Et là-bas quelle heure est-il ? (Tsai Ming-liang, 2001)
S’il y a encore chez Tsai une famille, toujours la même, cette fois il y a moins d’eau, seulement un gros poisson blanc dans un aquarium, peut-être l’esprit du père qui vient de mourir. Son fils, vendeur à la sauvette, cède à son montre à une jolie inconnue en partance pour l’étranger, et aussitôt un lien mystérieux unit le garçon à cet objet, au poignet qui la porte et l’emporte. Belle idée poétique, installant un climat d’attente qui fustige frontières et fuseaux horaires et se dérobe sans cesse devant le prévisible et le trop simple. Tricotant ensemble les petits moments de vie de l’une, seule et paumée dans un Paris claustro, et de l’autre, qui doit gérer la folie douce de sa mère en plus de son propre deuil, le cinéaste climatise par l’intérieur le besoin de rêverie de ses héros, leur profond désarroi, leur touchante tristesse. 4/6
Les cloches de Sainte-Marie (Leo McCarey, 1945)
Parce que McCarey était un catholique fervent et que ce film ne fait aucun effort pour échapper à une imagerie que l’ont pourrait qualifier de sulpicienne, il serait facile pour certains esprits forts d’en brocarder les bons sentiments surannés. C’est méconnaître une manière profondément américaine d’aborder l’affectif, qui n’implique le recours ni à la distance ni à la caricature et qui est le signe franc et sans apprêt d’une approche se distinguant par son absence de préjugés et de fausse pudeur. Avec cette œuvre aussi drôle qu’émouvante, le cinéaste atteint par l’intrusion du profane à une sorte de mysticisme et décline à travers la relation du prêtre et de la nonne le motif de l’amour terrestre frustré et de sa sublimation. Le rayonnement solaire d’Ingrid Bergman en figure l’intensité comme nul autre. 5/6
Les inconnus dans la ville (Richard Fleischer, 1955)
Où le réalisateur applique à la lettre l’un des axiomes cachés du cinéma policier : les criminels courent les rues. Ici le trio de malfrats se mêle à une communauté provinciale avant d’en braquer la banque, et le suspense se double d’une brutale coupe socio-psychologique dans l’épaisseur de la petite ville. On y observe des braves gens qui ont tous quelque chose à se reprocher. Un entrelacs quasi faulknerien de frustrations, de névroses et de secrets honteux y affleure sous des dehors placides. Les outsiders agissent comme des catalyseurs, tendant un miroir où chacun peut se reconnaître, et la marge est si étroite que les violents sont neutralisés par les deux citoyens les plus pacifiques. Sans doute un peu trop tributaire de ses intentions, cette tentative hybride n’en demeure pas moins assez captivante. 4/6
A scanner darkly (Richard Linklater, 2006)
La technique employée sur Waking Life était une approche judicieuse pour adapter le Substance Mort de Philip K. Dick, où un flic infiltré se voit confier la mission d’enquêter sur lui-même. Car s’il interroge la schize identitaire et la ligne floue séparant la réalité du délire, chères à l’écrivain, Linklater réfléchit aussi ce qui de la SF est devenu réel : Big Brother, les narcotrafics associés aux intérêts d’état, les circuits autarciques de vidéosurveillance reliant les bureaux d’une multinationale et le pavillon pouilleux des camés dans un kaléidoscope sans profondeur, uniquement préoccupé par la contamination du corps par l’esprit. Fondant les hallucinations des uns et des autres en un même flux émollient, l’exercice parvient à donner une forme assez frappante à cet univers d’aboulie et de brouillage généralisés. 4/6
Urga (Nikita Mikhalkov, 1991)
Emporté par les ciels qui roulent des nuages de lumière, par les collines qui passent du vert acide à l’ocre chaud, par ces visages fendus de deux yeux où se lit quelque chose de l’éternité, Mikhalkov fait son Dersou Ouzala. Sans troquer son regard de cinéaste contre celui d’ethnologue, il filme l’immensité de la steppe mongole comme une terra mater livrée à la temporalité intérieure de la contemplation, à deux modes de rapport contradictoires (le plein et le vide, la plénitude et le manque), et livre un film réactif, vif, dépouillé de tout signe extérieur de richesse. Mais s’il manifeste son amour des personnages en faisant ressentir plutôt que dire, il finit rattrapé dans son échappée belle par un débat conventionnel entre nature et culture, artifices de la société de consommation moderne et valeurs écolos. 4/6
