Troisième film de Kurosawa découvert, et troisième très forte impression. L'ami Kiyoshi est décidément l'un des cinéastes contemporains les plus doués qui soient. Au bout d'une heure quarante de génie, je me demande si je ne tiens pas là le chef-d'oeuvre de son auteur. Certes, trois films, c'est un peu court pour tirer des constats pareils. Mais je remarque cependant que
Rétribution constitue visiblement une forme de synthèse formelle et thématique, l’œuvre de la récapitulation et du surpassement, en ce sens où le cinéaste y trouve l'équilibre narratif et rythmique idéal dans le même temps qu'il affine les caractéristiques stylistiques de son cinéma. L'usage des couleurs occupe une place plus importante ; son style paraît moins ascétique, même s'il a toujours recours à de soigneux plans-séquences. Formellement, même si ça transparaît peu sur ces captures, il y a un peu plus de
chaleur dans ce film - on va voir que c'est en adéquation avec son propos. Kurosawa appose à
Rétribution ses thèmes de prédilection - le poids de la fatalité, l'isolement de l'individu au sein d'une société urbaine déshumanisante et elle-même, littéralement, en voie de déshumanisation, la frontière poreuse entre le réel et le surnaturel, etc - et délivre, avec ce polar mâtiné d'épouvante fantastique, une œuvre absolument inclassable, sans doute moins immédiatement effrayante que
Kaïro, moins angoissante que
Séance, mais à mon sens plus ensorcelante et mémorable encore.
Que l'on se rassure : on retrouve bien le brio de Kurosawa pour la vraie épouvante, celle qui dérange, celle qui met profondément mal à l'aise par la seule force d'une mise en scène d'un perfectionnisme total et d'une bande sonore inquiétante, celle joue sur les peurs les plus viscérales sans sonner les trompettes à son arrivée, mais avec un naturel confondant. Eau qui se trouble silencieusement, vibrations sismiques qui se trouvent être des phénomènes annonciateurs des pénétrations surnaturelles dans le monde des vivants, surgissement sourd et lent du spectral dans les recoins, chocs sonores (le cri du fantôme) et visuels (l'hallucinante scène avec le collègue inspecteur et la bassine), sont chez Kiyoshi Kurosawa quelques maillons d'une chaîne lancinante de l'épouvante sans équivalent, en termes qualitatifs, dans le cinéma actuel.
Mais ce n'est pas que ça.
En son genre, la perfection qui marque à mes yeux
Rétribution provient de ce soupçon de chaleur humaine que Kurosawa insuffle dans sa mécanique de l'effroi parfaitement rodée. Même s'il se situe dans la prolongation thématique directe de
Kaïro (sous ses allures d'enquête policière, le film ne nous parle ni plus ni moins de l'extinction progressive de l'Humanité du fait de la vengeance de forces spectrales),
Rétribution n'adopte pas le regard d'entomologiste glacé de ce dernier ; il répond au style pessimiste et cérébral de son auteur mais l'élément humain demeure au centre de son propos, grâce au parcours de l'inspecteur Yoshioka. Comme dans les autres films fantastiques de Kurosawa, l'intrusion des fantômes dans le quotidien permet un questionnement sur la nature des hommes qu'ils viennent hanter. C'est une démarche de compensation : l'abstraction de ces entités aux motivations obscures conduit à un dévoilement, psychologique et intime, chez le personnage hanté.
Rétribution se montre à ce niveau plus "humaniste" que
Kaïro car si Yoshioka est hanté par une femme toute de rouge vêtue (motif visuel déjà présent mais qui trouve spécialement dans ce film une forme de fétichisme inédite, qui se double par ailleurs d'une intéressante tentative d'humanisation de l'entité) sans qu'il ne comprenne pourquoi, il persiste à vouloir percer le mystère, à comprendre ce que le spectre veut de lui. Le personnage n'est, momentanément du moins, plus
isolé (paradoxe ô combien ironique que la résorption de la solitude humaine se fasse grâce au monde des morts).
En s'évertuant à vouloir percer l'énigme, l'enquêteur est en fait en quête de retrouvailles avec sa propre humanité, avec les failles et les faiblesses qu'elle implique. Le fantastique et l'épouvante sont là pour faire avancer cette trajectoire intimiste et la conduire à sa résolution, cette fameuse rétribution qui se soldera par un constat de profonde détresse... une issue aussi désespérée que celle de
Kaïro, mais nantie d'une poésie malheureuse qui trahit la sensibilité d'un réalisateur qui quitte à l'occasion son poste de scrutateur scientifique pour celui d'un humaniste inquiet. Car au final, au-delà de ses incroyables qualités de terreur, les films fantastiques de Kurosawa sont avant tout des écrins à des interrogations angoissées, sur le souvenir du passé et son effacement ainsi que celui de l'être humain, sur la "désaffection des sentiments, la nécrose des relations humaines" (J-F Rauger), sur la perte et la damnation de l'individu : l'issue finale de ce remarquable scénario, ne vient que douloureusement et magnifiquement le rappeler.
Polar à fausses pistes haletant (un des meilleurs scénarios policiers de ces dernières années), film d'épouvante glaçant et original, film fantastique baignant dans une inquiétante étrangeté,
Rétribution plonge le spectateur dans les spires d'un mystère tenace et hypnotique. En ce qui me concerne, c'est un film remarquable, génial... disons-le carrément : inoubliable.