La Leçon de Piano (Jane Campion - 1993)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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nobody smith
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Re: La Leçon de Piano

Message par nobody smith »

Je n’avais pas été particulièrement enthousiasmé par in the cut et portrait de femme, mes précédentes incursions dans le cinéma de Jane Campion. Je lui reconnais un très beau travail formel mais j’ai vraiment du mal à accrocher à sa conception de la femme. Enfin bon, en même temps, elle est foncièrement mieux placer que moi pour s’exprimer sur le sujet. Surprise donc de taille avec la leçon de piano. Si je n’ai suivi que d’un regard distant les deux films pré-cités, j’ai été complètement happé par le long-métrage en question. Tout dans ce film a réussi à me parler et de manière bouleversante. L’idée d’un personnage qui s’exprime à travers la musique (Holly Hunter livre une formidable interprétation d’une très grande complexité), le contexte du film prenant place dans une Nouvelle-Zélande encore sauvage (Campion se prend pour Werner Herzog en faisant crapauter son prestigieux casting dans la boue), l’histoire dérangeante mêlant perversité, désir et amour, la mise en scène touchant au sublime... Un magnifique ouvrage porté par un thème musical mémorable. Je regrette maintenant d’avoir fait l’impasse sur bright star au début de l’année :(
"Les contes et les rêves sont les vérités fantômes qui dureront, quand les simples faits, poussière et cendre, seront oubliés" Neil Gaiman
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Watkinssien
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Re: La Leçon de Piano

Message par Watkinssien »

Jane Campion signe une oeuvre magnifique, paroxystique dans les passions tumultueuses où se dégagent une vraie force poétique et sensuelle et une maîtrise incontestable dans la captation d'une atmosphère naturellement élémentaire (aidée il est vrai par le plus beau pays du monde, la Nouvelle-Zélande).
Ambiance, donc, érotisme et sauvagerie, perversité et tendresse, musicalité et sexualité, incommunicabilité et complémentarité, autant de paradoxes qui font la richesse d'une oeuvre aboutie.
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allen john
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Re: La Leçon de Piano (Jane Campion, 1993)

Message par allen john »

The piano (1993)

Ada McGrath voyage d’Ecosse en Nouvelle-Zélande, avec sa fille de neuf ans, Flora ; son père l’a mariée à un colon des Antipodes, car elle était sans doute un fardeau à tous points de vue : fille-mère, et muette de surcroît, au caractère bien trempé… Le film commence par une présentation du personnage même, qui nous explique avec « la voix de son esprit », qu’elle a juste cessé de parler, un jour… On n’entendra plus cette voix jusqu’à la fin du film. Elle voyage donc, avec sa fille, mais aussi son piano : le père de Flora était le professeur de musique d’Ada, on le comprend si on accepte de suivre une des nombreuses histoires racontant le passé des personnages, le plus souvent par la fille qui reconnait d’ailleurs mentir comme une arracheuse de dents… Et le piano est le principal moyen de communication d’Ada, même si elle utilise beaucoup les signes, traduits par Flora, ou un petit carnet qui ne la quitte que rarement. Mais une fois arrivée sur une plage en Nouvelle-Zélande, avec plusieurs kilomètres de jungle à parcourir, le piano devient bien encombrant et son mari, le très terre-à-terre Alistair Stewart, ne semble pas vouloir s’encombrer d’un tel accessoire. C’est sans doute l’une des raisons qui vont tout de suite envenimer les choses entre eux. Ada demande donc l’aide d’un voisin, George Baines, pour retourner sur la plage, et passer avec Flora une journée en compagnie du piano. A la suite de cette journée, Baines propose à Stewart de lui acheter le piano, se chargeant de le véhiculer. Il demande ensuite à Ada de lui donner des leçons. Sur ordre de Stewart, Ada s’exécute, malgré sa colère d’avoir perdu son instrument. Mais elle n’est pas au bout de ses surprises : Baines lui propose en effet de regagner son piano, touche par touche, en le laissant la regarder déshabillée, la toucher, …et bientôt beaucoup plus. Ada décide d’accepter le marché.