Alien : Covenant (Ridley Scott, 2017)
Cryogénie, réveil anticipé, réception d’un signal d’origine inconnue, déroutage de la mission initiale, excursion sur une planète hostile, élimination sanglante de l’équipage. Ce synopsis est désormais un patron narratif que le cinéaste, occupé à faire briller son aisance de vieux routier du genre qui a fait sa gloire, ne cherche plus à faire dérailler. Enfilant les scènes aussi efficaces et limpides que sans surprise, il substitue d’une part au cambouis, aux stries de vapeur, au noir d’encre de jadis la clarté de l’hygiénisme technologique, et gonfle d’autre part la minceur du schéma programmé en faisant de l’androïde David, apprenti sorcier gagné par une opératique folie des grandeurs, le personnage central de la fiction. En résulte un film certes bancal et inachevé, mais dont la confection premium garantit un vrai plaisir. 4/6
Le prestige (Christopher Nolan, 2006)
Magie, magie, c’est la cuisine d’aujourd’hui façon Nolan, qui se déguise en prince de l’entourloupe mais a le bon goût de ne jamais vraiment abuser de la crédulité de son spectateur. La rivalité entre ces prestidigitateurs de l’Angleterre victorienne se battant en duel, se piquant trucs, astuces et jupons et se disputant jusqu’à la mort la suprématie de leur art n’est guère passionnante, mais l’humilité du réalisateur consiste à ne pas gonfler artificiellement un twist que l’on voit venir à des kilomètres pour mieux prendre son sujet à revers : l’affaire déçoit à dessein car tout prestige porte en lui la déception d’une promesse. Moins film d’actions que film d’idées, cette construction emberlificotée pleine de fausses pistes et de chausse-trappes aurait par ailleurs gagné à faire jouer un peu plus le ciseau au montage. 4/6
Ce plaisir qu’on dit charnel (Mike Nichols, 1971)
Radiographie du mâle américain, disséqué dans ses raisonnements, ses complaisances et son désir tôt affirmé de rationalité et de rendement, sur vingt ans d’après-guerre. Si l’accusation de vulgarité à son égard n’est pas illégitime, il faut convenir qu’elle est de toute évidence fort calculée, et que la pachydermie en sudation de ce grand déballage grivois correspond parfaitement à l’objet choisi. D’où une réussite à peu près totale sur le sujet number one : le sexe, ses problèmes, dérobades et triomphes. Optant pour un ton satirique d’une grande cruauté, servi par d’excellents comédiens (mention à Ann-Margret, très en forme-s), le cinéaste suscite une amertume de plus en plus prononcée à mesure qu’il dévoile, par-delà l’acide décapant de l’humour, le désarroi d’un pays qui n’en finit pas de s’autocritiquer. 5/6
Thé et sympathie (Vincente Minnelli, 1956)
L’histoire d’une différence. Si la censure de l’époque ne lui permet d’expliciter un sujet qui apparaît cependant parfaitement clair, rarement le cinéaste a tenu un discours aussi transparent : pour lui l’artiste se situe toujours en marge de la société, de la foule, de la norme. On ne rêve pas impunément. La persistance et l’acuité de son regard montrent le point précis où les passions ne peuvent plus se dérober à elles-mêmes, où l’on est obligé de remettre sa vie en jeu. Et la douceur de sa mise en scène ne fait que rendre plus sensibles les moments d’abandon, de désespoir et de courage des personnages – jusqu’à l’ultime rencontre dans la clairière automnale d’une nature édénique qui témoigne, plus que l’arrière-saison, de la découverte éblouie de la beauté du monde. Subtilité et délicatesse au zénith. 5/6
Versailles Rive gauche (Bruno Podalydès, 1992)
En 1931 Jean Renoir fit rire avec le bruit d’une chasse d’eau. Soixante ans plus tard Podalydès s’amuse en postulant son interdit. Censurez la trivialité, il en découle une série de désagréments. Appelés au secours, frères, voisins, copains, amie (ronde, dans tous les sens du terme) du copain, copains des copains affluent. La mise en scène du héros s’écroule, son territoire étroit est submergé sous l’effet cabine du paquebot des Marx brothers. Plus la concentration humaine est dense, plus les écarts sociaux sont vastes, que l’auteur repère sans rien pour faire les atténuer ou les colmater. Et le film, formidablement interprété par la troupe fidèle du cinéaste versaillais, liquide tout écrasant surmoi Nouvelle Vague en intégrant le principe sine qua non de la comédie : le crescendo. Quarante minutes de bonheur. 5/6
