Message de Jean-Marie Rodon, des cinémas parisiens Actions Ecole & Christine, reçu par mail hier, après une enquête réalisée conjointement avec les quelques autres cinémas indépendants parisiens "sans cartes illimitée/pass" :
LETTRE OUVERTE AUX SPECTATEURS
Résultats de l’enquête sur l’usage des cartes illimitées
à l’Action Écoles (5e) et l’Action Christine (6e)
Les salles indépendantes "sont le lieu prioritaire où se forgent la conscience, le
goût de l'imaginaire, le sens esthétique et où s'élabore un rapport au monde qui va bien au-delà du simple divertissement " Extrait du discours de Madame Albanel, Ministre de la Culture et de la Communication, au dernier congrès de la FNCF
D'abord un grand merci à ceux d'entre vous qui ont répondu ; vous avez été nombreux, chaleureux et très motivés, vous êtes de vrais spectateurs de cinéma.
VOS AVIS
Nous avons distribué 1500 questionnaires, nous avons reçu 715 réponses se répartissant ainsi :
- moins de 26 ans : 95 réponses dont 22 possèdent une carte,
- 26-50 ans : 238 réponses dont 45 possèdent une carte
- plus de 50 ans : 379 réponses dont 46 possèdent une carte
- et 3 (âge non indiqué) dont 1 possède une carte.
J'en ai d'abord dégagé ce que j'appellerai des évidences pour moi :
- Vous êtes des passionnés ; la salle de cinéma reste pour vous un lieu magique et seule l'envie dicte votre choix ("le choix c'est la liberté") ; vous appréciez la cohérence de notre programmation et à ceux d'entre vous qui estiment, à juste titre, que les mêmes films repassent trop souvent, c'est à dessein, par volonté de les faire exister sur les écrans : un film moins connu de Ford ou Huston
pourra trouver son public dans un festival western ou Bette Davis. Si nous nous efforçons, chaque
année, de vous faire redécouvrir un certain nombre de films, ce n'est pas pour qu'ils retombent dans l'oubli peu après ; illustrer la mémoire du cinéma c'est aussi faire exister en permanence les oeuvres pour lesquelles des copies restent disponibles.
- Vous êtes très sensibles à notre politique tarifaire, et notamment au tarif de 3 euros pour les moins de 26 ans. Si vous n'avez pas de carte illimitée c'est que vous trouvez décevante la production actuelle mais surtout vous estimez que ce système est une entrave à votre liberté de choisir, à votre liberté d'esprit, vous souhaitez " avoir la liberté d'aller où vous voulez ". Ceux d'entre vous qui possèdent une carte continuent à fréquenter nos salles mais reconnaissent venir beaucoup moins souvent qu'auparavant, seulement quand nous proposons un film absent des écrans depuis longtemps ; sinon lorsqu'il s'agit de revoir un classique vous allez de préférence dans les salles qui acceptent votre carte, mais uniquement par souci d'économie.
- Vous êtes relativement nombreux à venir de Province pour faire des week-end cinéma en particulier aux Action.
- Vous regrettez l'absence d'une carte spécifique donnant accès aux seules salles indépendantes.
Mais vos réponses m'ont également réservé d'agréables surprises :
Les moins de 26 ans, génération que l'ont dit perdue pour le cinéma (à cause du DVD, d'Internet ou des jeux vidéo), sont les plus réfractaires à la carte ("refus d'un système poussant à la consommation") mais ils reconnaissent que c'est le seul moyen pour eux de satisfaire leur passion pour le cinéma.
- En majorité vous ne souhaitez pas que nous prenions la carte ("ne mélangez pas UGC et Action") ; même ceux d'entre vous qui l'utilisent ont le sentiment qu'elle peut présenter un risque pour le secteur indépendant.
- Vous êtes très attachés à la notion de salles indépendantes, beaucoup plus que je ne l'imaginais ;
éciez leur liberté de programmation, leur dimension humaine : " Le vrai cinéma est indissociable de la notion de salle indépendante", "à salles indépendantes, spectateurs indépendants".
Enfin, même si nous devons toujours nous améliorer, merci pour votre perception des salles Action et de nos équipes concernant l'accueil, la convivialité : "on se parle", "résistez s'il vous plait", "nous avons besoin de vous", "quel bonheur que vous existiez".
MON AVIS
Avant tout quelques précisions concernant le statut de ces cartes illimitées.
Il n'existe pas de carte spécifique pour le secteur indépendant : l'idée d'une carte illimitée revient
au circuit UGC ; en réaction Gaumont, alors associé à MK2, créa très vite Le Pass. Aujourd'hui MK2 a rejoint UGC : il existe la carte illimitée UGC/MK2 et LE PASS (Gaumont-Pathé). Les salles indépendantes ont eu ensuite la possibilité d'adhérer à l'un ou aux deux réseaux agréés.