The piano : le titre original se concentre sur l’instrument lui-même, et non comme le titre Français sur la leçon, donc le marchandage, celui-là même qui fait dire à Baines au milieu du film qu’il a honte d’imposer à Ada de se comporter en prostituée. Il me semble pourtant qu’à aucun moment Ada ne s’oblige à faire quelque chose qui ne soit pas issu de sa volonté… Ce film est le portrait d’une femme, particulièrement forte, et qui se dresse toute entière contre une logique sexiste, entièrement motivée par un Victorianisme qui en prend pour son grade dans le film. Si on doit approximativement situer l’époque durant laquelle le film se déroule, on peut en fonction de la mode qui y est présente, évaluer qu’il s’agit des années 1855 à 1870. C’est d’autant plus pertinent que le vêtement y est l’un des thèmes et fils rouges les plus importants. A l’image de ces habits si voyants, si encombrants et si inappropriés que s’obstinent à y porter les Anglo-Saxons, du moins certains d’entre eux (Ada, Stewart, Flora qui par moments se déguise, ou adopte un style plus décontracté à l’imitation des maoris, les voisines, etc…), les valeurs Victoriennes que tente de maintenir le très falot Stewart sont une barrière à la féminité, mais aussi à la sensualité, et l’enjeu du film va être de s’en débarrasser. Ada, forcément à par dans sa case même si à son arrivée, elle se retranche facilement derrière sa position de dame fraîchement débarquée de la lointaine Ecosse, et tend à forcer sa nature en jouant les sainte-nitouches, face aussi bien à la maladresse de son mari, qu’à l’étrangeté des Maoris, qui eux ne sont jamais gênés par quelque barrière que ce soit, sociale, raciale, de convenance ou autre. Et Baines, qui va proposer un marché inattendu et qui en Ecosse aurait pu l’amener à se faire lyncher, est sans doute le plus intégré de tous les blancs du film : il laisse sa porte ouverte, les Maoris sont souvent présents dans sa maison, il a appris leur langage (Contrairement à Stewart, qui doit non seulement se faire traduire la langue locale, mais a besoin d’un interprète pour comprendre les messages de sa femme!), il est tatoué, et passe du temps en la compagnie des indigènes, se baigne avec eux, et aborde même la question de sa vie sexuelle avec eux !

Jane Campion a sans doute réalisé le film le plus réussi sur cet éveil difficile de la féminité en terre hostile, puisque tout se ligue contre Ada. Celle-ci, une femme qui a tout de la marginale dans ce monde de pragmatisme inhumain qu'est la société Victorienne (A plus forte raison lorsqu'elle se développe en pleine jungle, de façon quasi absurde comme c'est le cas dans le film), est très vite celle par qui le scandale arrive, mais elle est dès le début le centre du filme et sa raison d'être. Holly Hunter est extraordinaire, e on peut parler en son cas d'un don de soi absolu. Elle a tout donné en Ada, une femme qu'elle habite jusqu'au bout des doigts, et qu'elle incarne à 100%: Hunter joue directement du piano, et illumine l'écran de sa silhouette si magnifiquement dessinée grâce à ces incroyables robes qu'elle porte, ainsi que sa fille, d'ailleurs: à bien des égards, Flora es comme son double, un double doté de la parole et qui parfois se rebelle contre cette filiation qui la subordonne un peu trop à sa mère. Anna Paquin s'est faite remarquer dans ce rôle exceptionnel, on le comprend. Non seulement la jeune actrice (Néo-Zélandaise d'origine Canadienne!) y incarne une jeune fille rebelle de l'ère Victorienne, mais elle le fait en prime avec un accent Ecossais... Cette impression de double entre Flora et Ada est relayée et soulignée de multiples façons dans le film: Morag, une voisine de Stewart interprétée par Kerry Walker, es constamment flanquée de sa nièce Nessie (Genevieve Lemon), incapable de penser par elle-même, et les deux femmes finissent par faire les mêmes gestes en même temps. Quant à Stewart (Un rôle ingrat pour Sam Neill, qui s'en sort très bien), une scène au début du film le voit imité par un Maori qui se moque de lui en se plaçant derrière lui, imitant chacun de ses gestes. Baines est quant à lui seul, maître de ses mouvements, absolument pas prisonnier d'une quelconque dualité qui viendrait nier son libre arbitre. C'es l'un des plus beaux rôles de Harvey Keitel, sans le recours à la violence qui a souvent tourné au cliché pour l'acteur... Ici, il est tout de gaucherie et de douceur, touchant et parfois comique dans sa découverte de l'amour.