La pendaison (Nagisa Ōshima, 1968)
Au commencement est l’information sèche, précise, abondante, qui introduit dans un cadre propice au huis-clos. Puis vient une sorte de psycho-farce renvoyant les genres reçus dans un apparent fourre-tout, lié par une idée-directrice : dynamiter la notion d’État justicier. Dès lors que le rituel de l’exécution est sabordé, les engrenages du système se grippent et bourreau, huissier, médecin, prêtre, procureur renvoient l’image grinçante d’une humanité livrée à ses fantasmes inavouables. Par la pantomime, les mécanismes de l’imaginaire, les jeux de rôles et de miroirs entre illusion et réalité, vie et théâtre, le cinéaste confère à l’abjection une dimension fantastique et livre une parabole politique sur la coercition infligée par la société à l’individu. Son outrance et sa rigidité conceptuelle fatiguent quelque peu. 3/6
Les fantômes d'Ismaël (Arnaud Desplechin, 2017)
Comme souvent chez Desplechin, la fiction naît de cette fraction de la vie qui marque la fin d’une longue période d’immobilisme et le début d’autre chose : autrement dit une crise. L’humaine matière ne présente de l’intérêt que par ses failles, et l’artiste affectionne le vif du sujet dans le plaisir de la pensée qui s’énonce, le raisonnement par la parole, les entrelacs d’une langue considérée comme interface de l’imaginaire et de l’inconscient. Et si ses effusions romanesques semblent ici grippées, si son propos se cogne aux contingences de l’intrigue comme une mouche contre les parois du verre qui l’emprisonne, c’est sans doute parce que, derrière l’alibi revendiqué des effets de signature et des références cinéphiles, le film invite à une farce narquoise sur les atermoiements et les impasses de la création. 4/6
Amère victoire (Nicholas Ray, 1957)
Étrange film de guerre, sec, décharné, assez théorique. Les personnages s’y opposent selon les règles manichéennes du blanc (le capitaine Leith) et du noir (le major Brand), insistant en cela sur la distinction entre militaire de carrière et soldat d’occasion qu’Attaque ! d’Aldrich contenait avec une autre adresse. Certes la nature y a une certaine existence, on y voit le soleil, la soif, la fatigue, la douleur retarder la progression difficile du commando dans les dunes libyennes, et certains passages d’une sobre grandeur entretiennent l’intérêt (Richard Burton restant en arrière avec les blessés pour les achever). Mais si l’on retrouve parfois des échos de T.E. Lawrence dans ce portrait d’archéologue nihiliste et aventureux, la réflexion sur le courage et la lâcheté s’enlise dans certains symboles trop voyants. Mineur. 3/6
Le rideau déchiré (Alfred Hitchcock, 1966)
Même le plus grand menteur de l’histoire du cinéma peut oublier que le mensonge est un art et qu’il suppose une perfection de la narration. Faute de quoi on risque de décrocher, avec la tentation de crier au bluff. Il y a dans cette nouvelle déclinaison de l’espionnage made-by-Hitch assez de séquences techniquement brillantes (le meurtre interminable de Gromek, la poursuite au musée) pour donner crédit à une politique des auteurs exposant pourtant à bien des extrémités. Car l’auteur mêle toutes les cartes : anticommunisme primaire, humour pince-sans-rire, esbroufe pour crédulité moyenne, clins d’yeux pour cinéphiles complices, facilités pour inconditionnels serviles. Mais sa fiction évolue dans une ligne dramatique discontinue, et au sein d’une stylisation qui frise parfois la caricature amusée. 4/6
Rodin (Jacques Doillon, 2017)