Enfin la Cinémathèque française a créé sa propre carte : LE LIBRE PASS ; malgré mes nombreuses démarches, au plus haut niveau, afin d'y associer les salles indépendantes qui l’auraient souhaité, dont évidemment les Action, j'ai essuyé un refus catégorique.
Avant tout sachez que je comprends ceux d'entre vous qui ont souscrit l'abonnement à une carte ;
l'offre existe pourquoi la refuser quand on est un passionné de cinéma.
De même je comprends les salles indépendantes qui l'ont acceptée, en particulier celles programmant des films en exclusivité en égalité avec les circuits ; c'était pour elles une question de survie, du moins à court terme.
En fait, c'est le système que je condamne en raison de sa perversité et de ses dérives.
Vous l'avez compris je n'ai jamais souhaité accepter ces cartes ; d'abord viscéralement, comme
tous les indépendants, une telle collaboration était difficile à envisager.
Mais, avant de prendre ma décision, j'ai tenu à étudier dans toutes ses conséquences la situation.
Avec la carte illimitée, c'est d'abord le consommateur qui est recherché ; le film devient un simple
produit d'appel (en vue d'attirer le plus grand nombre sur un lieu) et, s'il est accepté de perdre sur
les recettes films (en garantissant un prix plancher au distributeur), c'est pour réaliser des profits
beaucoup plus importants avec les recettes de confiserie et publicitaires. Vous l'avez compris un
tel système n'est " rentable " que pour un circuit possédant des multiplexes... ou une structure fortement subventionnée.
Ce système calqué sur celui des abonnements forfaitaires (tv, Internet et mobiles) banalise l'image
de la salle de cinéma, rabaissée au niveau d'un des 4 écrans. Adieu le lieu magique !
Bonjour les hyper-marchés de consommation d'images. La carte amplifie les inconvénients connus
des multiplexes : inflation des sorties de films, rotation de plus en plus rapide au détriment des plus
fragiles, consommation aveugle, voire partielle des films.
Quant aux salles indépendantes qui ont adhéré, elles restent libres de leur programmation, mais le
système les pousse à faire du chiffre ; le contrat qu'elles ont souscrit auprès du circuit les oblige,
pour avoir une rémunération correcte, à réaliser beaucoup d'entrées.
Des salles qui ne s'intéressaient pas, voire méprisaient les films de répertoire, lui consacrent désormais certaines séances, utilisant des thèmes de la plus grande banalité ; d'autres se lancent dans des multi-programmations de folie. On retrouve la logique de consommation du produit culturel ; s'il est respectable de soutenir des actions visant à l'accès au plus grand nombre, ce bon sentiment ne devient en l'espèce qu'un alibi en or récupéré par ceux pour qui seuls comptent leurs profits.
A l'origine, les salles indépendantes ont augmenté leur fréquentation, grâce aux cartes, d'environ
15% ; aujourd'hui la plupart d'entre elles avouent réaliser au moins 40% de leurs entrées avec les
cartes, et cette progression ne peut que continuer. Comment défendre la notion d'indépendant
lorsque la fréquentation dépend à ce niveau d'un outil géré par un circuit ?
Tout le travail fait depuis des décennies par l'ensemble du secteur indépendant afin de donner une
réelle identité à nos salles se trouve compromis.
A qui profite le crime ?
Ne pas prendre la carte, c'est subir une lente mais inexorable baisse de fréquentation ; cela peut
paraître irresponsable, mais accepter les cartes c'est pour moi renier tous mes engagements passés
à la défense du secteur indépendant, c'est devenir une succursale des circuits.
Je veux que les salles Action restent un lieu magique, je veux pouvoir vous faire découvrir ou redécouvrir encore des films de Sam Fuller, Nick Ray, Richard Brooks, Michael Curtiz, William Wyler, Jacques Tourneur, Robert Aldrich, William Wellman, je ne veux pas être prisonnier des résultats du box office, même si je me réjouirais d'un vrai succès.
Je veux que les salles qui le souhaitent et notamment les salles Action perdurent sans avoir recours aux cartes illimitées.
Si elles ont permis au secteur commercial de progresser en terme d'entrées, les cartes illimitées,
pur produit de marketing, se révèlent être un piège pour les indépendants tant sur la forme que les
principes ; cette opinion est d'ailleurs partagée par certaines salles qui ont pensé bien faire en les
acceptant et le regrettent aujourd'hui.
Tout aussi inquiétant, ces cartes sont un facteur d'affaiblissement, voire de division de notre secteur ; si la situation reste en l'état, il est probable que les premières salles à disparaître seront celles qui n'ont pas accepté la carte. Mais le sort des autres salles n'en sera pas pour autant enviable.
Nous sommes tous en grand danger mais notre cause n'est pas perdue.
D'abord parce que vous êtes toujours à nos côtés ; mais seule une volonté politique nous permettra
de trouver une solution et de retrouver notre dynamisme sans perdre nos valeurs.
Cela ferait-il peur à certains ?
Jean Marie Rodon
