mike, River Phoenix jouant l'émotion avec justesse, et les flashbacks "en super 8" ajoutent un sentiment de nostalgie, de temps révolu. On passe alors dans une phase où le temps gèle, d'abord lentement (un plan fixe, en plongée, sur Mike et Scott, puis des plans fixes sur les animaux, la campagne). Lors de la séquence de sexe qui suit, le temps est d'ailleurs définitivement arrêté (on passe de plan en plan, de "position" en "position", toujours dans un temps figé, avec à peine un sifflement qui accompagne la séquence autrement muette). Cette séquence marque sans doute une pause dans le film, une échappée lyrique loin de la ville et de ses pratiques dures (drogues et autres).

En termes de style, on est dans quelque chose d'assez typique du style de Gus Van Sant, très formaliste et "arty", cherchant toujours à privilégier l'aspect photographique, artistique revendiqué dans son récit (noir et blanc léché, coupures "cut" et faux raccords, plans coupés comme ici, décalage entre image et son...). Ca peut ressembler parfois à une pose, à une certaine prétention, c'est vrai. Mais lorsque le dosage entre sentiment, personnages et style est équilibré, comme ici, on aboutit à de véritables instants de grâce.
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
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