La relation entre Ada et Baines, qui est l'essentiel du film, est faite d'une progression, depuis les premiers gestes et les premiers compromis, jusqu'à une scène superbe durant laquelle la jeune femme vient enfin pour solliciter de Baines ce qu'il croit lui imposer. C'est uniquement par les gestes que la jeune femme va se faire comprendre, et c'es l'une des clés de la volonté d'avoir fait du personnage une muette: en refusant le langage, puisqu'elle a choisi de cesser de parler, Ada a refusé, avec les mots, toute l'hypocrisie de la société dont elle est issue. Baines, en Anglais, est beaucoup plus policé, moins direct qu'en Maori. E leurs échanges ne sont jamais très explicites avec les mots: "Je veux faire des choses quand vous jouez", je veux qu'on s'allonge sur le lit", ou d'autres euphémismes, qui vont d'ailleurs permettre à Ada de reculer le moment où ils en viendront à l'inévitable, puisqu'il es impossible à Baines, en Anglais, de dire directement "je veux coucher avec vous", ce qui d'ailleurs serait un autre euphémisme. De son côté, la vieille amie Maori de Baines lui dit carrément qu' "il n'est pas bon que le trésor qu'il a entre les jambes dorme inutile sur son ventre". Certes, c'es imagé, mais c'est autrement plus explicite... De façon intéressante, les maoris sont les seuls qu'on imagine ayant compris assez rapidement ce qui se passe entre Baines et Ada... Sans s'arroger le droit de juger.