Prosaïque, rugueux et sans forfanterie, voici un énième avatar de ce cinéma minéral, typiquement français, dont le principe consiste à se retrancher derrière la carrure de son sujet pour ne pas avoir à risquer de proposition un tant soit peu audacieuse. Partagé entre l’admiration intimidante qu’il porte au père de la sculpture moderne et la volonté de ne pas céder aux débordements d’une évocation trop hagiographique, Doillon s’en remet à une neutralité de bon aloi, capte le travail créatif de son personnage en favorisant l’ouvrage au lyrisme, caresse le plâtre, l’eau et la pierre avec une prudence dans la forme et un anonymat dans le discours que ne relève guère la banalité de l’analyse sociale, politique et historique. En résulte deux heures pas plus honteuses qu’exaltantes, mais peu avares en longueurs. 3/6
L’amant double (François Ozon, 2017
Pris d’un délire assez carabiné d’invraisemblance, d’une volonté presque suicidaire d’exploser les marqueurs du psycho-thriller à twist, le cinéaste fait fi de toute mesure, chausse les gros sabots de la manipulation et accumule les clichés les plus éhontés d’un genre avec lequel il ne cherche jamais à louvoyer. Il y a même une certaine délectation à anticiper les rebondissements et le fin mot d’une histoire qui, échouant à générer l’ambigüité, mêle gémellité problématique, traumatisme refoulé, jeux de miroir ou autres tartes à la crème du bazar freudien. En soit rien de déplaisant dans cette relecture érotico-toc de Faux-semblants, d’autant qu’Ozon en assume crânement la vanité, mais par magnanimité mieux vaut ne pas en énumérer les multiples influences, dont l’ombre se fait plus qu’écrasante. 3/6
Mademoiselle (Tony Richardson, 1966)
Un village de Corrèze où règnent le maire, le curé, les gendarmes et l’institutrice, mante perverse et impavide, âme aux mille désirs refoulés dans laquelle se tord un nœud de vipères. Parce qu’elle se languit pour le bûcheron Italien dont le culte lui est refusé, elle déclenche les catastrophes par le feu, l’eau, le poison. Chaque fois qu’il lui offre le festival de son grand corps athlétique se démenant dans l’effort, la colère xénophobe des paysans s’enfle, entourant d’un véritable brasier de haine ce mâle à qui elle voudrait tant se donner. Sans toujours éviter les complexes montés au collier ni les symboles en solde, Richardson féconde ces fleurs vénéneuses et explore la face secrète de cette chatte sur le foin brûlant, le puits profond de sa conscience où grouillent et se tapissent les voluptés fétides du malheur. 4/6
Le Christ s’est arrêté à Eboli (Francesco Rosi, 1979)
Auparavant polémiste, enquêteur scrupuleux, horloger de suspenses politiques, Rosi laisse cette fois parler son goût de l’atmosphère et du silence, applique son regard contemplatif sur les travaux et les jours. Il cherche à éclairer les rapports entre la modernité et le tiers-monde, les riches et les déshérités, le pouvoir central et la culture lucanienne, au fil d’une chronique austère qui se veut aussi étude du fascisme et de ses contradictions. Difficile de nier son scrupule, son doute, son refus de l’ornement, impossible de l’accuser de céder à la tentation du passéisme ou de ne voir dans cette évocation quasi virgilienne qu’une nostalgie d’esthète citadin à l’égard des sociétés frugales. Mais la sévérité du film empêche toute véritable implication et met plus d’une fois à mal la curiosité et la concentration. 3/6
Fedora (Billy Wilder, 1978)
Wilder sait bien qu’après minuit la plus belle des pantoufles de vair peut tomber en poussière. Fedora, la star qui se retire à Corfou après l’échec d’un film inachevé, dresse le portrait d’une société du rêve qui ne cesse de se heurter au mur de la réalité. Retrouvant le registre noir et mélodramatique de Sunset Boulevard, ce puzzle cruel et désenchanté se construit en plusieurs strates autour du cinéma dans ce qu’il a de plus destructeur, mais aussi de la mort, du mirage de l’éternelle jeunesse, de la quête d’identité et de la force des souvenirs. Il offre une admirable méditation sur le néant de l’existence et le néant du spectacle affrontés puis renvoyés en match nul, sur la mise en scène également telle que la pratique son auteur – toile de mensonge et d’artifice dont le dévoilement progressif amène à la vérité. 5/6
Et aussi :
Get out (Jordan Peele, 2017) - 4/6
Tunnel (Seong-hun Kim, 2016) - 4/6
I'm not your negro (Raoul Peck, 2016) - 4/6
Norma Rae (Martin Ritt, 1979) - 5/6