Au-delà de l'éveil d'un amour, qui reste bien sur le moyen de faire passer son message, Jane Campion a choisi de montre l'éveil de toute la féminité et de la sensualité chez Ada. Elle va d'ailleurs tester ses apprentissages auprès de Stewart, en touchant son corps, l'explorant, sans pour autant laisser son mari la toucher. Lui n'y comprend rien: pour Ada, le corps de son mari est un terrain de jeu, il ne s'agit pas pour elle de tenter d'installer une sexualité mutuelle, juste de découverte, et surtout d'une certaine forme de domination, sans aucune cruauté. En écho à cette découverte, une tentative de Stewart de faire avec sa femme comme elle a fait pour lui résulte en une inévitable conclusion: après avoir ouché sa peau pendant environ cinq secondes, il se met en tête de forcer un rapport sexuel: il n'a rien compris, e va d'ailleurs abandonner l'idée tellement elle parait incongrue... Les scènes en rapport avec la sexualité sont d'une franchise notable, sans jamais être trop ouvertement explicites. Campion garde une certaine distance avec les corps, tout en privilégiant à plusieurs reprises l'idée d'un observateur extérieur (Flora, puis Stewart espionnent les amants par des petits trous dans les murs).Mais elle passe aussi par d'autres moyens: il y a bien sur en particulier la métaphore musicale, qui passe par la partition superbe et plausible (Holly Hunter a appris chaque morceau, et l'exécution recèle une franchise, et une fougue qui n'a rien de professionnelle) de Michael Nyman. Ada au piano, nous gratifie de son premier sourire, lors de la scène sur la plage, et Flora la relaie de façon inoubliable en dansant au son du piano. La scène se clôt sur un plan d'une composition qui donne tout son poids au vêtement: vus du haut des falaises environnantes, Flora, Ada et Baines quittent la plage pour retourner vers le hameau. Flora a passé la journée à réaliser un motif géant sur le sable de la plage, un hippocampe. Flora est située à droite de l'hippocampe, et Ada passe en ligne droite à gauche. Elle laisse derrière elle une ligne impeccable de traces de pas comme pour signifier son retour vers la civilisation. Flora la rejoint et va elle aussi marcher droit au sens propre comme au figuré, et elles sont suivies par Baines, qui a passé la journée en silence à les regarder vivre, tout simplement. Les deux figures féminines se confondent, même étrange silhouette noire, mélange de rigueur(La posture droite) et de rondeur (La robe et le chapeau). Un plan superbe, qui clôt une scène dont on peut dire sans se tromper qu'il s'agi probablement du moment qui va donner à George Baines son coup de foudre... Celui-ci joue d'ailleurs à sa façon un rôle dans le rejet du vêtement, ce carcan, par Ada, d'une part en la poussant à se déshabiller, lentement, littéralement sur plusieurs jours, puis dans une scène à l'érotisme aussi éloigné du porno qu'on peut l'imaginer: il a demandé à la jeune femme de soulever sa robe, afin de voir ses jambes. Il a vu un minuscule trou dans son bas, e on voit en gros plan le doigt de Baines toucher la peau d'Ada pendant que celle-ci continue à jouer du piano. Plus tard, une fois assumé l'amour qu'elle porte pour Baines, Ada se débarrasse avec fougue, en riant, de ses vêtements, totalement acquise à son amant.

La fin du film, qui voit Ada se suicider symboliquement en se débarrassant du piano, nous gratifie d'une vision inattendue, poétique et ironique, du cadavre d'une femme, attaché sous l'eau à un piano englouti, pendant qu'Ada, qui a refait sa vie, a racheté un piano, vit le parfait amour avec Baines, et apprend même à parler, nous explique qu'elle est toujours, quelque part, au fond de l'eau, morte avec son piano. Ce cadavre est entièrement recouvert de l'imposante robe qui s'est retournée comme une chrysalide... Mais le papillon en est sorti depuis longtemps, se débarrassant de ses chaines: l'habit trop encombrant des valeurs étouffant la femme, et le piano devenu inutile depuis que sa sensualité trouvé un terrain de jeu en compagnie d'un homme qui es prêt à la traiter en égale. Tout ça pour dire que pour moi The Piano est l'un des plus beaux films au monde.

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Jeremy Fox
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Re: La Leçon de Piano (Jane Campion - 1993)

Message par Jeremy Fox »

On poursuit la semaine Campion avec la chronique de Justin Kwedi pour ce film le plus célébré de la réalisatrice.
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Re: La Leçon de Piano (Jane Campion - 1993)

Message par Jeremy Fox »

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Addis-Abeba
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Re: La Leçon de Piano (Jane Campion - 1993)

Message par Addis-Abeba »

Jeremy Fox a écrit :Reprise ce mercredi par Carlotta.
On peut s'attendre peut-être à une nouvelle sortie bluray ?
Le bluray TF1 étant apparemment pas terrible du tout, et il va passer sur Arte, peut-être là aussi la nouvelle copie.
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Addis-Abeba
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Re: La Leçon de Piano (Jane Campion - 1993)

Message par Addis-Abeba »

Du coup je me répond, la copie diffusée par Arte semble bien celle du bluray tf1, beaucoup trop claire effectivement et qui n'a pas grand chose de HD je trouve.
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Thaddeus
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Re: La Leçon de Piano (Jane Campion - 1993)

Message par Thaddeus »

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Tempête sur un clavier


La Leçon de Piano est un film qui a tout pour lui, comme certaines personnes ont tout pour elles, la beauté et l'intelligence, l'émotion et la grâce. Premier plan, premier indice : de la chair, la peau de la membrane fine et transparente qui relie les doigts entre eux. Puis en contrechamp, la caméra perçoit l'œil qui, derrière la fente, observe le monde. Elle saisit, limitée comme par les parois d'une meurtrière, un regard emprisonné. Celui d'une femme appartenant, par l'austérité de sa tenue et de ses traits, à la bourgeoisie blanche, anglo-saxonne et puritaine. Elle vit en milieu colonial, ce qui n'arrange rien à ses réflexes corsetés. Toute autonomie lui est refusée, et elle ajoute aux interdits victoriens sa propre autocensure. Très vite, une image fulgurante embrase l’imaginaire et fouette l’élan romanesque de la fiction : la vision d’un piano sur une plage désolée, dans sa caisse, comme un cercueil abandonné où dormirait un cher naufragé. On est en 1852. Ada arrive d'Ecosse en Nouvelle-Zélande. Elle est pâle et menue, tient sa fille Flora, neuf ans, par la main. Toutes deux forment une entité quasi indivisible, s’abritent sous la même crinoline-igloo, partagent le même lit, lovées l’une contre l’autre. Elles seront bientôt jetées ensemble dans la violence conjuguée de la nature et d’une société pionnière déjà dominatrice. Ada attend son futur époux, Alistair Stewart, qu'elle ne connaît pas, leur mariage ayant été arrangé. On entend sa voix, disant que ce n'est pas la sienne mais celle de son esprit, sa voix "intérieure" car elle est muette. Le mari veut laisser l’instrument au pied des falaises, trop lourd, trop incongru. Un autre homme, George Baines, ami et voisin de Stewart, proche des indigènes maoris dont il porte le maquillage rituel, saisit au premier regard la détresse de l'indomptable Ada et la clé de son silence : sans son piano, elle n’existe plus, elle est folle. Le mari, la femme, l'amant. Le schéma du vaudeville classique va exploser en un drame impétueux, le triste trio conventionnel se muer en un quatuor incandescent. L’instrument va tout changer. Objets inanimés, avez vous donc une âme ? Et comment, et un corps, et des cordes frappées, et des touches caressées.


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Ada veut son piano. Elle est en mesure de le reconquérir, morceau par morceau, si elle accepte le jeu proposé par Baines, qui l’a récupéré. Contre des leçons, il le lui restituera. Mais ce sont très vite des gages, choisis par lui, qui font office de monnaie d’échange. Si elle relève sa jupe, elle gagne une touche. Si elle dénude ses bras, deux touches. Dix touches (elle marchande âprement) pour venir s’allonger près de lui. Jamais travaux d’approche furent si sophistiqués. De ce marché sordide va pourtant naître une catastrophe inattendue et magnifique : l'amour. Et pas de mots pour le dire, seulement la partition lyrique composée par Michael Nyman. Chez Ada, la communication dépasse la rationalité et s'inscrit directement dans l'autre, comme sur une feuille blanche. À l'inverse, les personnages qui l’entourent sont affectés d'un sens déficient, d’une incapacité à saisir le monde dans sa globalité : Stewart ne comprend pas le maori et reste insensible à la musique, Baines ne sait pas lire, l'accordeur est aveugle... La jeune femme se situe ailleurs, sur le plan des affects et des expressions (regards, gestes des mains, caresses, odeurs). Somnambules, ses ardeurs et sa révolte s'expriment sans médiation intermédiaire sur son piano, qui devient de façon métonymique son substitut, allant même jusqu’à porter son parfum. Ces correspondances baudelairiennes en font le prétexte de la séduction et l'instrument du désir : Ada, sans en avoir conscience, joue des romances qui ensorcellent George et formulent plus sûrement qu'elle ne voudrait le reconnaître son attirance pour lui. Une fois seulement, elle place quelques accords furieux qui l’éloignent lorsqu’il se montre trop entreprenant. L’amour de celui-ci passe par le don du Broadwood, annulant un contrat qui faisait d’elle une "pute" et de lui un "misérable". Son geste les sauve et libère la passion d’Ada.

Si Jane Campion s’affirme artiste des profondeurs de l’être, son style poétique est loin de tirer vers l'abstraction. Il s'inscrit au contraire dans la réalité la plus tangible, à travers les éléments qui renvoient aux états d'âme de chacun. Le film plonge ainsi dans un marécage de l’esprit, élabore un paysage mental qui, des sentiments les plus secrets, donne une vision épurée, traduisible par une connivence intime et quasi télépathique. Le corps d’Ada est l’objet premier de l’embrasement de Baines, qui en découvre et en adore la moindre parcelle, de la pointe de la bottine au grain de peau apparaissant sous une maille défaite. La réalisatrice dépeint une humanité dont les pulsions restent enfouies dans un inconscient occulté et effrayant — la forêt en est le symbole. Les tatouages arborescents des Maoris, bariolés comme des totems, piliers de la sagesse participant à l’ordre secret du monde, évoquent les nervures des arbres, les dessins des fougères, et situent l'homme dans le règne végétal. Les marques sur le visage de Baines l'apparentent à un faune des tropiques. La maison de celui-ci semble flotter sur un lac de fange limoneuse, tandis que Stewart a brûlé tous les arbres qui entouraient sa demeure : la clairière calcinée est aussi morte que sa libido stérile. Les relations entre Ada et sa fille vibrent quant à elles d'une profonde complicité, et brossent la première esquisse d'une artiste épanouie et ouverte sur le monde. Elles trouvent un écho grotesque dans le couple que forment tante Morag et Nessie, rombières médisantes et vulgaires, dont la fille est le perroquet de sa mère. Flora, au contraire, est une sorte de Cupidon qui s'égare, car ses zèles, qui lui font préférer le mari à l'amant, provoquent le drame mais favorisent aussi, par des voies détournées, le triomphe de Vénus. Proche de tous (les commères, les Maoris, Stewart, Baines et sa mère), capable de se déplacer par tous les moyens de locomotion (poney, patins à roulettes...), elle est la messagère des exquis désastres de la passion, le destin aux dents de lait, une quintessence de petite fille qui trahit en jouant et sème involontairement le désordre, un démon innocent qui court avec des ailes d'ange (elle fait partie du chœur séraphique de la pièce de théâtre). Le plan qui la montre sautillant sur la crête d’un mamelon, ligne ondulée de collines en dos de dinosaure, livre la clé de tous les tourments.


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La Leçon de Piano repère la délicatesse naturelle d'une sensualité première. La sexualité n'y est qu'attouchements, glissements, frôlements, et lorsque les corps s'étreignent, ils sont déployés, longs et enlacés. Même quand le mari a compris l’adultère de sa femme, qu'il l’enferme et qu’Ada tente alors une relation physique avec lui, ses gestes de la main cherchant le creux de l'autre main, parcourant le torse masculin jusqu'au plexus et au-delà, ces esquisses de caresses sont recherche de douceur, de sensations enveloppantes plutôt que de possession. D’une manière inexplicable et inexpliquée, les voilà soudain réunis dans le mystère fascinant d’un pur dialogue charnel. Évidemment, Campion n'en reste pas à ce mode mineur. Au-delà de la jouissance, elle suggère un mode majeur : la puissance de l'éros féminin, tellement éclatante qu'elle donne lieu à une paradoxale castration. À la hache, Stewart sectionne un doigt de son épouse, et l’amputation rime avec celle du piano, privé d’une des touches dans lesquelles Ada gravait les mots qu’elle destinait à Baines — ce sont les stigmates de la passion. Lorsqu’elle quitte l'île, l’héroïne fait jeter le piano par-dessus bord, mais celui-ci l'emporte dans sa chute. Ada se libère pourtant du cordon ombilical (la corde) qui la relie à l'instrument. Les bras des Maoris l'arrachent aux gouffres et la tirent vers un ciel bleu, dans un ralenti saccadé, comme une renaissance au milieu d'un peuple d'anges, en apesanteur. Elle remonte à la vie et vainc ainsi l’appel de Thanatos. Le piano gît dans les fonds abyssaux, ne pouvant plus que la hanter en songe, lorsqu'elle se voit retenue par lui telle une montgolfière. Séquelle de ce passé sous pression, il ne lui faut dès lors qu'un peu d'obscurité pour retrouver lentement l’usage de la parole et aimer en femme libre. Optimisme qui explique la beauté morale du personnage d’Harvey Keitel. De lui-même, il met fin au chantage infligé à la musicienne. Il situe ainsi leur amour au plan de la reconnaissance mutuelle, hors tout rapport de domination. Dans La Nuit du Chasseur, auquel renvoie l’onirisme de La Leçon de Piano, Shelley Winters était prisonnière des herbes et de l'eau, ses cheveux transformés en algues. Et comme le film de Laughton, auquel il emprunte cette image inoubliable, celui de Campion est un véritable conte de fées, où la petite sirène doit perdre l’escarpin de Cendrillon avant de retourner au monde des humains, où une sérieuse petite fille parle de père foudroyé pour expliquer l’extinction d’une voix, où le bruit d’un doigt de métal sur une touche d’ivoire devient l’équivalent d’un coup de baguette magique réconciliant la partition avec la mélodie, ou si l’on préfère le message avec le sens.

Cinéaste de la douleur d'être au monde, Campion dévoile l’univers intérieur d’êtres torturés et fragiles. La séance de Barbe-Bleue résume à merveille cette contagion de la vie par l'art puisqu'elle anticipe le drame à venir. Stewart est une figure de Henry VIII, qui vise à l'expansion de son royaume : il tente de prendre des territoires maoris, échange sa femme, via le piano, contre une parcelle. Comme Anne Boleyn possédait selon la légende un onzième doigt, Ada rejoint la "monstruosité" de sa devancière avec son index d'argent. Cette veine fantastique transforme les protagonistes en esprits, en spectres. C’est le fantôme d’une gouvernante dont la silhouette se découpe sur une paroi vitrée ; c’est Ada qui apparaît en ombres chinoises lorsqu’elle demande à sa fille de porter une touche du piano à son amant. La cinéaste éclaire le théâtre tragique de la vie avec une inspiration constante qui l’autorise à tous les excès formels, sans jamais nuire à la clarté du propos. Elle ne recule pas devant la crudité ni le détail trivial. Son histoire est comme un jeu de pistes qui passe de mystères en découvertes, et dont la luxuriante invention esthétique laisse pantois : hippocampe de coquillages sculpté sur le rivage, joncs du bush entremêlés dans une lutte primitive, enfant dansant et faisant la roue sur le sable mouillé pendant que la mère joue un air entêtant auquel les vagues et le vent semblent répondre, robe noire gonflée comme un ballon s’enfonçant dans la boue jusqu’au tronc, camaïeu de gris perle et de bleu nuit, avec un grain et une densité quasi tactile du matériau-lumière… Parfaitement équilibré, le récit adopte une structure en miroir. Ici, le ventre d’un bateau que l’on voit au début est prémonitoire d’un autre voyage. Là, les visages en gros plan sont autant de têtes coupées comme celles qui dégoulinent de peinture sur le drap du spectacle, que les autochtones interrompent pour voler au secours des actrices parce que cette représentation ne fait pas partie de leur culture. Les dernières images sont celles d’un rêve de retour à l'harmonie cosmique, où Ada se voit flotter dans les eaux azurées de la mer. Enivrante alchimie, qui offre à cette carte du Tendre, ce grand portrait de femme, leur splendide identité romantique.


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